L’anthropologue Gell écrit :
Une approche purement culturelle, esthétique, “appréciative” des objets d’art est une impasse anthropologique. Au lieu de cela, la question qui m’intéresse est la possibilité de formuler une “théorie de l’art” qui s’insère naturellement dans le contexte de l’anthropologie, en partant du principe que les théories anthropologiques sont “reconnaissables” au départ, comme des théories sur les relations sociales, et pas autre chose. La façon la plus simple d’imaginer cela est de supposer qu’il pourrait y avoir une espèce de théorie anthropologique dans laquelle les personnes ou les “agents sociaux” sont, dans certains contextes, remplacés par des objets d’art.
On peut se demander ce qui permet à Gell de déclarer que l’approche culturelle (esthétique) des objets d’art est une impasse. Il semble bien que deux civilisations au moins, la Chine et l’Occident, se sont en partie établies sur de très profondes considérations artistiques, culturelles, esthétiques, sociales, philosophiques, métaphysiques, religieuses et ce, sur des millénaires. Or Gell semble balayer ces héritages, ces civilisations, d’un revers de main, en voulant subsumer l’existence multi-factorielle et multi-vectorielle du couple Culture→Art (appelons-le ainsi, tout autant qu’il existe le couple Culture→religion, Culture→société, etc.) sous la seule notion d‘anthropologie, et plus précisément les “relations sociales”, ce qui, d’emblée, est aussi problématique, puisque les domaines des arts, en Occident, se sont justement peu à peu émancipés des relations sociales, non pas pour ne jamais y revenir, mais pour en passer par un détour qui tient à l’individualisation de l’artiste ; individualisation qui était notable dès l’Antiquité, signalée par Cicéron (cité par Gombrich) :
Quel critique qui s’intéresse aux arts mineurs ne reconnaît pas que les statues de Canachus sont trop rigides pour reproduire la vérité de la nature ? Les statues de Calamis sont encore dures, et pourtant plus vivantes que celles de Canachus. Même Myron n’a pas encore atteint le naturel, bien que l’on n’hésite pas à qualifier son œuvre de belle. Les statues de Polyclète sont encore plus belles et, à mon avis, tout à fait parfaites. La même évolution peut être observée dans la peinture. Chez Zeuxis, Polygnote, Timanthe et d’autres, qui n’utilisaient que quatre couleurs, nous louons leur contour et leur dessin, mais chez Aetion, Nichomaque, Protegenes, Appelle, tout a été porté à la perfection.
Un artiste, un écrivain, n’a pas pour but d’établir des relations sociales ; son but, c’est sa création. Éventuellement, quand il se sentira près, il tentera de “montrer”, de faire lire, de faire entendre, son travail. Et c’est uniquement dans ce second temps que l’artiste peut, s’il le désire, réintégrer un certain champ des relations sociales. Nous y reviendrons. Demandons-nous pourquoi Gell tient-il tellement à ramener l’ensemble de l’Histoire de l’art occidental (et du coup, et implicitement, chinois, art qu’il ne mentionne absolument pas) dans le giron de l’anthropologie ? Maurice Bloch (1999) nous le dit :
Le problème, pour lui, est qu’une approche esthétique des objets d’art est inapplicable aux cultures non occidentales et que, pour être vraiment anthropologique, une théorie, si elle prétend expliquer un phénomène universel, doit pouvoir s’appliquer au monde entier. Bien sûr, il a été discuté sans fin de ce qui est, ou n’est pas, de l’art, et il est devenu maintenant évident que l’art est impossible à définir, même si une notion, qui ressemble quelque peu à celle que s’en fait le monde occidental contemporain, existe en dehors de ce contexte culturel spécifique.
