« Principio caelum ac terras camposque liquentis
lucentemque globum Lunae Titaniaque astra
spiritus intus alit, totamque infusa per artus
mens agitat molem et magno se corpore miscet.
Au commencement le ciel et les terres et les plaines liquides,
ainsi que le globe lumineux de la lune et les feux de Titan
sont nourris par un souffle intérieur ; diffus dans leurs membres,
l'esprit mêlé à cette matière puissante en meut toute la masse.
Virgile, Énéide VI
Brian Catling (octobre 1948/septembre 2022) était peintre, sculpteur, photographe, vidéaste, romancier, et fut Professeur en “Fine Art” à la Ruskin School of Drawing and Fine Art, Oxford, et “fellow” du Linacre College. J’ai appris l’existence de Catling en lisant la nouvelle de son décès. Quel cruel et/ou ironique oxymore temporel ! De par mon tropisme, j’ai regardé davantage ses peintures sur son site électronique que le reste. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Catling ne se souciait pas de donner le maximum d’informations sur les œuvres et leur nature : très peu voire rien du tout de données… Tant pis ; cela ne doit empêcher l’investigation. J’ai cherché ailleurs, mais on ne parle que de ses livres d’écrivain tardif (à 61 ans) ayant connu un grand succès avec sa trilogie, Vohrr, des centaines de pages d’un roman fantastique, entre autres. Mais ce qui m’intéresse, pour l’heure, c’est la peinture. And now, without further ado:
Regarde la légende, lecteur, et on n’en saura pas plus, pas même s’il s’agit d’inch ou de centimètres… Soit. On se débrouille avec ça. Donc, Ruine s’éveillant. Il y a tout un petit monde là-dedans. Fragments de poteries antiques (?), aperçu du Golden Gate, une sorte de figure portant un œuf (?)
On n’y comprend (quasiment) rien. Moi, ça me plaît. J’aime bien ne rien forcément comprendre tout de suite, ou jamais. Ça change des kilomètres de paysages qui sont si “fashionable” de nos jours. Chez Catling, si on peut à la va-vite reconnaître tel ou tel élément, on peut dire que, ce qui domine, c’est ce que j’appellerais l’estrangement. C’est ainsi que chaque peintre n’est pas tant possédé par une “vision du monde” (grotesque dénomination) que par une “vision de l’art” qui lui est propre.
Et ce détail ? comment s’en saisir ? Peut-être ne pas chercher plus loin que ce qu’il y a à voir, et interpréter pas plus loin non plus. Mais enfin, plus on regarde, et plus on voit des choses.
Ici, une sorte de vieille figure mi-femme mi-mort tenant une corbeille
Là un visage éborgné
and so on… OK, let us try another one:
(Je n’ai pas volontairement choisi le thème de la ruine.) La peinture de Catling me semble un mélange subtil ; au sens alchimique. Alors, ayant associé subtil à alchimique, je vérifie, parce que je sais qu’il y a là quelque chose… Exemple 1) CNRTL : PHILOS. [Chez Démocrite] Matière subtile. Les atomes de l’air [par opposition à ceux de la terre. Exemple 2) « Le feu, plus subtil encore, répond à la fois à la notion substantielle du fluide éthéré, support symbolique de la lumière, de la chaleur, de l’électricité, et à la notion phénoménale du mouvement des dernières particules des corps. […] Mais achevons d’exposer ce qui est relatif à la transformation de la matière, d’après Stéphanus. “Il faut dépouiller la matière (de ses qualités), en tirer l’âme, la séparer du corps, pour arriver à la perfection… Le cuivre, est comme l’homme : il a une âme et un corps… Quelle est son âme et quel est son corps ? L’âme est la partie la plus subtile, c’est-à-dire l’esprit tinctorial. Le corps est la chose pesante, matérielle, terrestre et douée d’une ombre… Après une suite de traitements convenables, le cuivre devient sans ombre et meilleur que l’or… Il faut expulser l’ombre de la matière pour obtenir la nature pure et immaculée” (Marcellin Berthelot, Les Origines de l’Alchimie, Paris, Georges Steinheil, Éditeur, 1885). On voit à quel point la pensée alchimique était imprégnée, tinctoriée, de Platon… Un héritage de la Renaissance (précise la période).
