Un dessin de Corentin Grossmann

Corentin Grossmann, 2013, ‘Untitiled’, 150 x 100 cm, dessin sur papier, aérographe, Courtesy de l’artiste 

Il y a longtemps que je veux écrire sur Corentin Grossmann, et d’ailleurs je l’ai déjà fait, mais c’est inédit (pour le moment). Mais afin de pallier ce manque de visibilité, je vais me livrer à une exégèse contemplative d’un de ces dessins. La première fois que j’ai vu ces derniers, c’était en 2009, aux ateliers Oulan Bator (Orléans), à l’occasion d’une exposition organisée par le POCTB, à laquelle participaient aussi Fabienne Gaston-Dreyfus et Frédérique Loutz. Je peux dire qu’être confronté à un dessin de Grossmann est une expérience en soi. Il y avait de grands dessins noir et blanc. Et tout de suite, ce qui m’a frappé, c’est la joyeuse exubérance, et, surtout, le grain, que j’appellerais le grain grossmannien. Un grain de dessin tout à fait grain de peau. Pareil ! Par quel prodige ce jeune artiste parvenait-il ainsi à dessiner ainsi ? Il y a les boulevards haussmanniens ; et il y a les dessins grossmanniens. Oserais-je dire, à l’instar de sa syncope éponyme, que ces dessins déchirent tout ? Voyez ci-dessus un exemple, certes non récent, de la production de Corentin Grossmann, mais que j’aime beaucoup. On y trouve déjà ce qu’on rencontre encore dans ses œuvres récentes, à savoir ces motifs au sol façon mosaïque de galets colorés idem ; cet arrière-fond vaporeux, mêlant des formes adoucies et pénétrantes, indéterminées, ces jaunes d’œuf (sur le tapis), les perroquets ; et bien sûr du sexe !

Mais il y a ici aussi surtout ce que l’on rencontre tout de même si rarement dans l’art contemporain : Un imaginaire. En effet, ne trouvez-vous pas que de nombreuses œuvres sont bien sages, bien innocentes, bien “gentilles” ? Si oui, ne trouvez-vous pas aussi que de nombreuses œuvres sont bien sèches : c’est bien “fait”, c’est “joli”, il y a du savoir-faire, oui, mais encore ? Soyons encore plus clairs : certaines œuvres ne donnent rien, elles sont “innocuites”, insipides (je sais bien que l’adjectif “innocuit” n’existe pas, mais ça ne pose pas de problème, et il y a du coup, je trouve aussi, dedans, cette idée justement de quelque chose de “pas cuit”, pas fini, en fait). Il n’y a pas de prise de risque, d’audace ; bref, c’est lourd, même si ça se veut léger. Soyons bien d’accord : je ne suis pas en train de rayer d’un trait la production artistique contemporaine. J’ai bien utilisé l’adjectif “nombreux”, n’est-ce pas ? et mes quelques lecteurs savent que j’aime profondément l’art et les artistes. Chez Corentin Grossmann, nous trouvons un imaginaire ; un imaginaire sans vergogne (du lat. class. vĕrēcundia “crainte respectueuse, réserve, pudeur”, lat. de l’époque impériale “honte devant une chose blâmable”, dér. de verēri “craindre; révérer, respecter, appréhender” ; actuellement ne s’emploie plus que dans la loc. sans vergogne.). Pourquoi sans vergogne ? Parce que Grossmann assume son imaginaire : ça déborde, c’est illimité, c’est enfantin et à la fois très sexualisé, c’est graphique et sensuel… Comme nous pouvons le voir avec l’illustration ci-dessus, nous prenons du sexe et de la fesse en pleine poire, poires d’ailleurs qui s’exorbitent à tribord, tentant, semble-t-il, par quelque excroissance tératogène, de rejoindre le fruit -fendu. Ce qui me plaît beaucoup, c’est l’incongruité et la pertinence à la fois du propos chez Grossmann. Je ne connais pas tout, et spécifiquement en terme d’art contemporain ‘worldwide’, mais je n’ai jamais vu un tel mélange de délicatesse et de frontalité chez un artiste d’aujourd’hui. Je sais… le lecteur va se dire que je suis “enthousiaste”. Et alors ?

