Pourquoi parler de « poïétique » pour les objets créés par Noémie Pilo, et, par exemple, non pas d’hypostase ? Rappelons que l’hypostase consiste à transformer un élément basal en autre chose que ce qu’il est. Tel peintre utilise de la peinture à l’huile. La peinture sortie de son tube ne fait pas encore le tableau, c’est le peintre qui va le faire. Le moment où le peintre, l’artiste, produit une forme sur la surface choisie, il est dans l’hypostase. Mais attention, « hypostase » ne signifie pas « réussite », mais procédé, processus. Et c’est pour cela que l’on peut parler d’hypostase réussie (comme ici). À partir de l’hypostase, on peut, bien entendu, aller plus loin. L’un de ces “plus loin” consiste en un passage au poïétique. Je dois reconnaître que je ne marche sur des œufs, des œufs que je couve moi-même, ce sont les miens, en bonne autruche, mais après tout, je ne prends que mon risque à moi tout seul, comme souvent. Alors disons que le poïétique, en art plastique — au fait, je ne crois pas que le poïétique existe en peinture — c’est un supplément, presque comme on dit un supplément d’âme. Pour le dire ainsi : l’hypostase, c’est le basal en art. Notre Paul Valéry (Cahiers T.I) nous dit que, le poïétique, tient du savoir-faire. Je divergerais. Pour le dire à ma façon : Le poïétique, c’est ce qui va donc plus loin que l’hypostase, mais cet “aller plus loin” n’est pas un rebond, c’est un “plus loin” dans l’immanence, c’est-à-dire que l’objet poïétique est présent mais il est plus que cela ; il est plus que présent. Mais ce “plus que” est un surplus à l’objet même, un surplus qui le dépasse en tant qu’objet, dans le sens où “il” est là, mais on ne peut saisir son entièreté, car sa présence résonne dans une autre langue, pour le dire ainsi, et cet autre langue qui justement fait le poïétique.
En résumé : L’hypostase est l’état basal d’une œuvre d’art — mais c’est déjà “quelque” chose. Le poïétique, c’est un supplément à l’hypostase qui n’est pas contenu en elle. On pourrait dire, pour reprendre un terme philosophique, que le poïétique est supervenant à l’hypostase, il ne vient pas sans elle mais elle peut très bien “faire” sans elle (i.e., la “supervenance”. En français on écrit « survenance », mais je ne le reprends pas). La supervenance, en art, permet le poïétique, c’est même sa condition. Prenons un exemple chez Pilo :

La légende augmentée (sur le site de Noémie Pilo) nous dit : « Inspiré du hiéroglype du mot “benben” qui, dans la mythologie égyptienne, est la première pierre émergée du chaos est un rayon de soleil pétrifié.» L’exemple de “Benben” est très approprié pour mon frayage (“Bahnung”). Avec cette pièce, nous pouvons considérer où se tient l’hypostase et où commence le poïétique. Wait a minute. La légende est quelque peu discutable, et il ne faut certainement pas en tenir grief à l’artiste, il y a tellement de choses écrites sur l’Égypte antique, et spécialement à boire et à manger sur l’Internet. Tentons d’éclairer quelque peu le fameux sème “benben” :
Les météorites ont peut-être joué un rôle plus direct dans la religion d’État. La « pierre de Benben » était au centre du culte dans le temple du dieu soleil Re à Héliopolis. Le mot benben est dérivé du verbe weben qui signifie « briller ». Il peut donc être associé au premier rayon de soleil ou au monticule de la création qui a émergé des eaux du chaos au début des temps. L’original de la pierre de benben a été perdu dans l’Antiquité, mais des illustrations contemporaines indiquent qu’il s’agissait d’un rocher en forme de pyramide ou de cône, ce qui a conduit à suggérer qu’il pouvait s’agir d’une météorite. (The Geological Society, ici).