On se demande comment il se ferait que l’art est impossible à définir, comme le dit Bloch… Mais par ailleurs, on voit bien la brèche nihiliste proposée par Gell : Il entend araser la “nature” (d’aucuns diraient l’essence) même de l’art occidental afin de la faire rentrer dans les cadres sociaux des “autres” cultures “artistiques” non-occidentales. S’il ne s’agit pas là d’une tentative de réhabilitation du lit de Procuste, on peut se demander de quoi il peut retourner. Pour le lecteur, rappelons que, dans la mythologie grecque, Procuste — Prokroústês, « celui qui martèle pour allonger » — était le surnom d’un brigand de l’Attique dénommé Polypémon (« le très nuisible »). Il est resté connu pour ce trait de caractère cruel et absurde : Chaque personne invitée à passer la nuit chez lui se voyait coupés les membres qui dépassaient du lit, tandis qu’il tirait sur les pieds des personnes plus petites pour les agrandir… Faire un lit de Procuste, cela revient donc à tailler dans la chair même du vivant pour l’adapter au cadre qu’on a choisi pour lui. C’est exactement ce que fait, théoriquement, et métaphoriquement parlant, Gell : Puisque les contraintes théoriques et historiques de l’art occidental ne correspondent pas aux critères des “œuvres d’art” non-occidentales, dissolvons-les donc dans des critères exotiques ! C’est une opération qui témoigne d’une rare malhonnêteté intellectuelle, doublée d’une incroyable volonté révisionniste et, je le redis, nihiliste. Par ailleurs, il n’est pas étonnant que, puisqu’il est affirmé que les “critères” occidentaux de l’art ne peuvent s’adapter à ceux issus d’autres civilisations — on oublie, et encore à des fins de simplification et de révisionnisme, la Chine —, alors, par un renversement assez ahurissant, ces “critères” seront récupérés et dénoncés par le mouvement dit “décolonial”, qui trouve là un argument qui lui semble indubitablement faire un effet de preuve à charge ; comme s’il fallait se sentir coupable que l’Occident ait inventé et promu, dès l’Antiquité, des “critères” conceptuels et esthétiques au sujet de l’Art, et comme si, donc, ces critères avaient été, d’emblée, pollués par une conscience nécessairement hégémonique et impérialiste, ce qui est, de facto, autant infondé que ridicule. Mais ce mouvement de révisionnisme conceptuel et historique constitue probablement une lame de fond, dont on retrouve un élément dans ce qu’écrit l’historien et anthropologue Jan Vansina :
L’art est un terme de la culture occidentale mais très inexact. La limite entre ce qui peut être considéré comme une œuvre d’art visuel et un autre type d’objet fabriqué par l’homme est souvent un sujet de controverse. […] Tout ce que nous pouvons dire, c’est que l’art traite de la forme et exprime des images ou des métaphores.
On ne voit pas ce qui permet à Vansina d’écrire ne serait-ce que la première phrase de notre extrait. À le prendre au mot, on ne distingue pas entre un tableau d’Ellsworth Kelly et une table de cuisine. Mais, là encore, comme chez Gell, c’est l’approximation qui permet le brouillage des notions et la confusion des valeurs. Et alors, on le voit bien, ce genre d’affirmations à l’emporte-pièce, tout autant fallacieuse que ridicule, encourage l’esprit de ceux qui, décidément, veulent dissoudre les catégorèmes artistiques occidentaux dans un tout-venant international, où tout vaut tout, et tout est égal à tout. Là encore, on rencontre à la fois une incompréhension obstinée de ce qu’est l’art en Occident, de ce qu’il représente, de son importance, bref, de sa “nature” spécifique. C’est cette confusion, par ailleurs, qui permet une espèce de tolérance assez éhontée face à un art soi-disant “décolonial” qui, le plus souvent, reflète d’une médiocrité assez consternante, voire procède de resucées inanes. Avec de tels présupposés, c’est bien l’art lui-même qui est menacé de forclusion.