Ce passage sur l’alchimie aura-t-il constitué une digression hors-propos ? Pas sûr. Il était très cultivé, M. Catling, et ne je ne serais pas surpris qu’il y ait dans son art quelques scolies renaissantes… C’est un pur pari. Mais que risqué-je ? Pas grand-chose. Ceci dit, on note pas mal de jaune cuivre et/ou or dans ses peintures… Qu’est-ce que cela signifie ? Je n’en sais rien. J’ai cherché du mieux que j’ai pu des entretiens où il parle de sa peinture, des textes, mais la récolte est plus que chiche.
Extrait de l’entretien “Brian Catling speaks to Andy Spragg, sur misosensitive.blogspot.com :
Vous avez parlé de lecture, y avait-il des personnes en particulier à l’époque où vous lisiez qui vous ont influencé ?
Très tôt, j’étais un peu dans le noir, je trébuchais sur des choses. L’école a été choquée quand elle a découvert que je lisais Victor Hugo et Edgar Allan Poe. Il y avait une façon naturelle de découvrir ces choses, par exemple, j’étais obsédé par la pièce de théâtre Marat/Sade, bien avant de connaître Samuel Beckett. Je connais plus ou moins cette pièce par cœur, car lorsque je quittais l’université et rentrais chez moi le soir, je la jouais de manière obsessionnelle. J’avais un 33 tours de la pièce entière, je peignais dessus. Je peignais donc d’étranges intérieurs imaginaires en écoutant cette pièce maniaque. […]
Vous avez ensuite réalisé un certain nombre de films avec Tony Grisoni. Avez-vous trouvé que vous aviez plus de patience à ce stade ?
Non, c’est parce que je faisais d’autres choses de toute façon. Je continue à ajouter à ce que je fais, et j’imagine que des choses vont tomber de l’autre côté, mais au lieu de cela, cela devient juste plus de ce que je fais. Ainsi, lorsque j’ai commencé à créer des formes plus narratives avec Tony Grisoni, il s’agissait d’autres choses et je continuais à aller dans le studio et à travailler avec de la peinture ou des mots. Il n’y a jamais eu de frontière, il n’y en a que dans l’esprit des autres. Je n’en ai jamais eu. Je fais simplement différentes sortes de choses. […]
Avez-vous un processus particulier lorsque vous écrivez ?
Non, mais maintenant que j’écris de la prose, et que j’écris tous les jours, c’est assez différent. Je commence la journée — je vis au-dessus du département de sculpture —, donc avant de descendre pour rencontrer les étudiants, je fais au moins une heure. Parfois, je me glisse à l’heure du déjeuner et j’en fais un peu, et parfois j’en fais un peu le soir avant de commencer à cuisiner, donc je fais généralement un peu, mais le week-end et pendant les vacances, j’en fais beaucoup. J’ai commencé à peu près au même moment où j’ai commencé à faire de minuscules peintures à la détrempe à l’œuf, des petits portraits de Cyclope, mais je disais aux gens que j’étais très content d’avoir enfin trouvé un processus où je travaillais sur un ordinateur portable et une table, et que je pouvais tout faire grâce à ces deux choses, de sorte que si je me retrouvais dans une cellule de prison, ou un lit d’hôpital, ou quelque chose comme ça, je pourrais toujours travailler, je n’avais pas besoin d’ateliers, de studios, de tables de découpe, de salles de montage, je l’avais maintenant au bout des doigts, et c’était une sorte de blague de dire ça, mais c’est resté. J’y travaille tous les jours et c’est complètement et totalement obsessionnel. Lorsque j’étais à mi-chemin et que j’ai terminé le deuxième livre de la trilogie, The Vorrh, je me suis dit : “Oh merde, est-ce que j’ai fait la