Isabelle Lévenez est l’une des premières artistes sur lesquelles j’ai écrit (en ce qui concerne ce site), et j’étais en contact (très étiré dans le temps) avec elle via Facebook, et avais le projet d’écrire sur son œuvre, mais parfois les choses mettent du temps à se positionner dans l’espace mental ad hoc ; en attendant, c’est comme un jeu de construction virtuel, dans lequel, on le sent, lointaines, les pièces gravitent lentement ; à l’écart les unes des autres, et, tant que les pièces ne se rapprochent pas, on ne peut rien faire, sous peine d’artificialisation du terrain. Et puis Isabelle est décédée par autolyse. Sur Facebook elle écrivit un post pour dire qu’elle était atteinte d’une tumeur incurable au cerveau. La décence veut qu’après le décès d’une personne publique on reste en retrait, on ne la ramène pas, surtout si on ne la connaissait pas tant que cela. Et puis, ce matin, sur Instagram, je vois un ‘post’ issu d’un travail actuel d’artiste qui me fait immédiatement penser à une série de dessins d’Isabelle. Aussitôt, je me mets à chercher et comparer les œuvres respectives de cet artiste et d’Isabelle ; et je me fais mon idée. Je n’indique pas ici le nom de cet artiste qui a déclenché mes recherches, et, du coup, ma mise enfin sur le métier pour tisser quelques phrases sur l’œuvre d’Isabelle Lévénez ; il ne s’agit pas de lancer une polémique au moment où l’on entend rendre hommage, cependant que tout lecteur curieux, ou connaisseur, saura identifier ce qui semble momentanément une ombre à la voyageuse.
Il y a toute une thématique de la circulation chez Isabelle, de la diffusion, de l’infusion des échanges ; à partir de l’interaction entre ce qui est ici et ailleurs, cet ailleurs se situant juste à la frontière épidermique, rien de lointain. Ci-dessus, une communication diffusante entre une tête-crâne et une petite maison ; échange de procédés chromatiques et liquides. On se pose la question : Quoi est rempli ou quoi emplit ? Mais il s’agit sûrement d’une circulation, un non-vase communicant, ce qui est antithétique mais qui dépeint notre condition ; nous communiquons, mais ne disons pas tout, jamais. Or Isabelle disait — je crois —, elle n’avait pas peur de montrer l’état de son attente et de ses ouvertures en termes esthétiques. Bien sûr, ce dire est artistique, et c’est donc au récepteur de capter ce qu’il peut, car les modes d’investigation d’Isabelle ont été multiples. Sur le site du Collectif Blast, on peut lire ces lignes d’Isabelle : « Depuis 1995, mon travail explore et interroge le corps comme espace à découvrir, motif et sujet centraux de l’œuvre à travers plusieurs medium: dessin, vidéo, installation et photographie.» Effectivement, à considérer l’œuvre d’Isabelle Lévénez, on constate que le corps est un axe autour duquel tourne l’ensemble des questionnements qu’elle pose ; car quand elle dit que son travail interroge, ce n’est pas rhétorique ; c’est un fait. Notons, à ce sujet, que le verbe « interroger » est souvent employé pour décrire le travail de tel ou tel artiste ; on dit que le travail d’untel « interroge » notre rapport au monde (une scie), que tel autre « interroge » la place de la culture dominante (c’est tendance), tel autre encore « interroge » la Nature, etc. Il me semble que, dans ces interrogations fourre-tout, on est souvent bien très (trop) ambitieux, ou, tout du moins, c’est ainsi que l’on inscrit l’intentionnalité des œuvres. Rien de cela, à ce qu’il me semble, chez Isabelle ; c’est bien son corps qu’elle fait intervenir dans ses performances, vidéos, dessins et peinture. Aussi, Isabelle, en quelque sorte, tenait la position d’une romancière, ou, plutôt, d’une nouvelliste plastique : telle série raconte telle histoire, et ainsi de suite. Mais revenons à notre première illustration ↑:
Le profil de la chair formée, et, juste derrière, l’os, le crâne. Un ensemble polychrome, donnant à voir ce qui pourrait évoquer une interprétation artistique de l’imagerie IRMf, qui permet d’étudier, en couleurs, l’activité cérébrale ; plus exactement, les variations hémodynamiques, soit l’effet de l’oxygénation du sang (effet BOLD, Blood Oxygen Level Dependant) grâce à l’aimantation de l’hémoglobine dans les globules rouges. Tout le monde a vu au moins une fois dans la presse ces belles images du cerveau polychromique. Mais les résultats de la technologie IRMf sont parfois développés comme évidences majeures de telle “zone du plaisir”, ou “zone de la conscience”, etc., ce qui, à chaque fois, il faut se le rappeler, ne peut qu’évoquer l’ancienne ridicule science tombée en désuétude de la Phrénologie. Et c’est peut-être pour indiquer ces débordements farfelus que ce crâne d’Isabelle est si disproportionné. Peu importe, ce qui compte, c’est que Lévénez y dépose son nuancier propre. Nous “voyons” un crâne ; mais relié à quoi, finalement, un sachet de thé, ou une maison ? En tout cas, sachet ou maison, ça infuse. Ténu, un seul lien entre tête-crâne et infusoir-maison, mais vital. Le lien, une notion très présente chez Isabelle, comme encore ici :
Ceci m’évoque un dessin d’enfant ; mais un impossible dessin d’enfant, car il me paraît hautement improbable qu’un enfant puisse produire un tel dessin. Je suis très tenté de dire qu’il s’agit vraiment d’un dessin poétique, mais cela ne veut rien dire, comme on le sait. Cependant, flotte ici une petite atmosphère poétique, adjectif que je relie donc à ce caractère enfantin, mais impossible (et dans cet “impossible” j’y vois une tension). Ceci dit, on voit ici les connexions établies par Isabelle Lévénez entre maison et nature, corps artificiel et corps naturel, et tout cela est dit d’une manière subtile, donc non poétique mais poïétique → on pourrait, si l’on “croit” en cette image, voir là une maison arbre, donc, sur un nuage, ou, peut-être davantage, un repli de matière ; un repli lui aussi connecté, déteignant sous l’influence de son milieu. La maison arbre est fondée sur un doux nuage terrestre. Et si je décris la maison comme “corps”, ce n’est que logique, si l’on retourne à la première illustration. L’habitat abrite mon corps, mon être, il est intégré à ma vie ; il n’est pas une prolongation de mon être, quoique, on dit, très curieusement :« c’est chez moi », « viens chez moi », « je rentre chez moi »; tandis que l’habitat n’est pas une entité psychique au sens classique, mais pas en psychanalyse ; la maison, c’est aussi l’Inconscient (Ics), c’est aussi Là qu’il se répand, en tant que fantôme actif.
