C’est sur le stand de la Galerie Irène Laub (Irène Laub Gallery, Bruxelles) que j’ai “fait la découverte” de cette artiste, Guðný Rósa Ingimarsdóttir qui, comme son nom résonne, est islandaise (née en 1969 à Reykjavík), cependant qu’elle vit en Belgique (depuis 1994). Conformément à certains articles lisibles sur le site de la Galerie Irène Laub, où l’artiste est appelée par ses deux premiers prénoms, je vais faire de même. En Islande, il n’y a pas de patronyme ; ainsi, Ingimarsdóttir signifie “fille d’Ingimar” (si j’ai bien saisi), en sachant qu’Ingimar est un prénom. Pourquoi donc déguiser un prénom islandais en nom français ? Autant prendre les deux premiers prénoms ! Voilà qui est annoncé.
Les œuvres exposées étaient variées, dans le sens où elles se distinguaient chacune les unes des autres, cependant que présidait là assez rapidement depuis la vue d’ensemble un certain principe d’économie dans le propos. Mais, à la réflexion, le mot « principe » n’était-il pas trop aisément venu à l’esprit ? Et si oui, la facile copule « économie » devenait caduque. Ne pourrait-on pas plutôt parler de focalisation, d’attention, ou encore de territoire ? Il semble qu’il s’en agisse davantage : Guðný Rósa se concentre depuis tel format, pour délimiter ce que l’on pourrait appeler un rayon d’action, dont les rais se mesurent en centimètres, et même en millimètres. C’est dans cette topographie qu’elle intervient, avec une grande précision ; et dessins et autre œuvres tridimensionnelles en témoignent.
Comme on peut le voir avec ce gros plan, il y a là des points de couture, ce qui est étonnant, car ils ne servent sûrement pas à faire “tenir” le dessin. Dans un entretien (ici) sur le site de la galerie Irène Laub, on peut apprendre ceci :
Guðný Rósa : Un point de couture agit pour moi comme un microscope permettant de voir un détail.
Allez donc comprendre comment un point de couture peut agir comme un microscope… Il ne s’agit pas de s’offusquer, ou quoi, ou qu’est-ce, mais juste de saisir ici, comme ailleurs, la parole de l’artiste, et je parle bien de l’artiste en tant que genre, non pas sexué (quelle réduction !) plutôt en tant que membre de la famille humaine mais tout de même différent des congénères, il est trivial de le rappeler (relisez ou lisez Hanna Arendt Condition de l’Homme Moderne (§4) pour reprendre une bonne dose d’indispensabilité de l’artiste en Occident). Après, évidemment, il y a toute une déclinaison d’artistes, de concepts, et de notions… Et justement, comment qualifier l’artiste Guðný Rósa ? Je crois qu’elle est de ces artistes qui “récoltent” ce qu’elles ont semé ; soit depuis leur imaginaire des exempla tridimensionnels. À l’endroit de ces artistes-récolteurs, nous pourrions, à la lettre, appliquer le fameux dictum d’Aristote :
Nous avons déjà parlé de l’imagination dans le traité De l’âme et nous avons établi qu’il n’est pas possible de penser sans image (phantasma, φάντασμα). [Aristote, Petits traités d’histoire naturelle (Parva naturalia)].
Aristote est arrivé à la conclusion que nous avons deux façons de voir : l’une perceptive (aisthetikon) et l’autre imaginative (phantastikon). [John Onians, Neuroarthistory. From Aristotle and Pliny to Baxandall and Zeki, 2007].
Les artistes écrivent, soit des textes, soit même inscrivent des mots dans leurs œuvres, quand elles n’en sont pas constitutives (Jenny Holzer, for one). Mais on garde surtout en mémoire les œuvres plastiques, me semble-t-il. La question à 300 Milliards d’Euros est “Comment l’artiste convoque-t-il les œuvres qui lui viennent ?” “S’agit-il d’images produites dans l’esprit (“mind”) ?” ”Part-il au hasard sur un format et une image se forme peu à peu au fil de l’élaboration ?” “Ce qui est finalement rendu correspond-il à l’image de départ” ? J’ai posé déjà ce genre de questions à des artistes, mais bien trop peu pour avancer quoi que ce soit en terme de piste. Sans vouloir contredire Aristote (il faut se lever de bonne heure si l’on met évidemment à part les considérations purement scientifiques bien entendu obsolètes), on peut dire la chose suivante : Les artistes pensent souvent en images. Autrement dit, là où la plupart des profanes pensent avec des impressions, puis des mots, les artistes pensent en images, qu’ils présentent à la vue et au su de tous. Je suppose que l’image mentale se construit en même temps qu’elle se matérialise et, par là, ne se présentant plus en tant qu’image, car bien entendu une œuvre d’art physique n’est pas une image, cependant que, à partir de sa physicalité, nous nous en faisons bien une image.

