Vermeer, alleen.

Écrire encore un peu sur Johannes Vermeer ; sur Maria (suppose-t-on). C’est un privilège. Moi, je vais vous dire, rien que l’inclinaison du sujet… Car il est incliné, ce chef. Très légèrement, et orienté d’un tiers ; c’est-à-dire que le visage est désaxé en degrés à la fois oblique et tangent. Je ne sais pas de combien de degrés, désolé, je n’ai pas de rapporteur sous la main. Mais, en tout état de cause, Vermeer ne se facilitait pas la tâche. Après, David Hockney nous l’a révélé dans son livre (Secret Knowledge, 2006), Vermeer utilisait des optiques pour reporter l’image sur le support, et même une camera obscura. Oui, certes, mais est-ce que son utilisation remplace le reste (si j’ose dire) ? Certainement pas. Du reste, Hockney constate, ou croit constater, que le portrait de femmes le plus réussi est celui de la “laitière” (‘Vermeer’s most solid figure’, « le personnage de Vermeer le plus solide »), allant jusqu’à supposer que, vu son statut social inférieur, qu’elle n’eut oser se plaindre des longs temps de pose, a contrario des autres dames qui, elles, ne s’eussent pas gênées pour dire « “Oh, j’ai un mal de tête. J’ai besoin maintenant de m’allonger,” quelle “dames” auraient pu se le permettre ?» Je ne suis pas sûr qu’ici Hockney soit très pertinent ; il n’a aucune idée des circonstances de chaque saisie picturale (moi non plus), et je ne suis pas enclin à croire que la réussite d’une ‘tronie’, d’un portrait ou d’un personnage ait eut quoi que ce soit à faire avec le statut social. (Pour — tentative de —,  preuve, j’y viendrai en son temps, voir La fille au chapeau rouge). En sus, qu’en sait-il qu’il s’agit bien d’une laitière officielle ? J’ajouterai que, si La jeune fille à la perle était bien Marias, l’une des filles de Vermeer, alors on ne voit pas ce qui empêchait au peintre et à son modèle de jouir de tout le temps nécessaire, en comptant toutes les poses imaginables, vu le temps lui-même que Vermeer s’accordait ?

Vermeer aurait pu le représenter d’aplomb et de face, c’eut été moins complexe, mais tellement moins vivant. C’est bien cela, l’un des paradoxes chez Vermeer ; le temps considérable qu’il prenait pour peindre son sujet, et la fugacité de ce même temps, de ces instants qui ne dureront pas, tout comme le fameux lait en train de couler de la cruche (sur lequel on n’aura pas manqué maints commentaires, même obscènes, par ailleurs…). Vermeer, peintre des paradoxes. Car, bien entendu, la position de cette jeune fille n’est pas faite pour durer ; elle va sinon finir par se plaindre d’une douleur dans les vertèbres. Mais, on le sait, Vermeer, comme peu de peintres, était très attentif à la moindre touche, au moindre effet ; c’est un pondérateur exceptionnel. Et, dans la partie Correspondance du livre d’Hockney, nous apprenons de Philip Steadman (Vermeer’s camera, 2002), que le peintre utilisait la camera obscura comme un véritable studio de prises de vues ; tout était étudié en fonction des projections sur le support, et qu’il arrangeait le décor jusqu’à obtenir un ordre qui lui convint parfaitement. C’est dire s’il fut méticuleux. Un véritable metteur en scène et scénographe. Dans le cas précis, Vermeer n’eut sûrement pas recours à la camera obscura ; et pour cause, aucun décor.

Deux notions pourraient englober le geste vermeerien : l’attention, et la délicatesse. Notons que l‘“attention” tient justement lieu de concept, chez Riegl, pour caractériser la peinture du Siècle d’or hollandais. Quant à la délicatesse, que dire d’autre ? Replongez vers ce visage ; non pas dans, car il est inatteignable. (Laissez moi deux minutes avec Vermeer, s’il vous plaît !… Ah mais ! il n’est plus là !)