Les idées solaires auraient dominé les cultes stellaire et osirien à partir de la 4e dynastie, lorsque le véritable modèle de pyramide a été introduit (Breasted, pp.101-2). Beaucoup ont donc affirmé que la pierre de Benben symbolisait le soleil. James H. Breasted, l’un des instigateurs de ces affirmations, a noté la similitude du mot « Benben » avec le mot « Benbenet » (le sommet en forme de pyramide d’un obélisque) et a donc déclaré qu’« un obélisque est simplement une pyramide sur une base élevée qui est devenue un arbre ». Breasted a également émis l’hypothèse que « l’obélisque, comme on le sait, est un symbole sacré pour le dieu Soleil… [il s’ensuit que] le roi a été enterré sous le symbole même du dieu Soleil qui se trouvait dans le saint des saints du temple du Soleil à Héliopolis » (Breasted, pp.70-3). Cette conclusion, peut-être trop hâtive, étendait inévitablement le symbolisme solaire à l’ensemble du monument sous le pyramidion/capstone. Les idées de Breasted ont été soutenues et développées plus tard par I.E.S. Edwards, qui a également proposé que la vue occasionnelle d’un triangle immatériel offert par les rayons du soleil frappant vers le bas à travers les nuages au coucher du soleil pourrait être à l’origine de la forme du Benben « et de son dérivé architectural, la vraie pyramide. Edwards a cherché des preuves textuelles dans les textes des pyramides et a cité les passages 1108 et 1231 : « J’ai posé pour moi ce soleil qui est le vôtre comme un escalier sous mes pieds… » et : “Que le ciel rende la lumière du soleil forte pour vous, que vous vous éleviez vers le ciel…” (j’ai utilisé ici la traduction plus récente de Faulkner). Edwards ajoute ainsi que « la tentation de considérer la vraie pyramide comme une représentation matérielle des rayons du soleil et donc comme un moyen pour le roi défunt de s’élever au ciel semble irrésistible ». Il est vrai que les rayons du soleil sont considérés comme un moyen pour le pharaon mort de monter au ciel, mais plusieurs autres « moyens » visant précisément le même but sont également mentionnés dans les Textes sur les Pyramides. Ces moyens sont les suivants : Sur une échelle (R.O. Faulkner a intitulé l’énoncé 304 « Le roi monte au ciel sur une échelle ») ; sur le vent : « Le roi se dirige vers le ciel sur le vent » (pyr. 309) ; sur un nuage d’orage/la foudre : « Le roi est une flamme (se déplaçant) devant le vent… on lui apporte un moyen de monter au ciel « (Ut 261) ; sur un orage de grêle : « les grêlons du ciel m’ont pris « (pyr. 336) ; sur un flotteur de roseaux/bateau : « les flotteurs de roseaux du ciel sont mis en place pour moi… je suis transporté vers le ciel oriental « (Ut. 263) ; en grimpant sur une corde : “ mettre la corde à l’endroit, traverser la voie lactée… ” (Ut. 254) ; sur les cuisses d’Isis : “ je monte [au ciel] sur les cuisses d’Isis ” (pyr. 379).» [Robert G. Bauval, “Investigation on the Origins of the Benben stone. Was It An Iron Meteorite? Discussions in Egyptology, Volume 14, 1989. Texte ici]
Ces précisions, si l’on peut dire, sur l’intrication du mot “benben” avec le soleil, ne servent pas à déconstruire la légende de la pièce piloïenne, bien entendu, car l’objet, quel qu’en soit l’origine, et qui la dépasse (Pilo n’est pas égyptologue, et moi non plus), demeure, à savoir que nous avons dans notre visée cet objet produit par l’artiste, et c’est bien ce qui compte. Alors pourquoi donner ces informations supplémentaires ? Parce que je suis aussi un chercheur, et les chercheurs, par définition, aiment à vérifier les sources, c’est ainsi.
Reprenons. Le poïétique, c’est la forme très personnelle que lui donne Pilo ; de mot, cela devient un objet, un objet particulier, appelé communément objet d’art. Notez qu’un mot, écrit, peint, n’est pas un objet en soi, c’est une symbolisation concrète. (Je me fais la réflexion soudaine que je devrais certainement réévaluer certaines œuvres étudiées sur ce site depuis le biais du poïétique ; car il est patent que Noémie Pilo n’est pas l’unique récipiendaire de cette faculté méta-mimétique, cependant qu’elle se trouve certainement, comme on dit en sport mécanique, en pole position.)
Le “Benben” de Pilo est poïétique. Pourquoi ? Il l’est déjà depuis sa forme même. Où Pilo a-t-elle “vu” que le mot benben était ainsi fait ? Nulle-part ailleurs que dans son esprit d’artiste. Ayant cherché et ne trouvant pas le nom géométrique de ce “benben”, je l’appellerai un Pilo-forme. Si l’artiste avait formé un mot non inclinée, non pyramidale, avec une ligne supérieure parallèle à la ligne basale, il est probable que “Benben” serait beaucoup moins intéressant. Et quiconque de non-artiste, avec la tâche de produire le mot en trois dimensions, n’aurait pas incliné les plans ni produit cette incurvation. En produisant ainsi cet artefact, Pilo “redonne” ou introduit ce qui ne se trouvait pas dans la naturalité du mot originel, i.e., gravé ou peint, soit le poïétique. L’hypostase, c’est la matérialisation du mot, qui ne la rendrait que présente ; le poïétique, c’est l’obtention d’une “autre” ou “nouvelle” immanence, dans la forme que lui donne l’artiste. Autrement dit, le poïétique, c’est la déformation basale de la présence identitaire — je reconnais x.
à suivre…
Entretien : La jeune artiste Noémie Pilo avec Léon Mychkine. #.1
On distinguera le poïétique de l’autopoïèse, comme ici :
Hugo Pétigny, jeune artiste passionné de lumière, à l’École du Fresnoy