mauvaise chose pendant toutes ces années, parce que c’est facile — ça tombe tout seul.” C’était comme si quelqu’un me parlait dans l’oreille. J’ai toujours dit aux gens que la sculpture est l’une des choses les plus stupides que l’on puisse faire, prendre des matériaux inertes et utiliser de l’énergie, des efforts et du temps pour essayer de les faire chanter, alors qu’en fait, ils veulent juste être des matériaux morts et inertes. Tu te cognes la tête contre un mur de briques. Mais quelque chose dans tout ça me plaît aussi. […]
Nous n’en saurons guère plus, si tant est que nous apprenions quoi que ce soit de consistant…
Puisque je ne trouve rien que de random en cherchant pendant des heures (lecteur, tu peux me croire), voici, randomisé, un détail de l’image ci-avant :
Catling était un peintre sauvage ; sauvage et cultivé. Et malin ; cela va avec. Notez que l’adjectif « malin » a vraiment perdu en puissance évocative depuis… deux siècles ? Qui pouvons-nous ? Bref. Plus j’investigue comme je peux la peinture de Catling et plus je me dis qu’il y a là un peintre intéressant, intriguant, etc. Et rien que ce détail n’atténue pas, au contraire, la pointe affûtée de ma curiosité. Certains ne verront ici qu’un assemblage de touches et de formes, pas moi. C’est tout le charme de la perception d’une œuvre… Je ne vais pas tenter de décrire ce que je peux voir là, ou supposer discerner ; lecteur, je te laisse juge. Pour ma part, je l’ai déjà dit, nous avons ici affaire à un “vrai” peintre. Next!
“Champ fantôme négatif”. Ici, peut-être, devra-t-on admettre que Catling donne un peu dans la facilité. Pourquoi ? Parce que, courant XXIe siècle, peindre un paysage, c’est vraiment l’assurance tous risques. Quelques touches pour l’herbage, quelques traits pour la flotte, quelques ondulations pour des collines ; un fond vaguement uni pour le ciel, et c’est ficelé, emballé ; les couleurs, c’est open. Bon, ce paysage, il n’est valable à mes yeux que pour cet endroit précis,
et j’avoue ici un léger péché d’infatuation, car qui suis-je pour juger du travail de Catling ? Réponse : Un critique d’art. Cela suffira, pour le pire ou le meilleur. Bref, passé ce moment dramatique, poursuivons, et revenons au titre, “Champ fantôme négatif”. Qu’est-ce qu’un fantôme négatif ? Dans la culture populaire, et même historiquement populaire, un fantôme, c’est blanc, transparent, ou diaphane. Et donc, que serait le négatif de blanc ? Noir. Donc, nous voyons très bien (mais si mais si) le fantôme anthropomorphe levant les bras et, autour de lui, alors, dégageant cette énergie façon œufs en neige ciélé (“field” cela veut dire aussi « champ », au sens de magnétique). On le sait, toute entité fantomatique, positive ou négative, engendre un champ énergétique. Généralement, on ne peut pas voir un tel champ, mais on peut le ressentir. Tout le monde, dans sa vie, au moins une fois, a “ressenti” un lieu, une pièce, une maison, une personne… On peut se demander, dans ces moments, légitimement, Qu’est-ce qui est ressenti ? Mieux : Quelle est la nature réelle de ce que nous ressentons ? Bien malin (one more time) celui qui saura répondre…
Je n’y comprends rien. Mais y a-t-il quelque chose à comprendre ? Mais « comprendre » n’est peut-être pas le bon verbe. « Saisir »?…
Hypothèse : Alentour un chaos assez sanguin, sis une oasis d’or. Voilà, c’est tout, je suis à sec.
Léon Mychkine
critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant
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