Isabelle Lévénez était très concernée par le chef, la tête, là où tout se décide, qu’on le veuille ou non. Or, cette tête, elle transmet, et, du coup, elle emplit aussi, de vocables qui sont des sèmes transposés, transsubstantivés, vers, à destination, du monde extérieur. Pour le dire autrement, la figure lévénezienne parle en bulles ou coulures chromatiques. C’est un autre langage, celui de l’art ; enfin, d’un art (Il n’y a pas d’art, il n’y a que des artistes ← Gombrich). Dans sa dernière exposition, “Madone(s)”, avec Anne Ferrer, à l’Espace Vallès, de Saint-Martin-d’Hères (2020), on retrouve en image et en photographie, la femme bulle aff a-bullant :
Sainte Lucie, c’est toute une histoire (ici), et, on ne retiendra que les yeux de la sainte, énucléés par elle ou autrui, les légendes divergent, et censés depuis porter bonheur. Lucie de Syracuse (real name) est la Sainte patronne des : malvoyants, électriciens, opticiens, ophtalmologues, martyrs, commerçants, écrivains, et le coquillage Turbo Rugeux symbolise les yeux de sainte Lucie. C’est un porte-bonheur. N’en jetez plus.
Ici donc, Isabelle se portraitise en Ste Lucie, mais quelque peu détourné, car la sainte n’est pas connue pour avoir soufflé dans un ballon de chimie. Je ne saisis pas toute la porté symbolique qu’Isabelle voulait sans doute donner dans cette image ; aussi je ne l’ai insérée qu’afin de montrer la correspondance avec le dessin à l’encre, avec cette transposition d’une bulle d’encre à un objet réel. Mais alors, la bulle d’encre fait-elle écho au ballon, ou pas ? Je ne sais. La bulle symbolise-t-elle un phylactère de BD ou une parole qui tourne en rond et revient dans sa locutrice ? On le voit, constate, les œuvres d’art, quand elles sont réussies, nous questionnent, nous obligent à cogiter, sans toujours nécessairement trouver de réponses.
Dans l’exposition “Madonne(s)”, on pouvait voir aussi ce dessin en référence à Lucie :
Réappropriation du mythe de Lucie. Mais réinterprétation. Et donc, plus grand chose à voir. On notera, comme plus haut, un vide, ici entre la gorge pleine débordante et le cerveau percolant. On constate que l’“image irmf” de Lévénez, son activité, connaît des zones blanches, comme on dit en télécommunication ; pas de réseau. Or, nous l’avons noté, la coulure bleue est en train de descendre. Va-t-elle connecter la zone inférieure ? Je me fais la réflexion que ce qui est dépeint ici, c’est le corps neuronal (moins le réductionnisme de Changeux), un corps hylémorphique qui ne cesse de transmettre, et de déborder (la bulle), débord qui, parfois, se liquéfie :
La bulle explose, le dire contenu liquéfie.
Parfois, c’est le sang qui parle, d’une manière monstrueuse, tératomorphe :
Moment de bascule où l’ancêtre phylogénétique se réinscrit dans le paysage mental au point de jaillir.
↑ avant-bras ou poitrine ? La question peut être posée, en regard de cette aquarelle de 2020 ↓
Il y a une constance, chez Isabelle Lévénez, une fidelité à un trait, un dire, donc. Vie et transformation des corps, communication, speech act :
Et puis cette œuvre, beaucoup plus douloureuse :
Sachant la maladie de l’artiste, il n’est guère besoin d’ajouter des mots à ce qui est vu et compris ici. Dans sa dernière exposition, Lévénez se montre en Saint Sébastien, photographiée adossée à une cible, semée de quelques flèches. L’images est assez naïve, dénuée de pathos. Mais cette aquarelle change la donne ; c’est indescriptible.
PS. On ne s’étonnera pas ici des rapports à la science, Isabelle s’y intéressait beaucoup.
PPS. La page Facebook d’Isabelle n’existe plus, tandis que celle d’Instagram est toujours active.
Ah donne-nous des crânes de braises
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides, des crânes réels
Et traversés de ta présence
Antonin Artaud, Le pèse-nerf
Des images de la dernière exposition d’Isabelle (avec Anne Ferrer), ici.
Quelques vidéos au Musée des Beaux-Arts d’Orléans
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Léon Mychkine