Un tableau dingue de Claude Monet

Pour Sandrine

 

Claude Monet, “Femme au parasol. Madame Monet et son fils”, 1875, huile sur toile, 100 x 81 cm, National Gallery of Art, Washington D.C.

Je le confesse, cela m’arrive souvent, face à certains tableaux de nos anciens modernes, je me demande : mais que peut-on faire après cela ? On ne va pas se mentir (expression à la mode, de bœuf) : Monet est un révolutionnaire. Depuis Monet, combien de peintres ont révolutionné la peinture ?

Vue d’ensemble. Camille en majesté, sur dais, piédestal, d’herbe. Claude est en bas, ou bien à genoux. Au premier plan, si l’on peut dire, ce massif sauvage, qui intéresse déjà beaucoup le peintre. Au dessus, donc, l’aimée, qui regarde son mari, monsieur Monet, d’un beau regard doux. Un peu en retrait, Jean. Une vraie tête de manga (rappelons que le manga est inventé par Hokusai ; ça colle). Enfin, le ciel, d’une facture encore différente de ce que l’on pourrait appeler “l’habitude du ciel”. Il paraît que les “Impressionnistes” ont été bouleversés à vie par le ciel de Delacroix dans “Scènes des massacres de Scio”, mais enfin, quel rapport, par exemple, avec ce tableau de Monet ? Voici un extrait du Delacroix :  

Eugène Delacroix, “Scènes des massacres de Scio”,1824, [détail], huile sur toile, 419 x 354 cm, Musée du Louvre

Y a-t-il là quelque chose ? C’est un ciel déchiré chez Eugène, et déchiqueté, hâché menu par le vent chez Claude. Retournons au sol.

Le sol, c’est la jungle. Généralement, la jungle, c’est un écosystème. Le mot provient de l’anglais, déformation phonétique de l’hindi “jangal”, désignant, scientifiquement parlant, une formation végétale sèche comptant une proportion irrégulière d’arbres présente principalement dans le Teraï, soit la partie népalaise de la plaine indo-gangétique. Par extension, la jungle, c’est un grand espace géographique inextricable, exactement comme dans ces quelques mètres carrés dépeints par Monet. On peut encore s’en rendre compte d’encore plus près :

En un mot : C’est dingue. À un moment, c’est la passion de la peinture qui s’exprime, et ce moment, bien sûr, quand c’est réussi, peut s’exprimer dans toute la surface du tableau. Ici, c’est homogène, de ce point de vue. Ce que j’ai appelé la “gradation” (article ici) fonctionne à plein régime ; c’est cohérent, avec une charge de vocabulaire spécifique pour chaque nature de l’objet dépeint. Moi, Claude, il me rend fou (Camille). Ci-dessous, un rai de photons sur la petite jungle.

Origine du mot : Du lat. radius « baguette, rayon de roue, rayon de lumière » (CNRTL). C’est fou ; c’est amoureux. Être un grand peintre, amoureux du matériau-peinture, en train de peindre cet amour en même temps que cet autre amour de chair (femme, enfant). Moment merveilleux, et symbiotique, moment que Whitehead appellerait l’« unisson du devenir ». Une œuvre gradée est donc par exemple un tableau sur lequel on trouve divers signes qui concourent à unir un devenir-commun dans la perception esthétique. Tout tableau n’est pas nécessairement détenteur de cet unisson du devenir et, à vrai dire, ce n’est pas obligatoire, mais alors plus on aura affaire à un tableau en état de dé-gradation et plus la synthèse esthétique sera difficile à appréhender ; éventuellement, un artiste-peintre peut être tenté d’ajouter au maximum une diversité absolue des signes sur une même surface, on peut penser à un tableau de Polke ou encore Rosenquist (ce que certains qualifieraient de peintres postmodernes, terme à prendre avec des gants), certainement le plus surprenant en terme de dé-gradation, au point, alors, que le tableau peut prendre l’aspect d’un grand collage ; collage qui, dans son essence, est l’association du divers, sans logique apparente. Rien de tout cela dans notre image du tableau de Monet, et même si les signes, suivant les textures, sont divers, la diversité mise en jeu ne grade pas la teneur ni les valeurs. D’un autre côté, les “signes” doivent bien être divers, car il s’agit tout de même bien de distinguer et reconnaître éléments et matières (réalisme) tout en ne reconnaissant pas tout à tout coup (l’image ci-dessus en est un exemple — l’art est supérieur à la nature, comme l’écrivait Hegel, et Aristote. C’est sûrement faut, mais ça fait plaisir à l’ego). 