Gell, tout comme Vansina, mais aussi Descola, et d’autres, prennent le “problème” (s’il y a) à l’envers : Si d’aucunes sociétés non-occidentales n’ont pas trouvé leurs places dans les taxonomies occidentales il en revient certainement à elles seules de “trouver”, de forger des concepts adéquats relatifs à leurs cultures, ce qui serait, d’ailleurs, un juste retour des choses, “avant” toute intrusion conceptuelle occidentale. Mais plus grave, Gell et consorts tentent de fondre ici une temporalité atemporelle dans une autre, soit celle du monde de la culture dans celui des mœurs, du social. Le social ne dure pas, la culture, si. Plus personne, au XXIe siècle en Italie, et/ou en Europe, n’entretient des relations sociales telles que produites et reproduites par un citoyen napolitain du Quattrocento, si tant est que nous puissions même en avoir, sans quelque recherche, une idée. Cependant, l’art du Quattrocento n’est pas obsolète, il n’est pas hors du temps. De ridicule se couvrirait le spécialiste qui dirait qu’une toile de Paolo Uccello “n’est plus” une œuvre d’art. Il s’agit bien d’une question de temporalité…
Rappelons-nous les mots d’Hannah Arendt :
En raison de leur exceptionnelle permanence, les œuvres d’art sont les plus intensément mondaines de toutes les choses tangibles ; leur durabilité est presque insensible à l’effet corrosif des processus naturels, puisqu’elles ne sont pas soumises à l’usage des créatures vivantes, un usage qui, en effet, loin d’actualiser leur propre but inhérent — comme le but d’une chaise est actualisé lorsqu’on s’assoit dessus — ne peut que les détruire. Ainsi, leur durabilité est d’un ordre supérieur à celui dont toutes les choses ont besoin pour exister ; elles peuvent atteindre la permanence à travers les âges. Dans cette permanence, la stabilité même de l’artifice humain, qui, étant habité et utilisé par des mortels, ne peut jamais être absolue, atteint une représentation qui lui est propre. Nulle part ailleurs la pérennité du monde des choses n’apparaît avec autant de pureté et de clarté, nulle part ailleurs donc ce monde des choses ne se révèle de manière aussi spectaculaire comme la demeure non-mortelle d’êtres mortels. C’est comme si la stabilité du monde était devenue transparente dans la permanence de l’art, de sorte qu’une prémonition de l’immortalité, non pas l’immortalité de l’âme ou de la vie, mais de quelque chose d’immortel réalisé par des mains mortelles, est devenu tangiblement présent, pour briller et être vu, pour sonner et être entendu, pour parler et être lu.
Arendt nous met en garde : l’usage des œuvres d’art ne peut que les détruire. On n’use pas d’une œuvre d’art comme on use d’une table, d’un vêtement ou d’une cuiller. On ne se sert pas d’une œuvre d’art comme on se sert d’un objet rituel, ce que sont la plupart des objets dit d’art chez les peuples non-occidentaux tels qu’africains ou encore pré-colombiens, entre autres. Un oracle Kafigeledjo (groupe Senoufo, Côte d’Ivoire) n’est pas une œuvre d’art, c’est un objet rituel et magique, doté de pouvoirs. De la même manière, une statue Kesi (peuple Lumbo, Gabon), n’est pas non plus une œuvre d’art, puisqu’il s’agit d’une figurine qui représente un esprit enfermé dans la statue. C’est le nganga kosi (le piégeur de sorcier) qui commande l’exécution de la statue kosi, en vue de matérialiser une essence individuelle ou une force de vie. Et l’on pourrait multiplier les exemples. À l’inverse, se sert-on d’un tableau de Botticelli pour conjurer le sort ou invoquer les esprits ? Absolument pas. L’œuvre d’art n’a pas besoin de s’adosser à un régime externe de croyance en dehors d’elle-même — “croire” en l’art, par exemple, suffit à apprécier une œuvre d’art sans adossement mystique, parce que l’art est un régime en soi. Croire en l’art, cela signifie croire en la valeur de l’art, en sa puissance, à la fois transcendante et transcendantale, et par delà toute réduction sémantique. Ne pas croire en l’art ne provoque nul tourment, et n’est pas contre la politique des gouvernements, et rien ne vous arrivera si vous n’aimez pas Picasso. Là où, encore, Gell (et ses suiveurs) se trompe lourdement, c’est quand il dissout la temporalité de l’œuvre avec celle de l’objet social-relationnel (qu’il soit quotidien ou cultuel). L’œuvre d’art, nous rappelle Arendt, est dotée d’une « durabilité d’un ordre supérieur, elle peut atteindre la permanence à travers les âges ». De fait, les œuvres d’art sont “conduites” dans une sorte de vortex hors-temporalité mondaine et nécessiteuse, elles résident dans « la demeure non-mortelle d’êtres mortels.» Elles sont dotées de cette capacité, propre justement à la Culture, de toucher à la fois le temporel, par la réception qu’en ont ceux qui sont capables de s’y intéresser, et d’y être réceptifs (il faut aussi faire des efforts intellectuels de temps en temps), et de demeurer à la fois hors-temporalité. Ainsi, et contrairement à l’objet profane, ou cultuel, l’œuvre d’art ne répond pas nécessairement à une demande immédiate ; on a le temps pour une œuvre d’art. Maintenant, comment se fait-il que telles œuvres d’art traversent les siècles ? est une question qui mérite encore d’être reposée, tant elle est, somme toute, évidente et énigmatique. Ainsi, les œuvres d’art réussissent cet exploit d’outrepasser la stricte temporalité de la vie humaine, devenant, pour ainsi dire, trans-humaines, trans-mondaines. Face à cette supra-durabilité, aucun objet profane ne peut engager la comparaison. Et, au passage, il n’y a pas cinquante manières de considérer un objet rituel, tandis que l’interprétation, en art, est infinie et polysémique depuis l’invention même de son objet.