Évidemment, en plein centre, nous avons un corps de femme, à quatre pattes, comme on dit, les jambes écartées, laissant voir une vulve rasée, mais tout de même barbue (Grossmann a-t-il pensé à ce qu’on appelle le “barbu” ?). Ce corps de femme, comme enfoui à partir de la poitrine, semble tomber comme un cheveu dans la soupe. Rectification : Ce corps termine aux épaules, recouvert d’une sorte de chaussette. Allusion au fait qu’un certain nombre d’êtres humains ne voient dans la femme qu’un sexe ? Mais quand bien même, cela fait-il sens ? C’est une des spécificités de l’art de Grossmann : Soit celle de faire muter les éléments, spécialement humains, en y associant des choses qui n’ont, plus ou moins, ni en rapport d’échelle, ni en rapport tout court, rien à faire ensemble. Et cette façon de faire me semble certainement en partie descendre du Grand Surréalisme. Que voyons-nous alentour ? Juste en dessous du ventre, une figure humaine fait son chemin. Un homme voilé. Il passe, avec sa feuille sous le bras (l’autre homme portant baguette), en dessous de ce corps tronqué gigantesque, et juste sous la vulve ! C’est tordant. Nous voici dans un monde contrefactuel : Ce ne sont pas les femmes qui portent l’abaya, ce sont les hommes ! MDR ! Nous avons à peine commencé de décrire un seul dessin de Grossmann, et déjà, nous sommes à moitié gaga. Toutes proportions gardées, cela fait penser à un tableau de Jheronimus Bosch. Je ne mets pas sur le même pied Bosch et Grossmann ; mais il y a quelque chose de tellement transgressif et humoristique à la fois qu’on ne peut guère éviter de faire le rapprochement. Et d’ailleurs de nombreux éléments, comme chez Bosch, ne peuvent guère évoquer autre chose que le champ iconique du sexe. Les “vers” sortant des « poires”, la forme phallique jaillissante de la souche blanche. Et regardez la jambe droite de la femme, et son extrémité. Pas de pied. Une ouverture tubulaire avec, au fond, quelque chose d’étrange. (Et sur le mollet, sa culotte ?). C’est cela que j’aime aussi chez Grossmann : L’étrange. On dirait des griffes repliées. Mais des griffes alors roses comme la peau… Des griffes couleur peau ? Des griffes de peau ? Rétractiles ? Comme ceux d’une chatte ?

À gauche, un volcan surmonté d’un… champignon atomique festif (?) À sa droite, prolongé par une masse phallique ceint de ce qui semble des voiles, des plumes… Un phallus ailé, ou bien en passe d’une célébration hasardeuse ? Une vulve offerte. En témoigne l’éjaculation à babord du volcan, qui symbolises cette jouissance. Il est évident que le contexte offre ici l’occasion d’un refoulé freudien dont attestent les minarets (le monothéisme en général, bien entendu), qui sont autant de phallus raides dressés en l’air. Il n’est pas non plus interdit de supputer que les formes humano-voilées symbolisent des phallus en promenade, ce qui achève de ridiculiser ces fanatiques de la chasteté, qui ne sont en fait que des obsédés traumatiques (cache ton corps sinon je bande !), car, on le sait, trop “voir” les formes des femmes conduit immanquablement à des pulsions inavouables, honteuses… primitives. « Et les perroquets !», me direz-vous. Que font-ils là, nichés dans cet arbre nain, surmontés d’une espèce de barnum en tissu ? Et, sous le côté dudit, cette masse grisâtre-rougeâtre, un cerveau ? Et, du côté droit de cet arbre nain, une sorte de gale du chêne éjaculant ? Nous pourrions continuer à tenter de décrypter les éléments du dessin ; mais l’exercice risquerait de se révéler… asséchant… lyophilisant… Plus de jus, plus de chair, plus de fluides… Or, loin de moi cette envie d’extirper la jouissance grossmanienne. C’est bien pourquoi je cesse ici la description, car il faut aussi en garder pour le lecteur-regardeur.

 

Léon Mychkine