Regardez, je vous prie, l’ensemble, et puis tentez mentalement d’opérer un zoom. Mais même avant d’opérer un zoom, on peut déjà constater un élément tout à fait étonnant, à savoir la teneur du ciel. Le ciel est bleu, mais déchiré de nuages ; on dirait presque une affiche de Villeglé ! Et tout à coup on se dit que Villeglé a été inspiré par Monet… Et pourquoi pas ? 

On connait, d’après la légende, la phrase de Tiepolo : « Je repeindrai à moi seul le ciel tout entier ». On pourrait prêter à Monet la suivante :  « Le ciel, je le taloche !». Car c’est bien un ciel dont il s’agit. Attention, il y a encore plus fort ; bien plus fort :

Non mais regardez-moi un peu ce visage ! Le génie, c’est ça. Quel génie ? Celui d’avoir déstructuré la “gradation”-Classique pour en produire une nouvelle ; un peu, si vous voulez, en comparaison, comme si on avait inventé la musique dodécaphonique en 1875 (au lieu de 1908-23). C’est toujours de la musique, mais ce n’est plus la même qu’“avant”. Bien sûr, il y a eu Turner, mais ce n’est pas le même registre. On reconnaît bien un visage tout de même, que l’on a vu d’abord de loin (face au tableau), et puis de près. Et finalement — j’y pense, pardon —, Gerhard Richter, avec sa fameuse série de crânes (“Schädel”) n’aura fait que s’inspirer de Monet : De loin c’est figuratif, de près c’est abstrait ! Il y en un, vu dans le monde réel, au (magnifique) Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne (MAMC). Donc, sous ce soleil, rien de nouveau. Retournez voir au dessus comme le visage féminin est si doux, si beau ; et, de si près, comment il se décompose, ou re-compose. Musique contemporaine avant l’heure. Mais pourquoi écrire « musique » ? C’est bien de peinture dont il s’agit. On dira donc : “Peinture contemporaine avant l’heure”. Rien d’“impressionniste” du tout dans ce visage ; ce n’est pas elle qui parle, c’est la technique, et, bien entendu, l’amour (de la personne et des pigments, les deux, ici, se confondant). Et maintenant, La question qui dépasse l’entendement : Que sont donc ces traits bleus qui rayent le visage de Camille ? On pourrait aussi parler de contour de chevelure vert (!)… Mais ces traits bleu-gris ? Qu’est-ce que c’est ? Ce ne sont pas des lambeaux de nuage. Alors quoi ? C’est la peinture. Oui, bien sûr, comme le reste. Mais ce n’est que cela. Le pur matériau, brossé par dessus le visage. Et là, c’est incompréhensible. C’est quasiment du saccage, du vandalisme. Et même Richter n’a pas rayé ses crânes… trop précieux, trop séducteur de son état. Monet, il est emballé ; il y va, n’ayant de compte à rendre à personne. C’est ça, le courage de la passion. Je ne me risquerai pas pour le moment à aller plus loin dans l’interprétation (sauvage) de ce visage. J’y reviendrai sûrement. Passons au petit garçon, Jean, âgé ici de huit ans :

Que dire ? Mais que dire, face à un tel portrait ? Contrairement au visage de Camille, où la majeure partie de la touche est concentrique, là elle est excentrique ; presque, dirions-nous, centrifuge ; c’est la vie qui irradie jusque dans le chapeau colonial, c’est dire. Irradiante, elle devient polychrome. Il est très rouge, ce visage, plein de vie, et en pleine heureuse santé, comme la symbolique de la couleur rouge dans la peinture chinoise ou japonaise, que Monet n’ignore pas. La couleur rouge est sacrée dans la symbolique des couleurs au Japon. Et, notez-le, excepté au visage, rien de rouge dans ce tableau. Nul doute que dans ce rayonnement des couleurs centrifuges, dans cette centration du rouge que pour le visage du premier fils, se synthétise toute la joie et l’amour de Monet pour l’enfant, ce condensé quotidien et inépuisable d’étonnement quasi constant. Et justement, quelle est son humeur, à Jean, dans ce moment où il pose ? Il s’ennuie, et regarde dans le vide. Monet, qui connaît son Hokusai, lui fait de grands yeux noirs disproportionnés, à mesure de son ennui momentané mais aussi de sa naturelle inclination à la contemplation.

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 


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Comme vous vous en êtes rendu compte, Léon Mychkine est un pseudonyme, celui de Fabrice Bothereau, ancien poète (en dormance depuis 2007), et philosophe actif (Doctorat EHESS 2007, dernier livre publié en 2021). Voilà, vous savez tout, ou presque, il n’y a plus qu’à…

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