 

 

Peut-on exécuter un portrait (une ‘tronie’) aussi pur ? Oui. Comment ? Il faut savoir qu’on suppute que cette perle est fausse ; vu sa taille anormalement grosse. Mais, vu le titre, je suppose que le regardeur va être incité à regarder sur la droite, plutôt que sur la gauche. Notez, encore, que ce titre n’est pas du fait de Vermeer, le tableau a été vendu sous le titre ‘tronie’. Pour l’époque, il est vide ce tableau. Une seule personne, parfaitement inconnue, habillée d’une manière non conventionnelle (turban turc, et, d’après Jonathan Janson, concepteur du site Vermeer3.0, la couleur du vêtement est très inhabituelle, et ne se trouvera que dans ce tableau. Janson nous apprend, via P.T.A Swillens (1950) que « la tête bleue-jaune courant le portrait de La Hague et la cape jaune autour des épaules ne sont pas des vêtements usuels à cette époque. C’est un habillement spécial, qui va aux enfants et dont les enfants sont enchantés.» Ainsi, tout est inhabituel dans ce tableau ; les tissus, la pose, la fausse perle, un seul personnage, dans le vide (ou le plein) du noir. Tout cela est assez extraordinaire. Mais trop, ou bien plutôt, pas assez, pour l’époque, et pour que cela ait été remarqué tout de suite, vu le prix de vente, aux enchères, 46 Florins. En comparaison, “La Laitière” (“Een Meyd die Melk uytgiet”) est vendue 175 Florins, et “La ville de Delft en perspective, vue depuis Zuyd”, de Jan Van der Meer de Delft”  [alias Vermeer], est vendue 200 Florins (sur 134 item mis en vente ce jour, aucune œuvre ne dépassera ce montant), et arrivant juste derrière, La laitière…. À titre, encore, de comparaison, la “Bethsabée au bain”, de Jacob Van Loo, est vendue 104 Florins. (Ces montants chiffres proviennent du Catalogue Van Schilderyen, de la Vente aux enchères qui eut lieu à Amsterdam le 16 mai 1696, soit 21 ans après le décès de Vermeer.)

Maintenant, attardons-nous, si vous le voulez bien, sur le turban turc. Comparez entre l’infinie délicatesse du grain de peau avec la rudesse du tissu peint. D’ailleurs, est-ce le tissu qui est rude, ou la touche ?

Je suis à deux doigts (10), de soupçonner des traces d’abstraction dans ce turban, pas vous ? Regardez ces espèces de vagues qui viennent former l’ombre, puisque l’éclairage vient du coté gauche — sans percer le noir, encore un mystère. « Abstrait », bien sûr, en 1665, c’est peut-être un peu olé olé… Mais que dire d’autre ? En tout cas, je continue de penser, abstrait ou pas, que Vermeer joue ici une opposition, je le redis, entre peau, texture, légèreté, fragilité, et rudesse extérieure des tissus. Mais il n’y pas que cela ; il faut, je crois, y insister : Vermeer, c’est le chirurgien du pigment. Rien n’est jamais laissé au hasard. Du coup, je crois qu’il faut se calmer. Je crois qu’on a tendance, et moi le premier, à vouloir saisir rétrospectivement toute trace d’abstraction quand, tout simplement, cela n’était pas du tout encore le moment, ni les prémices. Pour cela, il suffit de regarder comment Vermeer, ailleurs, traite le drapé, le tissu, et ses ombres ; par exemple avec “Diane et ses compagnes” (1653-4). Ci-dessous, une vue rapprochée d’une partie de la tunique dont une des compagnes est vêtue, avec, en dessous encore, un très gros plan :

 

 

Dans ce, par ailleurs, extraordinaire tableau, y a-t-il une différence considérable entre la manière de traiter les étoffes, et l’éclairage, chez la jeune fille de 1665 ? Je ne crois pas. On pourrait tout autant y trouver des traces d’abstraction, mais je crains que cela ne devienne absurde. Et voici encore un exemple, sur la tunique de Diane elle-même :

 

 

Mon impression (trois heures plus tard) : je pense, et j’en fais l’hypothèse, que dans ce monde du XVIIe siècle, tout encore empreint de religiosité, dans lequel l’écoumène entier est parsemé de signes, le jeu de l’ombre et de la lumière, des plis et des aplats, devait jouer un rôle dans l’équilibre, toujours précaire, du monde, et, plus prosaïquement, les éclairages intérieurs n’étaient pas aussi puissants et arasant que les nôtres, et contribuaient à l’encore magie du monde. Et puis, bien sûr, il y a le plaisir du peintre, et ce d’autant plus chez Vermeer, qui a grandi, enfant, dans un univers de tisserand en étoffes de soie et tapissier qu’était son père, Reynier Janszoon. C’est certainement l’une des raisons pour laquelle nous voyons tellement de tissus en situation et de variétés de matières dans ses peintures. On imagine l’enfant jouant dans cet univers étouffé par les tissus, tapis, tapisserie, draps, draperies, d’où, aussi, et de fait, le silence chez Vermeer.

Léon Mychkine