L’une des grandes ironie relativement à ce que l’on appelle, par exemple, l’“art africain”, c’est que, justement, la plupart y voient un attrait purement esthétique ou décoratif, avec un indéniable frisson d’exotisme, de magie, voire de maléfice, ce qui veut dire, à la vérité, que la plupart des regardeurs ne comprennent rien à ce qu’ils voient, car tout est codé dans l’art africain, du moindre segment peint à la moindre incrustation statuaire. C’est ce que nous apprennent de nombreux spécialistes, tels T.O. Beidelman (1993) ou encore Bàrbaro Martìnez-Ruiz (2013). Le premier nous dit par exemple que le tissu Kuba (Zaïre) codifie des secrets dans les formes géométriques, que « la codification apparaît dans les systèmes graphiques partout en Afrique », que les moindres scarifications ou gravures sur une statue signifient quelque chose de très précis. Exemples trouvés dans mes recherches :
Autrement dit si, en tant qu’occidentaux, nous avons une chance de comprendre une bonne partie de l’art de notre civilisation, il y a fort à parier que nous ne pouvons rien comprendre à l’“art” africain, tant il est codifié et ramifié au sein des relations sociales, tant profanes que mystiques, nous échappant totalement ; Beidelman précisant même que de nombreux codes, par exemple dans le textile, ne sont interprétables que par leurs destinataires, c’est-à-dire des initiés. À partir de là, face à l’anthropologue qui se pique de réduire l’art occidental à sa portion sociale et/ou exotique, on s’attendrait à ce que Gell, notamment, rappelle ce que signifient tel ou tel signe sur les illustrations dans son livre, mais aussi, transpose dans les relations sociales en ce qu’elles ont de plus trivial les multiples signes de l’art africain, afin de fournir, à tout le moins, des équivalences au niveau des catégorèmes. Mais même la première attente est déjà déçue. En effet, à un moment, Gell évoque les gourdes à chaux du peuple mélanésien iatmul. De quoi s’agit-il ?
Les Iatmul et d’autres peuples du Sepik Moyen utilisent la noix de bétel, le fruit du palmier areca, qu’ils mâchent avec de la chaux fabriquée à partir de coquilles ou de coraux brûlés et d’autres substances pour produire un léger effet stimulant. Chez les Iatmul, les récipients ornés et les spatules utilisés respectivement pour contenir et servir la chaux avaient des fonctions cérémonielles et pratiques. Les récipients cérémoniels à chaux étaient offerts aux garçons nouvellement initiés par leurs oncles maternels pour marquer leur nouveau statut. Le dessus de ces récipients est percé d’un trou permettant d’insérer la spatule à chaux, et les extrémités inférieures sont souvent ornées de sculpture représentant des animaux totémiques ou d’autres êtres surnaturels. L’extrémité inférieure des spatules à chaux Iatmul est sculptée d’une série de stries. Pour exprimer leur fierté, leur assurance ou leur colère, les hommes Iatmul enfonçaient et retiraient rapidement la spatule du récipient de chaux, de sorte que les stries, en frottant contre les bords de l’orifice du sommet, produisaient un bruit de grincement. (Notice du MeT).
Gell ne décrit pas ces gourdes à chaux, se contentant de dire qu’elles sont « décoratives ». À quoi bon niveler la culture occidentale et tenter d’araser la notion d’œuvre d’art si c’est pour ne pas même décrire, mieux, exégiser les objets extra-européens auxquels Gell a recours pour alimenter son discours ? Car non seulement la photographie choisie par Gell est incomplète (il manque les spatules), mais en sus il est plus que probable que les motifs peints sur les récipients doivent signifier quelque chose. Quoi ? Ce n’est pas Gell qui le dira.
Au contraire, la théorie de Gell consiste à toujours niveler les différences entre œuvre d’art et objets exotiques (il ne faut pas voir ici l’adjectif comme péjoratif), avec sa théorie (assez fumeuse) de l’Index :
Je propose que les « situations de type art » puissent être distinguées comme celles dans lesquelles l’“ index” matériel (la “chose” visible, physique) permet une opération cognitive particulière que j’identifie comme l’abduction de l’agence [‘abduction of agency’]. Dans la sémiotique piercean [sic], un “index” est un « signe naturel », c’est-à-dire une entité à partir de laquelle l’observateur peut faire une sorte d’inférence causale ou une inférence sur les intentions ou les capacités d’une autre personne. L’exemple habituel d’un « indice » est la fumée visible, qui indique un “feu”.
