Une interprétation de la performance de Patricia Diart avec un morceau de polystyrène

Dans sa vie d’artiste, Patricia Diart collecte depuis longtemps les objets trouvés. Comme elle l’écrit sur sont site : 

« Depuis plus de quinze ans, je collecte des éphémères dans les rues de San Francisco. En tant que collection de données, ces morceaux de matière se trouvent dans un état entre culture et nature. Dans leur état, ils sont porteurs de ce que Walter Benjamin appelle un “souhait de rêve”, une chose qui a eu un jour du potentiel, mais qui est maintenant en état de décomposition. Créer des assemblages divers ou non (certains objets ont un pouvoir particulier) est une sorte de dessin.»      

Patricia Diart, ”Found objects, Road, metal, balloon”

Les objets trouvés sélectionnés par Diart ne sont pas chosis au hasard ; ils ont une histoire, un passé, témoins des aléas des différents traitements subis par la main mais aussi par des dispositifs d’écrasement divers, de cassage, de froissage, etc.

Patricia Diart, “Found objects, CDs and satellite dish cover”

Jusque là, Diart collectionnait les objets, et puis, un jour, elle en a trouvé un de grande taille. Or, ramené à la maison, elle a décidé de le ressortir, de sortir avec, de le porter, d’abord sur son dos et puis dans ses bras, partout où elle allait, et ce pendant deux ans. Il s’agit là d’une très longue performance. Comme dit dans l’entretien (ici), l’objet polystyrène a en quelque sorte “incarné” l’absurdité de la vie traversée et vécue à l’époque par P. Diart. Mais au lieu de pathologiser cette absurdité, de la rendre lacrymale et apitoyante, elle a décidé de tautologiser comiquement sa traversée de l’Absurdie en adoptant ce morceau de polystyrène, exactement comme un animal-inanimé de compagnie. Et pourquoi pas ? La quantité considérable d’individus marchant dans les rues ou immobile tout en regardant constamment leur smartphone ne constitue après tout qu’un degré inférieur de l’animal-inanimé de compagnie (inférieur, parce que l’animal de compagnie tel le chien, au moins, vous comprend, en partie, il interprète votre voix et vos sentiments, pas le smartphone). Mais SP (pour “Styrofoam Piece”) ressortit à un autre domaine de l’animal de compagnie ; il est l’incarnation d’Absurdia (soit cette entité politico-sociologique qui exige toujours des citoyens tel formulaire A pour obtenir le B, et si pas de formulaire A alors pas de B, encore moins de C, mais peut-être envisager une demande via un formulaire D pour obtenir un formulaire remplaçant B, afin de demander un formulaire A, par exemple, par rétroaction, mais il faut attendre  40 jours pour déclarer la perte du formulaire C, mais comme ce dernier n’a jamais été obtenu, on recommence la procédure). Plus généralement, on peut aussi trouver dans SP le symbole d’un grand nombre d’autres absurdités, notamment celles qui exige, pour chaque citoyen, d’avoir un rôle, un rôle social, et, conséquemment, de “servir” à quelque chose, et il ne pourra être dénié la médaille de l’Absurdité à cette injonction qui fait que la personne humaine doive impérativement être transformée en objet utile. En s’appropriant SP, Diart associe son destin de “nécessaire utilité” momentanément inutilisable à un objet totalement inutile. Il y a alors un retournement de situation dans le processus intégré-inconsciemment du capitalisme réificatoire : Puisque la société me contraint d’être un objet utile et que je suis momentanément inutile en tant qu’exploitable par quelque traitement administratif ou salarial que ce soit, voici ma réponse performative : j’arbore mon contre-emploi, mon double inanimé qui ne sert littéralement à rien, un déchet. C’est bien la nature du déchet, que de ne servir à rien. Ainsi, Diart, entité vivante et artiste, est toujours accompagné de son doppelgänger made in Absurdia, le “truc” qui montre la véritable nature suspensive de l’Inutile ontologique, ce quoi par ailleurs se sentent réduits toutes ces personnes qui ne vivent que pour le travail salarié et qui, privés de cette aliénation, se sentent tout à fait inutiles, ce qui est, bien entendu, une tragédie de la pensée, mais qui révèle, par la même, l’extraordinaire conditionnement social multi-séculaire de notre civilisation, dont le mantra pourrait être : Sois aliéné ou ne sois rien.  

Bien entendu, il ne faut pas négliger l’effet comique, absurdement comique, de la promenade-performance Diart-PS. Il y à là un côté indéniablement drôle et grotesque, absolument incompréhensible pour le quidam. Imaginez-vous dans le métro, avec cette personne qui tient sur ses genoux cette espèce d’objet en polystyrène… Imaginez-vous au restaurant, et soudain, découvrant cette personne qui, en face d’elle, dîne “avec” cet objet… Vous n’y comprenez rien. C’est irrationnel. Ou, bien mieux encore : Imaginez-vous en train de faire vos courses, et de voir cette femme avec son Caddie©, et, posé dessus, cet objet dont on se demande immédiatement ce qu’il fait là, et à quoi il sert ? Grand moment interlope, sans réponse ; car quand on lui demande ce qu’elle “fait” avec cette chose, Diart répond juste qu’elle se promène avec ; c’est tout. Pas de déclaration artistique ou philosophique. C’est d’autant plus interloquant.

Patricia Diart, Image from Current Working Animation

Mais, soudain, est franchi un nouveau cap dans l’odyssée P-SP: l’objet SP est volé. Il faut se rendre à la police. Et c’est à ce moment que l’objet SP, le fidèle, change officiellement de statut ; il s’agit d’une œuvre d’art qui a été volée, pas un vélo, ni une montre ou un sac. Or, le vol d’une œuvre d’art, de fait, acquiert un statut supérieur aux simples objets vulgaires du commun. SP a été anobli par la considération policière. Imaginez l’artiste déclarer à l’officier :« On m’a volé un morceau de polystyrène »… L’officier se demanderait à deux fois avant d’enregistrer la plainte, non ? Que vaut un un morceau de polystyrène ? Absolument rien. Mais ce n’est pas ce qu’a déclarée l’artiste. Elle a bien dit : « Je suis artiste, et on ma volé mon œuvre d’art », et, à ce moment, ça ne rigole plus, c’est sérieux une œuvre d’art, on ne plaisante pas avec cela. Notez que, même sur photographie de l’objet d’art, la police ne s’est pas esclaffée, ils ont procédé à une enquête réglementaire, et même retrouvé le voleur, qui, sur l’annonce que la victime avait portée plainte, répondit qu’il allait prendre un avocat ! Ce qui est tout à fait extraordinaire. (Lire l’entretien) On se demande comment l’avocat, et le voleur, auraient pu expliquer comment on en vient à voler, dans un bar, un morceau de polystyrène ? Encore un indication vers l’absurde le plus achevé. En effet, le voleur ne savait pas que cet objet était une œuvre d’art. Alors comment l’idée extraordinairement saugrenue de voler ce morceau de polystyrène lui est-elle venue ? C’est que nous eussions beaucoup aimé apprendre. Mais cela n’a pas eu lieu, car le “criminal case” a été classé sans suite.

Ainsi s’achevait cette longue performance, qui n’a pas encore dévoilé tous ses signifiés.

 

Patricia = polystyrène = partir à la dérive, en morceaux, comme du polystyrène, sur les rives de l’Absurdie

Davantage sur l’œuvre de Patricia Diart : http://www.diartprojects.com/about/ and https://thecape.substack.com/about

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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Une rencontre kairotique au Centre Pompidou, avec l’artiste Patricia Diart

 

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