Un portrait d’Isabelle Waternaux

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Pour M.S.

 

Décrire un visage est très difficile. Décrire un visage est impossible. Mais on peut poser des adjectifs. Beau. Beau port. Port altier. Solide. Petites oreilles, comparativement au nez et aux lèvres. Grands yeux. Belle peau. Cheveux courts. Musclé. Os et muscles. Une fois écrit cela, quoi de plus ? Rien. Si peu. Mais c’est idem pour tellement d’autres choses. Pour ma part : je n’ai jamais été capable de décrire précisément la moindre chose complexe. Or, tout est très vite complexe (essayez donc de décrire des volumes imbriqués…). Prenez ce passage de Claude Simon (1960) :« la découpe sèche dure du front, du sourcil, et au-dessous l’encoche de l’orbite puis la ligne ferme sèche inaltérable, descendant tout droit de la pommette au menton) les regardant, son œil inexpressif incurieux se posant un instant (mais apparemment sans voir)». La question n’est pas de savoir si Simon est un grand écrivain ; il l’est, mais plutôt comment, fors sa puissante dextérité syntaxique, nous est offerte une certaine sécheresse de la description. Au mieux, c’est un portrait abstrait. Or personne n’est doté d’un visage abstrait. C’est très compliqué, il y a des courbes, des éclairages, des rebonds, des plis, des saillances, des ombres, etc. En quelque sorte, c’est encore plus compliqué quand il s’agit d’une photographie, parce qu’un tableau poserait moins de difficulté, parce que le peinture, à la base, c’est mort — il s’agit bien, toujours, pour l’artiste, de la faire vivre, et c’est une autre histoire. Cela ne signifie pas que photographier un visage, de facto, rend la photographie vivante — ce serait trop simple. Ici, ci-dessous, nous sommes arrêtés par la beauté de ce visage, son éclairage ; comment, par endroit (courbe gauche du cou) le pigment se fondrait presque dans le fond. Et puis, un visage photographié, c’est éventuellement davantage qu’un visage photographié, entendez, c’est nous, c’est l’humanité. La mimesis est tout de même très prégnante en photographie ; mais c’est une mimesis haptique, nous sommes absorbés dans/par l’image. C’est pour cela que l’image est si triomphante ; on s’y perd avec passion, on y fuit.

Le problème de la description du visage, c’est celui de l’infini. Le visage, il n’y a rien de plus philosophique ; et de trivial en même temps : la vitesse hyperluminique à laquelle on peut en juger… Mais si, tous, nous jugeons régulièrement d’un visage, nous jugeons toujours de ce que nous ne connaissons pas, jamais. C’est que, pour connaître, il faut du temps. Or, dans nos temps d’impatiences, redevenus des enfants qu’Héraclite n’eut pas manquer de moquer dans leur grandeurs d’adulte, nous ne prenons pas ce loisir. Et avez-vous remarqué, si vous êtes allé à l’étranger, et par exemple dans des pays nordiques, dans lesquels on vous laisse tranquille avec votre visage (et aussi votre corps) ; personne ne dévisage personne, personne ne se retourne sur personne. C’est une philosophie sociale en acte. Ce n’est certainement pas de l’inintérêt, c’est de la courtoisie. Ça s’apprend. Nous, latins, en sommes très loin. Nous dévisageons souvent, voire toujours. Nous arrachons l’infini. Pis : nous demandons des comptes : Qui es-tu ? Que fais-tu là ? Regarde-moi ; pourquoi tu me regardes ?…

Lévinas (1971) :« Et l’épiphanie qui se produit comme visage ne se constitue pas comme tous les autres êtres, précisément parce qu’elle “révèle” l’infini.» Infini ?  

« Dans l’idée de l’infini se pense ce qui reste toujours extérieur à la pensée. Condition de toute opinion, elle est aussi condition de toute vérité objective. L’idée de l’infini, c’est l’esprit avant qu’il s’offre à la distinction de ce qu’il découvre par lui-même et de ce qu’il reçoit de l’opinion. Le rapport avec l’infini ne peut, certes pas, se dire en termes d’expérience car l’infini déborde la pensée qui le pense. Dans ce débordement, se produit précisément son infinition même, de sorte qu’il faudra dire la relation avec l’infini en d’autres termes qu’en termes d’expérience objec­tive.»

Si je regarde l’un des murs nus de mon bureau, blanc qu’il est, je n’ai aucune chance de rencontrer l’infini (et ce n’est pas une question de couleur). Mais je peux le penser (fors le mur). Face au visage, ma pensée rebondit à la fois dans le vertige de l’interprétation (que me dit ce visage ?) et dans l’infinie fermeture (qui est cette personne ? — sachant que c’est bien le visage qui introduit à la personne — et donc au sujet, ce n’est pas la main, ni la jambe, ni le torse) —, et la fermeture ; l’identité dans l’humanité.

 

Isabelle Waternaux, sans titre, photographie numérique, 2017

 

Léon Mychkine

 


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Isabelle Waternaux, photographe. #1

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