Tout d’abord, et nous sommes gênés pour Gell, on écrit “Perciean”, et non pas “Piercean”, car ici Gell évoque le philosophe Charles Sanders Peirce [!] Comment Gell peut-il commettre un tel lapsus calami, et ce, plusieurs fois ? Nous n’en savons rien. Mais voyant avec quel sérieux Gell épelle son nom, vérifions auprès du philosophe :
Un index est un representamen qui remplit la fonction de representamen en vertu d’un caractère qu’il ne pourrait pas avoir si son objet n’existait pas, mais qu’il continuera a avoir de la même façon qu’il soit interprété en tant que representamen ou non. Par exemple, un ancien hygromètre est un index. (C.S. Peirce, “The Categories Defended”, Harvard lecture, 9 April 1903).
On voit donc que l’index, chez Peirce, ne ressort pas à quelque chose de complexe, qui emprunterait des détours exégétiques comme peuvent les produire œuvres d’art et objets rituels et/cultuels exotiques. Ainsi, ni un tableau de Gauguin ni une statue Kesi ne constituent des index. Pourquoi ? Parce que leur lecture n’est pas immédiate, comme l’est un banal contrôle oculaire sur un hygromètre ; l’hygromètre ne représente que lui-même, il ne donne pas lieu à une polysémie, il est purement représentationnel, pour parler comme Dretske, il (l’hygromètre) a une “fonction”, et pas cinquante. Or il serait bien grotesque de dire qu’une œuvre d’art a une fonction. Ce serait un postulat absurde. En revanche, il est bien possible que la statue Kesi ne soit dotée que d’une seule fonction, et requise dans un cadre très délimité, ce que ne connaît pas non plus l’œuvre d’art ; il n’est pas obligatoire d’exercer un rituel pour regarder un tableau de Rembrandt. Mais Gell a recourt aussi au concept d’« abduction ». Qu’en dit-il ?
L’abduction est un cas d’inférence synthétique « où nous trouvons des circonstances très curieuses, qui s’expliqueraient par la supposition qu’il s’agit d’un cas de règle générale, et nous adoptons alors cette supposition » (Eco 1976 : 131, citant Pierce [sic] ii. 624). Ailleurs, Eco écrit : « L’abduction … est un tracé provisoire et hasardeux d’un système de règles de signification qui permet au signe d’acquérir sa signification …. [elle] se produit avec ces signes naturels que les stoïciens appelaient indicatifs et que l’on pense être des signes, sans pour autant savoir ce qu’ils signifient » (Eco 1984 : 40). L’abduction couvre la zone grise où l’inférence sémiotique (des significations à partir des signes) fusionne avec des inférences hypothétiques d’un type non sémiotique (ou non conventionnellement sémiotique), telles que l’inférence de Kepler depuis le mouvement apparent de Mars dans la nuit étoilée, que la planète a parcouru dans une figure elliptique.
On voit encore que Gell veut ouvrir la porte à une certaine forme de logique en présence d’une “situation de type art”, situation qui s’éclaircirait favorablement quant à la résolution de son énigme potentielle grâce à l’index et au phénomène cognitivo-hypothétique de l’abduction. Tout cela n’est pas sérieux. Car si l’œuvre d’art pouvait se résoudre sous forme logique quant à son explicitation, il y a bien longtemps, et notamment via le Logicisme du début du XXe siècle, que nous en aurions eu toutes les clés. Or existe-t-il une telle serrurerie ? Certainement pas.