La variété des propositions physiques chez Guðný Rósa peut paraître déroutante, mais je suppose qu’un moyen de passer ce sentiment est de considérer qu’elle agit comme une sorte d’entomologiste. Rappelons que le mot est un composé de deux curieusement voisin : ἔντομᾰ (“entoma”, insectes), et ἔντομος (“entomos”, cisaillé, entaillé), ajouté bien sûr au terme de logos, λόγος, discours, parole, etc. Dans sa guise d’entomologiste, Guðný Rósa découpe, coud, perce, entaille, et dans nombre d’œuvres, écrit, c’est-à-dire légende. Un bon exemple de cet agir s’exemplifie dans l’illustration ci-dessus. On dirait exactement une vitrine scientifique. Par exemple, sur le disque transparent, on peut lire “skamma – skanna – prenta – fíá – telja – sauma – afmarka”, soient : « court – scanner – imprimer – écorcher – compter – coudre – délimiter. » Autant d’indications de travail et d’application. Le fait de mettre sous vitrine ces objets façonnés (pour la plupart) par la main de Guðný Rósa renforce cette idée d’une collection taxonomique. Maintenant, de quelle contrée proviennent ces taxons ? De l’imaginaire de Guðný Rósa. Précisons tout de suite le mot « imaginaire », avec notre le toujours élégant Descartes :
Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce Monde pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires, Les philosophes nous disent que ces espaces sont infinis et ils doivent bien en être crus puisque ce sont eux-mêmes qui les ont faits. [René Descartes, Le Monde, ou Traité de la lumière, §VI “Description d’un nouveau Monde et des qualités de la matière dont il est composé”.]
Mon cher René, les artistes elles et eux aussi créent des “espaces imaginaires” ! N’avons-nous pas ici une merveilleuse définition de la physicalité des objets d’art ? Ce qui, encore, est un mystère, c’est la rencontre entre l’objet rapporté (de cet espace imaginaire) et la connexion avec le regardeur.

Je veux dire, à n’importe quel endroit où se trouvent des œuvres d’art en quantité, l’œil, parfois quasi automatiquement, est attiré ou révulsé ; curieux ou déjà blasé. Bien sûr, dire « l’œil » est un raccourci ; c’est le cerveau-esprit qui réagit. Et il arrive bien souvent que l’œil soit plutôt chassé qu’attrapé, c’est ainsi. Les œuvres de Guðný Rósa ont le chic pour attirer. Mais n’allez pas croire qu’il s’agisse là de séduction ; non, car on frôle des occurrences, telles que… silence, énigme, mystère — explicite parfois — et traces de cartographies, comme les deux images ci-avant et ci-dessous. En s’approchant, on constate bien des surfaces signifiantes, et quant à ce qu’elles signifient, ce n’est pas moi qui vais vous le dire, car il ne faut pas cerner l’interprétation. Pour ma part, les deux images m’évoquent des lieux, depuis un survol. Prenez “Balance” (ci-dessus), et remarquez cette légende discrète :

On lit “broken balance-cells”, “rompu équilibre-batterie”, ou “rompu équilibre cellulaire”…? En tout cas, en dessous, cela chute, et on ne trouve plus de forme inscrite dans le moindre point de couture. Il s’est donc passé quelque chose. Notez que la forme, façon île, semble le produit d’un détachement.

M’apparaît ici comme un relevé topographique, avec une frontière bien distincte. Mais encore ?
Guðný Rósa : Je sais rarement où je vais mais c’est dans le geste que se trouve la valeur du travail. […] Quelquefois, je peux me donner certaines règles mais elles sont juste à considérer comme amorce pour faciliter le voyage, le cheminement dans le processus de travail comme par exemple m’obliger à faire 230 points ou numéroter des coulées de gouache, peut me permettre l’entame d’un trajet, m’aider à trouver un chemin, à rentrer dans le travail. (Entretien avec Pascale Viscardy, ici).

Topographie ou pas, il se passe des choses. De quel type ? On pourrait dire ceci : Les éléments actifs (le blanc) s’amenuisent aux abords des frontières. Comme l’indique la légende, il s’agit principalement d’une “couverture de livre pelée sur papier”. On suppose donc que l’artiste à poncé la couverture, jusqu’à obtenir ce statut pelucheux du blanc, et puis en gardant du gris qui, supposera-t-on, couvre “naturellement” le blanc.

Les œuvres, et le travail, de Guðný Rósa, nous rappellent aussi combien il faut du temps pour réaliser une œuvre d’art (nonobstant, évidemment, le talent, la génialité, la trouvaille, le métier, la pratique, etc.), et l’Untitled ci-dessus en est encore une illustration. Mais avant d’y venir, considérons l’espace. Notez les quatre endroits couturés. Ils délimitent et participent du dessin (partons du principe que c’est un dessin, il y a longtemps que pour beaucoup d’artistes le dessin est tridimensionnel, i.e., longueur, largeur, épaisseur, matériaux mixtes). Les points délimitent, tout comme la ligne au dessus, qui est connectée au dessin principal par deux formes que l’on dira cellulaires.
Travail. Rien que depuis ce détail on constate la précision quasi clinique des opérations. Rupture :
Il se passe autre chose. Des traits fuligineux s’échappent d’une zone dans laquelle on identifie des rondins, dont l’un à tête de canard, ce qui n’est pas banal. Serions-nous tout bonnement au bord d’un étang ? D’un étang, cousu de fil blanc. Terminons cet article avec une illustration qui se suffira à elle-même, car les mots seraient superflus, et avec quelques images du stand (B15, touché !) de l’Irène Laub Gallery, à Drawing Now, Paris

PS. Je remercie Irène Laub pour son aide très aimable et prompte quant aux demandes de visuels, et ce d’autant plus dans un timing plutôt busy.