Un tableau d’Antoni Tàpies. Hommage.

« En plus d’un sens, mon œuvre est le produit de la Guerre Civile » (A. Tàpies, entretien BBC, 1990).

J’ai déjà parlé de ces amis plus âgés qui ont ouvert un peu les bourgeons de mes neurones esthétiques, quand j’avais 20 ans. Ils aimaient beaucoup Antoni Tàpies, et, par un tropisme bien compréhensible, je n’ai jamais oublié le maître catalan. Depuis, j’aurais vu de ses tableaux en France, à Barcelone, et peut-être à Londres, je ne m’en souviens plus. J’ai aimé certaines de ses œuvres, pas toutes, mais j’ai toujours été au moins intrigué par sa pratique et ses rendus. Aujourd’hui, après tant d’années sans idée spécifique, il me vient quelques impressions, que je vais tenter d’éclaircir.

Antoni Tàpies, “Ochre gris”, 1958, huile sur époxy, résine et poudre de marbre sur support de tableau, 2603 × 1943 m, Tate, Londres

De nos jours, dans nos démocraties libérales, dès que l’autorité déborde les limites de ce qui est rationnellement acceptable (la délégation de l’usage de la force à des entités spécifiques, par exemple, et qui est incorporé à ce qu’on appelle l’État Moderne depuis le XVIIe), on parle de “fascisme”, de “totalitarisme”, etc. On emploie les mots n’importe comment. Pour sa part, Tàpies a connu et vécu la guerre d’Espagne, ainsi que sous le régime de Franco, un vrai dictateur fasciste. Ça marque. Et allez donc faire de l’art sous un régime fasciste ! Tàpies est resté, il n’a pas quitté son pays. Il a résilié sous la chape de plomb franquiste et à son insuffisance respiratoire, dès 1940, et dont il souffrira toute sa vie, et qui aura raison de cette dernière. Autant dire que Tàpies est un résistant de l’intérieur, et du monde externe. Bien entendu, ces circonstances ne font pas nécessairement un grand artiste, cela ressortirait à une explication trop pauvrement sociologique. Mais quand même, ça pose son homme, comme on dit ; il faut indéniablement faire preuve de courage et d’amour patriotique pour rester dans un pays devenu fasciste et continuer d’y exercer ce qu’un tel pouvoir exècre : de l’art. Et d’autant plus qu’avec sa notoriété, dès les années 1950, il aurait pu largement demander l’asile politique dans les villes où il fut en résidence, telles que Paris en 1951, New York en 1953, ou encore Hanovre en 1962. Mais il est revenu à chaque fois, pensant certainement qu’il y a des combats qui ne peuvent se mener que depuis l’intérieur.

Je crois que Tàpies est un des premiers, si ce n’est le premier, à peindre ce que j’appellerais des topographies abstraites. Regardant la reproduction ci-dessus, j’ai l’idée d’un survol de territoire, voire d’une ancienne carte mystérieuse. C’est bien ce qui caractérise l’art contemporain : chaque centimètre carré comporte une identité. Comme ci-dessous, par exemple. Voyez ces espèces de griffes qui ont pénétré le territoire blanchâtre. C’est signifiant. Quoi ? Je ne sais pas. Mais ça l’est. C’est sûr. On pourrait s’attarder à n’importe quel endroit, et voir quelque chose, une autre histoire, ou, plutôt, un autre fragment d’histoire. (je n’ai pas choisi, plus haut, ce qui semble un pansement ; le thème étant récurrent chez Tàpies, et, tout à coup, je trouve, trop évident pour être mentionné.)

Il y a quelque chose de hanté chez Tàpies, de l’ordre d’une mémoire graphique, qui a survécu à travers les événements, les histoires plus ou moins ténébreuses (la guerre, le franquisme, assurément). Ici, cet ocre, il a l’air de s’être inventé des fixations originales pour tenir ; ne pas disparaître, tout autant qu’il a été tailladé, piqué, troué, taché. Il y a une grande rémanence de la marque chez Tàpies, c’est vraiment une caractérisitque typique ; au risque, parfois du surlignage, de l’insistance. Cet ocre sur époxy, on dirait du bois, avec les fendillés de chaque côté, comme quand il éclate, ou quand il a chaud. Il est tout à fait loisible d’avancer que Tàpies a inventé un vocabulaire propre à l’art abstrait, cependant que pour lui, tel qu’il l’écrit, il n’y a d’art qu‘abstrait, ce qui ne devrait pas faire débat : « Des grottes d’Altamira à Picasso, en passant par Velasquèz, la peinture a toujours été abstraction. Face aux tenants inconditionnés du “réalisme”, j’ai dit bien des fois que la “réalité” n’est jamais dans la peinture, qu’elle ne peut se trouver que dans la tête du spectateur. » (Déclaration, 1955). Il est bien évident que Tàpies a raison sur ce point, et Goodman ne fera que le répéter (je ne sais pas si Goodman a lu Tàpies dans les années 60…). Après, comme l’a écrit le grand philosophie Hilary Putnam, ‘meanings aren’t in the head’, « les significations ne sont pas dans la tête », puisque la plupart des mots que nous utilisons sont publics, et partageables par tous (en principe idéal…). Mais cela ouvre à un autre sujet…

Léon Mychkine