Citons encore Arendt :
Le monde des choses créé par l’homme, l’artifice humain érigé par l’homo faber, devient une maison pour les hommes mortels, dont la stabilité résistera et survivra au mouvement toujours changeant de leurs vies et de leurs actions, seulement dans la mesure où elle transcende à la fois le simple fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la simple utilité des objets produits pour l’usage. La vie dans son sens non biologique, le temps dont dispose chaque homme entre la naissance et la mort, se manifeste dans l’action et la parole, qui partagent toutes deux avec la vie sa futilité essentielle. Les « grandes actions et les grandes paroles » ne laissent aucune trace, aucun produit qui puisse subsister après le moment de l’action et de la parole. Si l’animal laborans a besoin de l’aide d’homo faber pour faciliter son travail et soulager sa douleur, et si les mortels ont besoin de son aide pour ériger une maison sur terre, les hommes qui agissent et parlent ont besoin de l’aide d’homo faber dans sa capacité la plus élevée, c’est-à-dire l’aide de l’artiste, des poètes et des historiographes, des bâtisseurs de monuments ou des écrivains, car sans eux le seul produit de leur activité, l’histoire qu’ils mettent en scène et racontent, ne survivrait pas du tout. Pour être ce que le monde est toujours censé être, une maison pour les hommes pendant leur vie sur terre, l’artifice humain doit être un lieu propice à l’action et à la parole, à des activités qui ne se limitent pas à l’art et à la culture. Il s’agit d’une activité inutile pour les nécessités de la vie, mais d’une nature entièrement différente des multiples activités de fabrication par lesquelles le monde lui-même et toutes les choses qu’il contient sont produits. Nous n’avons pas à choisir entre Platon et Protagoras, ni à décider si l’homme ou un dieu doit être la mesure de toutes choses ; ce qui est certain, c’est que la mesure ne peut être ni la nécessité impérieuse de la vie et du travail biologiques, ni l’instrumentalisme utilitaire de la fabrication et de l’usage.
La première phrase en gras (je t’aide, lecteur, ne suis-je pas bon ?), lisible dans un livre publié en 1958, pourrait avoir été écrite hier (comme l’ensemble du livre, on l’a compris). Il est bien évident que les sociétés modernes (“ailleurs” c’est pire), n’ont eu de cesse de convertir par tous les moyens les citoyens des différents états concernés en bonne bêtes de somme (bêtes de trait), c’est-à-dire en travailleurs. Et notre bon Premier Ministre nous rappelle régulièrement à quel point la “valeur travail” est ontologique, indissociable de la dignité humaine. Oui, certes. Mais l’art, croyez-vous qu’il se fabrique uniquement huit heures par jour et cinq jours sur sept ? Croyez-vous que les artistes sont obsédés par les jours de congé et les vacances ? Non. Ce sont bien eux qui travaillent le plus, avec souvent le mépris en retour. Car, disait Arendt, les artistes ne « travaillent » pas, ils « œuvrent ». Travailler, ce n’est pas œuvrer. Cela relève de deux domaines tout à fait distincts. Arendt nous le rappelle, au cas où des têtes bien faites mais qui ne connaissent rien de la vie ni de la civilisation n’ont de cesse de vouloir nous faire oublier cette dichotomie profonde, qui fait notre humanité. Bien entendu, nos civilisations on inventé le “culturel”, soit la transformation de la Culture en bien de consommation (à partir des années 1920 aux États-Unis); et ça a très bien marché ; et il s’est donc produit, au sein même de la Culture, une profonde dichotomie, entre, d’un côté, la nécessaire perpétuation du monde de la Culture (bien plus vaste que l’humain seul et son porte-monnaie), et la rentabilité d’une culture à consommer. Dichotomie car, évidemment, si l’on se pose la question de savoir si la Culture est ontologiquement rentable, la réponse est “non”. On peut supposer que si de tout temps les êtres humains avaient été dirigés par des utilitaristes (à l’instar de nos incultes gouvernants), jamais l’Humanité n’aurait “perdu” des milliers d’années à inventer et façonner des outils, ni à en passer autant pour produire le langage articulé, en sus de l’écriture… Nous serions toujours en train de manger des charognes et de pousser cris et grognements en guise de communication.
Refs/Alfred Gell, Art and Agency. An Anthropological Theory, Clarendon Press, London, 1998 /// Maurice Bloch, “Une nouvelle théorie de l’art”, Terrain, 32 | 1999 /// Alisa La Gamma, Art and Oracle. African Art and Rituals of Divination, The Metropolitan Museum of Art, New York, 2000 /// Ernst Gombrich, The Preference for the primitive. Episodes in the History of Western Taste and Art, Phaidon Press, 2006 /// Jan Vansina, Art History in Africa. An Introduction to Method, Routledge, London & New York, 1984 [1999] /// Hannah Arendt, The Human Condition, The University of Chicago Press, 1958 (2nd Ed), 1988 /
En Une : Kiyoshi Nakagami, Galerie Richard, Paris
Léon Mychkine