Un tableau de Paul Klee. La peinture comme fiction

Paul Klee,  “Hammamet mit der Moskee”, 1914, watercolor and graphite on paper mounted on cardboard, 23.8 × 22.2 cm, The Met, New York

On supposera qu’en 1914, Klee se trouve à Hammamet, et qu’il regarde par sa chambre d’hôtel, et qu’il peint ce qu’il voit, et, bien plutôt aussi, ce qu’il “ressent” depuis ce qu’il voit, c’est-à-dire ce qu’il interprète, car, il faut le redire, un artiste interprète toujours ce qu’il lui est “donné” à voir ;

(en sachant que le “donné” est une fiction, comme l’a montré en son temps le brillantissime philosophe Wilfrid Sellars, avec son article The myth of the Given. Sellars, vingt ans après son article fondateur :« Rejeter le mythe du donné, c’est rejeter l’idée que la structure catégorielle du monde — si elle a une structure catégorielle —, s’impose à l’esprit comme un sceau impose une image à la cire fondue.»)  

c’est valable pour Rembrandt autant que pour Chardin, et al. Ainsi donc, je ferai mienne cette théorie du philosophe Kendall L. Walton, qui considère qu’une représentation peut être tout autant dénommée « fiction ». Et, une fois dit, c’est tout bête tellement c’est évident : Il est bien certain que tout artiste, quand bien même réaliste, “interprète” ce qu’il voit et donc, ce qu’il ressent (“feel”). Ainsi donc, on peut supposer que le paysage qui s’offre au regard (selon l’expression consacrée — mais par qui ?) de Klee est le fruit de ses yeux, de son imaginaire, et de sa profonde nature humaine, à savoir qu’il s’agit là d’un artiste, et donc d’une personne dotée d’une certaine sensibilité et habilité (“skill”, comme on dit maintenant en bon français), ce qui explique pourquoi un artiste peut s’avérer être aussi un vrai “skilleur” (c’est une plaisanterie). Donc, redisons-le, si ce n’était pas clair dès le début : Le paysage peint ici par Klee est une représentation semi-fictionnelle. Bien sûr qu’il est à Hammamet, et qu’il peint d’après ce qu’il voit ; mais ce qu’il “voit” passe par le filtre de sa pratique, de ses fibres expérientielles qui sont faite de matière artistiques — psychosomatique, si vous voulez, ou, bien mieux : hylémorphique —, c’est le corps/mental qui s’exprime.  

Rappel : l’hylémorphisme (hylè/morphè, dérivé de eidos) est la théorie, que nous devons à Aristote, qui postule que l’être humain, et une bonne partie du vivant, est un mixte, composé de parties physiques (hylè) et de parties mentales (eidos), qui communiquent entre elles. Cette théorie est bien plus puissante que la théorie platonicienne des Idées.  

Donc, il faut le redire, ce paysage n’existe pas. Je me demande qui, en voyant cette gouache de Klee, dirait : “Tiens !, je reconnais bien Hammamet”. Non, cela paraît improbable. Néanmoins Klee, à ce moment, se trouve . Quel est donc ce mystère ? Ce mystère, je l’appellerais la fictionalisation du regard : a) il est impossible de voir un tel paysage en vrai, b) la fictionalisation seule permet une telle interprétation, c) il existe une lutte amicale entre ce qui est vu et interprété depuis l’expérience même du vu, d) la peinture (tout art ?), est “theory-laddened”, littéralement “chargée en théorie”, ou “théoriquement chargée”

Wikipédia (je valide) : « En philosophie des sciences, on dit que les observations sont “chargées de théorie” lorsqu’elles sont affectées par les présuppositions théoriques de l’enquêteur. La thèse de la charge théorique est surtout associée aux travaux de Norwood Russell Hanson, Thomas Kuhn et Paul Feyerabend à la fin des années 1950 et au début des années 1960. La théorie-ladensibilité sémantique fait référence à l’impact des hypothèses théoriques sur la signification des termes d’observation, tandis que la théorie-ladensibilité perceptive fait référence à leur impact sur l’expérience perceptive elle-même.»  

La théorie-ladensibilité perceptive ressemble donc à ce que disait un peu à sa manière Ernst Gombrich : il n’existe pas d’œil neuf ; le regard est toujours “chargé”, historiquement, biographiquement, culturellement, populairement, etc. Que dire alors de l’œil d’un artiste ? Aussi, quand Klee peint ce paysage, cette vue, veduta (à voir), il n’est pas daté que de ce jour de printemps 1914 en Tunisie, même si c’est après sa visite des remparts de Kairouan que Klee écrit dans son Journal : « La couleur me possède. Je n’ai plus besoin de la rechercher. Voici ce que signifie ce moment heureux : moi et la couleur nous ne formons plus qu’un. Je suis peintre. »

Bien. Mais comment peint-il ? Il y a de la couleur chez Klee, mais très souvent de la géométrie, comme ces traits au crayon ; l’un courbe l’autre plus droit, qui s’intersectionnent, dans ce détail. Ce sont de rues. Mais qu’est ce triangle rectangle rouge (en haut à droite), lui aussi rayé au crayon ? Et en dessous, ces espèces de gros flocons jaunes… Des feuilles ? Des arbres vus de dessus ? En passant, sentez-vous la légèreté, retenue, avec laquelle Klee ici appose la peinture ; comme s’il se contentait de poser des gouttes sur un buvard, non ? Après, vous me direz, le but de la fiction, c’est la croyance : il “faut” — c’est mieux —, y croire. Croyons-nous au tableau de Klee ? Bien sûr ! (crie la foule enthousiaste).

 

 

Mais Klee est parfois comme un grand enfant (moult guillemets à cette appellation mais, tout de même) ; regardez un peu sa mosquée ; ne dirait-on pas un homme les bras croisés, à la tête qui fume (ou fulmine) ? Et à droite, cet autre bâtiment, ne dirait-on pas un visage avec deux grands yeux grands ouverts et une bouche semblant d’effroi ? Depuis que je “vois” ça, je ne vois rien d’autre.

 

 

Ce qui m’étonne aussi, chez Klee, c’est ce que j’appellerais la “reprise du réel”, comme ici :

 

 

voyez cette bande, qui semble “décalée” par rapport au paysage, pas raccord ; non ?, comme si, finalement, le paysage ne consistait qu’en un montage, au sens de couper-coller, exactement comme, jadis, on “montait” un film (je l’ai pratiqué en son temps), sauf qu’ici Klee instaure un écart spatial, et là, dites-moi, qui peut, en “faire” et en “dire” autant en 1914 ? Personne. Niemand.

Ref/ Kendall L. Walton, Mimesis as Make-believeOn the Foundations of Representational Arts, Harvard University Press, Revised ed. 1993 

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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