Yves Tanguy, peintre

Avec Max Ernst, Yves Tanguy est mon peintre surréaliste préféré. Il est décédé d’une hémorragie cérébrale le 15 janvier 1955, à l’âge de 55 ans. Sa compagne, l’artiste   étasunienne Kay Sage, qu’il avait rejoint à Woodbury (Connecticut) en 1940, après avoir achevé le Catalogue des œuvres de son mari, se suicidera par arme à feu, le 08 janvier 1963 ; autolyse qu’elle avait déjà tentée en 1959. Dans sa lettre d’adieu, elle écrit notamment : « Le premier tableau d’Yves que j’ai vu avant de le connaître s’intitulait “Je t’attends”. Je suis venue. Maintenant, il m’attend à nouveau — je suis en route.» Paix à leurs âmes. Mais voici bien encore un exemple que la vie, pour les bons, les meilleurs, les justes, est parfois totalement dégueulasse, tel que, du coup, on la maudirait.         

Bien ; passé ce moment de deuil mental et triste, une image :    

Yves Tanguy, “Jour de lenteur”, 1937, huile sur toile, 92 x 73 cm, Centre Pompidou

Mais Tanguy, sans doute, est le plus mystérieux, le plus onirique. J’emploie le terme « onirique » pour exprimer non pas un rêve nocturne mais une réalité déformée cependant que réelle — « réelle », si l’on y croit, si l’on y adhère, etc. C’est mon cas. Maintenant, le sur-réel est effectif, non pas dans l’appellation (Tanguy peintre surréaliste), mais dans le concret même de la peinture, qui, devient, alternativement, objet, et sujet. Exemple de peinture-objet : 

Mais, en fait, peinture-objet ou objet-peinture ? Comment vous dire ? C’est une sorte d’objet fait de peinture mais dont on voit bien la matière dont l’objet est fait, à savoir de peinture — et je vous prie de croire que je ne cherche pas ici à pratiquer la sophistique, qui me hérisse —, c’est ce qu’il me semble, et, pour l’instant, je ne puis l’indiquer qu’ainsi. Et l’un des indices laissés pour nous faire penser qu’il s’agit de peinture-objet, c’est la manière qu’a de peindre Tanguy, tantôt, dans cet objet, pointu, arrondi, ou flasque ; soit les trois états de la peinture. De ces trois états, Tanguy produit un état complexe. Remarque : Serait-il animé qu’on lui voit une émanation depuis quel fondement ?

On ne sait. (Ou brisure d’os laissant échapper sa moelle mentale.) En tout cas, il y avait une grande délicatesse dans la peinture de Tanguy, absente par exemple tout à fait chez un faiseur d’images tonitruantes tel que Salvador Dali (aka Avida Dollars), qui m’a toujours rebuté ; comme ce moment, oui, délicat :

Les voyez-vous, ces deux fils obliques qui partent depuis cette sorte d’enveloppe plasmique à droite, comme se décollant de la toile, faux trompe-l’œil, rejoignant la tête haute de cette sorte de clef musicale (dernière ombre à gauche) et l’objet tout en haut ? Comme beaucoup de peintres, Tanguy narre, raconte une histoire, mais renouvelée — nous sommes au XXe siècle, ce n’est plus une histoire “supportée” ou “supportante” (‘ladened’)*,  à partir de récits extérieurs — religieux, mythologiques, etc. — ; c’est donc une histoire secrète ; celle des objets peints dans la peinture. Mais qu’est-ce que cela veut dire, des objets peints dans la peinture ? Ceci : Un peintre peut peindre un objet, par exemple une tasse ; il peut peindre une pomme, etc. Il peut aussi peindre ce qui n’existe pas, soit le produit de son imaginaire. À partir de là, de deux choses l’une : soit l’objet imaginé existe, acquiert une réalité, soit il n’existe que fort peu (les montres molles de Dali ne sont que démonstratives, p.ex). Mais il y a des artistes qui savent faire exister l’inexistant, et ce n’est pas contradictoire, après tout, c’est exactement le résultat du produit de la fiction en art (littéraire, historique, mythique, etc.). Et à partir de là (bis), il suffit d’y croire, y croire comme on adhère à une histoire que l’on est en train de lire. Ainsi, regardant les motifs (ancienne formulation) dans le tableau de Tanguy, j’identifie des objets, auxquels je me mets à croire, à adhérer ; c’est bien le signe d’une communication entre ce qui est représenté, ou dépicté, et le spectateur. Et remarquez qu’on ne saurait douter de la nature réelle de ces objets puisqu’ils sont tous dotés d’ombre ! Et même noterait-on un petit personnage, qui, bien antérieurement, évoque Möebius :

On jurerait une petite forme anthropomorphe navigant sur un esquif. Mais alors, si tel est le cas, tout le premier plan nous dépicte une plage, sur laquelle soliloquent ou conversent des objets tanguiens. Seul alors le navigateur s’éloigne de la scène, pour une autre aventure.  

J’ai fait remarquer les fils dans le tableau, qui, à mon avis, servent au objets à communiquer. On retrouve semblable occurrence dans un autre tableau, comme dans ce détail :

Voyez un peu tous ces fils, cette toile, ce web, qui connecte les objets entre eux. Les objets ne sont pas seuls. Voici le tableau en question :

Yves Tanguy, “Le palais aux rochers de fenêtres”, huile sur toile, 163 x 132 cm, Centre Pompidou

 

Note. *‘Ladened’. ‘Theory-laden’. On dit qu’une théorie est ‘theory-laden’ quand elle ne part pas de zéro, quand elle a été nourrie par d’autres. Par exemple : la première théorie de la relativité d’Einstein (Relativité restreinte) a été nourrie par la théorie des gaz de Von Helmholtz, la géométrie non-euclidienne de Riemann, et les “transformations” spatio-temporelles de Lorentz, entres autres, et, bien entendu, par la première Théorie de la relativité de Newton. Cela ne veut pas dire que ces théories additionnées donnent celle d’Einstein par ailleurs. Une théorie-ladened, ou “chargée”, serait un peu l’équivalent de cette équation mentale, impossible mais juste : 1 +1 + 1 + 1 = 5 ; un 5 très spécial, un hapax heuristique et véridique.

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie (sous son “vrai” nom), chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

 


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