Je voulais photographier des nuages pour découvrir ce que j’avais appris en 40 ans sur la photographie
Ce qui est intéressant, dans cette photographie, among other things, c’est bien entendu le fait qu’il n’y a pas que des nuages ici. Il y a la lune. La lune éclaire, irradie, les nuages. Ce qui me titille, c’est pourquoi il a appelé cette série, “Equivalent”. L’autrice Phyllis Rose (2019) nous éclaire :
De plus en plus, il se tourna vers le ciel. Il avait photographié les nuages depuis 1922 et continuerait de le faire pendant des années. D’abord il les appela “Music”, puis “Songs of the Sky”, et plus tard “Equivalents”, signifiant qu’ils étaient équivalents à ses états intérieurs […] Parce qu’il croyait trouver dans les nuages des équivalents à ses propres émotions. […] il les présentait comme des « équivalents de mon expérience de vie la plus profonde, de ma philosophie de base de la vie ».
Qui, un jour, sera capable de comprendre les artistes ? (et notez, pas tous ! certains…). Avec une telle citation, nous sommes en plein Rothko. “Quel est le rapport ?”, vous demandez-vous. Eh bien, Rothko, quand il devient vraiment un peintre intéressant, c’est-à-dire après ses figurations sans avenir, lui aussi, se débarrasse du superflu et décide de peindre ses émotions (à tout hasard, un article ici). Bon, revenons aux nuages. Il faut le savoir, qu’il s’agit de nuages. On pourrait très bien “paréidolier” autre chose. En fait, non. Ce sont bien des nuages. Après, et l’on comprend l’intérêt, chez Stieglitz, c’est la nature même du matériau. C’est extraordinaire un nuage. Tout le monde sait que c’est de la vapeur d’eau, mais enfin, quand vous faites bouillir de l’eau, une partie s’évapore, et vous ne créez pour autant aucun nuage ! Mystère. Le nuage, entre autres caractéristique, est très volatil, entendez, il peut se désintégrer, changer de forme, ou bien tel pendant des heures. Il y a donc les nuages-elfes et les nuages pachydermiques, les nuages furtifs et les nuages qui prennent tout la place du ciel, comme en ce jour où j’écris. On dit « ciel couvert », « couverture nuageuse », mais comment le ciel pourrait être couvert ? Il y a toujours du ciel au dessus des nuages (c’est beau comme du Sagazan…), alors donc les nuages se mettent, en quelque sorte, sous le ciel, et le bleu est ainsi masqué, car le ciel au dessus des nuages est toujours bleu. La matière du nuage est éminemment mystérieuse. Pensez, il peut être inoffensif, ou bien terrifiant — que serait l’ouragan sans nuage ? Et la tornade, n’est pas un nuage connecté au sol et gonflé au stéroïdes ? Stieglitz photographie plusieurs périodes de représentations chez les nuages, car il sont tous différents, et d’ailleurs ils détestent la répétition — un nuage ne se reforme jamais dans une “origine” formative, ce n’est pas un Barbapapa. Autant dire qu’il est impossible de photographier, et donc de répertorier, toutes les formes prises par les nuages, car ils sont différents même dans un espace donné — le “cadre” du ciel sous vos yeux —, on peut y voir de nombreuses formes de nuages qui n’ont aucun rapport entre elles ; dans ce cas, on dit que “les nuages font le show”, comme ici (pardon Monsieur Stieglitz !) :
Cette puissance formelle de l’amorphe que l’on sent en action dans la « rêverie des nuages », cette totale continuité de la déformation doivent être comprises dans une véritable participation dynamique. (Bachelard)
De fait les nuages peuvent se transformer très rapidement sans que l’on ne comprenne tout le temps comment cela est possible. Bien entendu, l’air, le vent, jouent un rôle dans ces transformations, cependant qu’ils restent souvent discrets. Mais dans le cas du “Equivalent” étudié ici, c’est assez homogène du point de vue de la composition, il semble que les nuages attrapés dans le capteur eurent envie de la jouer solidaire et homéomorphe, ce qui, déjà, se discute, car on pourrait distinguer trois, voire quatre formes de ce que j’appellerais des grumeaux. Il y a donc là des grumeaux espacés, des grumeaux fondus, des grumeaux de taille respectable, et des grumeaux tout petits. Voilà pour la catégorie des nuages-grumeaux (catégorie que ne reconnaît toujours pas Météo France par ailleurs).
J’aimerais revenir sur cette citation en exergue :
Je voulais photographier des nuages pour découvrir ce que j’avais appris en 40 ans sur la photographie
On s’accordera pour dire qu’Alfred Stieglitz n’est pas le dernier des photographes. Prenons par exemple ce bref descriptif du Musée d’Orsay :
Alfred Stieglitz est un photographe américain, galeriste, éditeur et promoteur de l’art moderne tant européen qu’américain. Au cours de ses cinquante ans de carrière, il a contribué à faire de la photographie une forme d’art reconnue.
Stieglitz est un grand photographe, sûrement l’un des plus grands du XXe siècle, et néanmoins, il reste très humble passées quarante années à photographier. Je trouve cela assez stupéfiant, voire très. D’un certain côté, il n’y a rien de plus banal qu’un nuage et que de photographier le ciel ; mais pour un artiste, peintre ou photographe, cela ne peut être facile, car ce que l’on voit n’est pas nécessairement ce que “voit” autrui, or il s’agit aussi de faire voir à autrui ce que l’on voit, et de faire voir ce que l’on voit — ou entend faire voir — soi-même. Comment fait-on ? On fait de l’art. Et c’est là que cela se complique.
