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Picasso, le peintre incroyable. Nous sommes en 1908. N’importe quelle source consultée dira que le cubisme, inventé par Picasso et Braque, commence en 1907. Soit. Comment inclure ce tableau dans le cubisme ? C’est “simple”, il ne rentre pas. Et pour cause, il n’y a a rien de cubiste là-dedans. Comme quoi, il faut toujours se méfier des chronologies officielles, elles sont rarement pleines comme des œufs : il y a des trous. On dit — et c’est gravé dans le marbre de la pensée historique : « Picasso est un grand peintre ». Oui, mais pourquoi ? Pourquoi est-ce un grand peintre ? Parce qu’il peint bien ? Non ; pas nécessairement. Alors pourquoi ? Pour d’autres raisons qui, dans une réalité supérieure (celle de l’art), se rejoignent, pour former une Figure, une figure de l’art (voire, disons-le : une constellation). Et c’est une de ces raisons que j’aimerais titiller, ici. Regardez cette reproduction. On y sent des tensions, entre des buts et des obligations, des formalités et des adventicités (appelons ainsi des signes formels qui se retrouveront par exemple 23 ans plus tard, et je pense à l’extraordinaire “Figures au bord de la mer”, du 12 janvier 1931, et j’y reviendrai.)
Pour le moment, je reste focalisé sur le tableau de 1908. Ce qui est incroyable chez Picasso, c’est qu’il peint exactement comme il a en envie, et ce tableau de 1908 illustre bien cette liberté absolue. Durant le printemps de cette année-là, il peint trois nus, avec à chaque fois un non-visage.
C’est très curieux, et cela détonne tant dans la période, tant de celles d’avant, ou d’après. Mais peut-on parler de périodes, concernant Picasso (à part les fameuses “période bleue, rose, surréaliste”…) ? Si l’on s’en tient aux chronologies, qui, souvent, n’indiquent que des lignes en gros pointillés, qu’en est-il du “Nu couché avec personnages” ? Il est davantage cubiste. Et encore ; il joue avec les lignes, les brisures, et les courbes. Sans parler du “fond”. Revenons encore au “premier”. C’est vraiment un tableau étrange, et je pense même qu’il contient une capacité énactive folle : au sens propre : cette image peut rendre fou. Alors attention ! D’abord, ce qui frappe, et a contrario du Nu debout, c’est ce visage qui semble avoir été, littéralement, repassé. On pourrait penser que, tout à coup, le visage initial ne lui convenait plus, et qu’il l’a mis à niveau avec le reste, c’est-à-dire qu’il l’a traité, plutôt tracté : l’étymologie du mot « trait » provient du verbe tirer, traire. Ainsi, un visage tracté, c’est cela :
Car il n’y a que des traits ici, tous discontinus sauf, presque, ceux contourant le corps, comme à l’école. Il me semble que, sur les trois nus donnés ici, le premier est le plus intéressant, le plus novateur. Mais, on peut se poser la question : Faut-il faire cas de toute production d’un artiste, fut-il Picasso ? Probablement pas. On peut avancer que même Picasso a eu des trous d’air, mais, à peine viens-je d’écrire cela que je mets à douter. Quand même, Picasso… Bon, prenons le parti que ces trois tableaux, et surtout le “premier” (Figure 1), soient pertinents. Mais pourquoi le sont-ils ? Parce que Picasso en avait décidé ainsi, ou bien parce que tout ce qu’a fait le Malaguène est d’or ? Après tout, peut-être que ces trois nus sont des études, des esquisses. Le savons-nous même ? Partons du principe que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et, j’y reviens, prenons ce premier nu. Que dit-il ? Autrement dit, que fait-il (lui, Picasso, ou lui, ce tableau) ? Je le prends pour un coup de sonde, dans le temps épais, parce que, encore une fois, ce que fait durant ces années Picasso ne ressemble pas à cette incursion dans le temps autre, un temps autre de la création, et ce temps, dans ces années 1908, est plutôt aux angles qu’aux courbes. Donc, tout est tiré, tracté (je me fais la réflexion soudaine que l’expression « tirer un trait » est pléonastique).
Une hypothèse : On sait, grâce au remarquable autant qu’impressionnant travail de recherche mené par Yves-Alain Bois, que Picasso et Matisse se tiraient la bourre, pour le dire familièrement, et elliptiquement. Disons que, dès le début (parisien) de Picasso, Matisse l’a repéré, et que ce fut réciproque. Ainsi, Bois nous montre bien à quel point les allers-retours entre les deux grands maîtres sont fréquents, tout du long de leur vie d’artiste. Je ne crois pas qu’il se fût agi de rivalité ; d’après ce que je comprend, il s’agit plutôt de ce que l’on pourrait dénommer des clins-d’yeux- hommages ; Matisse fait tel tableau, et Picasso répond, dans la même année, ou plus tard, et réciproquement. Ainsi, et voici mon hypothèse (tendance boisienne), se peut-il qu’avec ce tableau de 1908 Picasso réponde à Matisse 1901 ?
Un tableau fait que de traits. Ce n’est pas de l’impressionnisme, c’est du Matisse. C’est unique, en tant que portrait, chez Matisse
Le tableau de 1908 est-il une réponse de maître à maître, ou bien pas du tout ? Prenons le parti que c’en est une. Les deux modèles sont sans visage. Mais, après ça, tout est opposite. Les couleurs éclatent chez Matisse, elles sont assez ternes chez Picasso. Le corps est assez maigre chez le premier, et tout en chair chez le second. Le modèle de 1901 se tient, quelque peu gêné, cachant sa vulve ; tandis que celui de 1908 est assis, épanoui ; bien qu’il soit difficile d’identifier son sexe… S’agit-il d’une femme enceinte, ce qui expliquerait le ventre rebondi, et, par là, masquant le bas-ventre ? Non, car le Nu couché (F.3) ne laisse pas non plus voir le sexe ; le ventre descend impossiblement là où devrait se trouver pubis et vulve. Il s’agit de pudeur, chez Picasso. Quant à la technique (ici entre F.1 et F4) elles se ressemblent, n’est-il pas ? Notons aussi deux particularités similairement curieuses : Matisse et Picasso ne se soucient que fort peu des extrémités. Regardez un peu ces mains, ces pieds… Qu’est-ce que c’est ? Il suffit de regarder, pas besoin de redondancer sémantiquement. Enfin (si l’on peut dire), le visage n’est tout de même pas traité de la même manière
Le bas du visage retrouve quelques traits, mais tout est atténué au dessus, les traits fusionnent. Ceci dit, regardez un peu le bord externe, fait de grossière bordure bleue, et cet “œil” carré (?)… Rien que cela, « c’est quelque chose », comme on dit.
Le tableau de Matisse promeut des couleurs impossibles, tant en ce qui concerne le décor que le corps lui-même ; celui de Picasso aussi, cependant que moins extravagantes. Mais, d’un pur point de vue “réaliste” (i.e., fictionnel rationnel), bien sûr que non. Après, on peut déceler un vague visage chez le modèle matissien ; l’esquisse d’un nez, d’un œil, d’un front… tandis que le modèle picassien n’a tout simplement rien de re-codable, tout est lessivé. Notez que, peut-être, le moment où Picasso se sépare de la perspective1 matissienne, c’est dans le traitement du corps (visage compris) : académique et proportionné chez Matisse, il s’écartèle chez Picasso, il se fragmente. Regardez le buste ; ses seins impensables, quasi grotesques, et cette pointe au milieu de la poitrine… qu’est-ce que c’est ? Et alors ces cuisses… Comment imaginer un corps pareil ? Préhistorique ? Magdalénien. Regardez ces cuisses tout à fait prodigieuses, anatomiquement impossibles, comme détachées du ventre, et disposées ; flanquées même. Celle de droite qui plonge, affilée, sous le bas de cuisse gauche… C’est de la danse, en fait, je crois. Il faut imaginer Picasso danser parallèlement à son motif ; athlétique, comme le sont beaucoup d’artistes.
- quand je parle de « perspective », il faut l’entendre comme une métaphore, une homothétie temporelle, “faire” quelque chose “depuis” autre chose, dans un temps proche, ou ancien.
Ref. Yves-Alain Bois, Matisse and Picasso, Flammarion, 1998
Léon Mychkine
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