Addendum Dada-ist . Bien sûr, en faisant des recherches pour cet article, j’ai pensé au livre d’Hubert Damisch, Théorie du Nuage. Pour une histoire de la peinture (1972). Or c’est inexploitable, et fatigant. Où l’on constate qu’il y a un style d’écriture qui faisait florès à cette époque, et qui perdure encore de nos jours chez certains, soit un style fait de cuistrerie, de pédantisme, de coq-l’âne, de citations en langue étrangère sans traduction, etc., bref, un style qui donne la prégnante sensation que trois lignes équivalent trois Forêts noire ; c’est écœurant. Exemple :
De par sa nature même, l’idée de signe sera toujours liée à celle de désignation. Contredisant à la théorie phénoménologique qui veut qu’un objet ne puisse être donné à la fois en image et en concept, l’analyse associe à un graphe pictural donné un signe linguistique (son interprétant, dans le langage de Peirce) : elle le désigne comme nuage, le constituant du même coup comme representamen, comme signe iconique. Mais si le graphe fonctionne au titre de signe, ce n’est pas seulement par le relais du langage, de la description, et du clivage que celle-ci impose entre le plan du signifiant et celui du signifié. Le graphe nuage n’a pas une valeur seulement pittoresque ou décorative. Il sert à la désignation d’un espace. Son itération, sa prolifération méritent d’autant plus de retenir l’attention qu’un tel « signe » paraît devoir satisfaire, dans son apparence sensible, aux exigences d’un goût (sinon d’un style) où Annibal Carrache voyait le correctif nécessaire à la rigueur d’une machinerie qui le prenait pour matériau. […] Mais la fonctionnalité du signe ne suffit pas à justifier sa valeur d’index théorique, pas plus qu’elle n’épuise l’efficacité de la figure dans le registre du signifiant : si le nuage assume dans l’ordre pictural une fonction stratégique, c’est qu’il y joue alternativement (voire simultanément, si l’on tient compte de la différence entre les niveaux où il est susceptible d’intervenir : l’intégration peut « sauter » un niveau), comme intégrant et comme désintégrant, comme signe et comme non-signe (l’accent étant mis ici sur la négativité potentielle de la figure, sur ce qui, en elle, contredit à l’ordre du signe, travaille à en desserrer l’emprise) : comme intégrant, dans la mesure où, dans la conjoncture ainsi définie, il prend valeur transitive ou commutative, garantissant par les moyens du signe, et conformément à la norme du système, l’unité de la représentation ; comme désintégrant, dans la proportion où, se renonçant comme signe et s’affirmant comme « figure » (au sens que l’on a dit), il paraît mettre en cause, dans son absence de limites autant que par les effets résolutoires auxquels il prête, la cohérence, la consistance d’une ordonnance syntaxique fondée sur une nette délinéation des unités.
Le nuage est un signe. En tant que tel il « désigne ». C’est bien vu. Mais ça se complique avec l’intrusion de la phénoménologie. On se demande comment Damisch peut affirmer que « la théorie phénoménologique veut qu’un objet ne puisse être donné à la fois en image et en concept. » C’est pourtant bien Husserl qui ne distingue pas entre vision, donation de l’objet, concept, et essence, même si l’“essence” peut prendre du temps à être entièrement déterminée :
Je vois un chat qui joue et je le considère maintenant comme quelque chose de naturel, comme on le fait en zoologie. Je le vois comme un organisme physique mais aussi comme un corps sensible et animé, c’est-à-dire que je le vois précisément comme un chat. (Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, 1924). Si cela n’est pas un exemple de “donné” complet → objet physique, concept, animal, nom de l’animal, etc., on se demande ce que c’est… (Afin de ne pas paraître cuistre, Dieu m’en garde, rappelons que Husserl est le fondateur de la Phénoménologie.)
Mais à peine mentionnée la phénoménologie voici que, dans la même phrase, l’on s’en va chez Peirce — il faut suivre…—, car ce dernier n’a rien à voir avec la phénoménologie. On saute quelques lignes. Alors, par un tour de pure magie, voici que le nuage joue « comme signe et comme non-signe ». Au cas où nous serions saisis par ce dénouement vaudevillesque, Dada-Damisch précise :« l’accent étant mis ici sur la négativité potentielle de la figure, sur ce qui, en elle, contredit à l’ordre du signe, travaille à en desserrer l’emprise)…». Cela doit vouloir dire, si l’on comprend bien, que le nuage peint, par le Corrège en l’occurrence (Damisch en parle énormément), peut être désolidarisé du nuage en tant que nom, concept. Décidément, c’est très fort ! Avec Damisch, face à un nuage du Corrège, on peut dire “Ceci est un nuage mais ce n’est pas un nuage”. C’est étourdissant. Sur ce, on me permettra de passer les moments cruciaux où le nuage se transforme en quiche-lorraine, en soucoupe volante, et pour finir en Chantilly !
Citation par Kant (Préface de 1781 à la Critique de la Raison Pure):
L’abbé Terrasson dit bien que si l’on estime la longueur d’un livre non d’après le nombre de ses pages, mais d’après le temps nécessaire à le comprendre, on peut dire de beaucoup de livres qu’ils seraient beaucoup plus courts s’ils n’étaient pas si courts.
Il y a plusieurs manières de comprendre cette citation retorse. Voici la mienne : Il y a des écrits qui seraient plus lisibles, et donc plus courts à lire, s’ils n’étaient pas truffés de redondances amphigouriques superfétatoires et de références qui n’enivrent que les cuistres, et sont faites (aussi) pour éblouir et/ou tenir à l’écart les “moins” sachants ; ce qui n’est pas démocratique.
Refs. Phyllis Rose, Alfred Stieglitz, Taking Pictures. Making Painters, Yale University Press, 2019 /// Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, 1943, José Corti.