Considérations Corpétiques (suite…)

Corpet m’apparaît, en partie, comme un peintre taoïste. Précisons. Le taoïsme, par excellence, c’est la pratique du “non-agir”. Le « non-agir » (wu wei, en version petit chinois) peut sembler, pour nos esprits occidentaux, un paradoxe. Pensez que, suite à l’influence du taoïsme, c’est-à-dire principalement du personnage mythique Lao Zi (les spécialistes aujourd’hui nous disent que la rédaction du fameux Tao-Te-King s’étend sur plusieurs siècles), pensez donc qu’au dessus du trône des Empereurs de Chine on pouvait lire, sur un panneau de laque, ce fameux mot d’origine taoïste : wu wei. L’Empereur de Chine n’agissait pas, mais agissait. Délice de la contradiction dont, j’espère, se délectera notre peintre. L’Empereur de Chine, au XIII siècle, agissait sans contrainte, il suivait l’ordre cosmique, le Dao ; c’est-à-dire que les philosophes taoïstes ont supposé que la meilleure façon de vivre était de, pourrait-on dire, faire ce qu’il y a à faire, sans se poser de questions. Dans le Tao-Te-King, nous pouvons lire ceci: « Produire et faire croître, produire sans s’approprier, agir sans rien attendre, guider sans contraindre c’est la vertu suprême ». J’ai toujours été fasciné par ces préceptes, depuis l’âge de 18 ans, et j’avoue qu’à mon âge avancé je les trouve toujours aussi difficiles à appliquer (nous sommes tellement imbibés de téléologie et d’eschatologie de ce côté-ci de la planète). 

Quelques siècles plus tard, et après des interprétations qui sont peut-être plus ou moins fidèles (ce qui me paraît douteux), je pense que, d’un certain côté, Corpet est une espèce dérivée de peintre taoïste. Pourquoi ? Corpet, dans l’entretien qu’il m’a accordé, nous apprend qu’il peint “directement”, sans étude préalable, sans plan défini, et sans savoir où il va ! Sauf que, là où il va est un terrain somme toute délimité par une certaine reconnaissance, celle d’un territoire. Et je précise tout de suite que j’entends ce terme de « territoire » comme celui d’une géographie mentale, et en rien quelque chose de régional (pitié!). Le territoire de Corpet, c’est assez parlant, c’est la figuration. Ce n’est pas, jusqu’à plus ample informé, un peintre abstrait. Bon, on ne va pas non plus faire de Corpet un peintre purement taoïste, il sait où il va quand il peint ses fameux nus et portraits de 89. À la réflexion, il y a peut-être trois Corpet ; et je vais maintenant citer ainsi : Corpet (1), Corpet (2), Corpet (3). (Il y a sûrement un Corpet (4) et un Corpet (5), mais pour ce texte, je vais me contenter des trois.)

Corpet (1) reproduit méthodiquement un visage, un corps… Corpet (2) fait surgir du néant quelques choses, et Corpet (3) reproduit en virtuose un large échantillon du patrimoine mondial peint (la série des ‘Fuck Maîtres’), et procède ensuite à la « dérive ». Commençons par Corpet (1). Catherine Millet témoigne, en 2003, de son expérience de modèle pour Corpet en 1995. Elle décrit ce qui se passe, et ce qu’elle ressent : « Le premier acte de Corpet, qui a pour la nudité que vous lui dévoilez les égards d’un radiologue, est de vous plaquer contre la toile vierge et de tracer au crayon le contour de votre corps. Ainsi ai-je pu apprécier ce que serait à peu près l’occupation de mon corps sur un plan, au cas où je terminerais ma vie sur la voie publique et que la police aurait à relever l’emplacement du corps. […] Vincent Corpet ne cherche sûrement pas à donner de la vie à ses portraits! Il a au contraire inventé une forme de réalisme rigoureusement dépourvue de naturalisme. Il est curieux de constater que l’image que j’ai de mon propre corps, patchwork mal assemblé de flashes entrevus sur des photographies, dans des miroirs, a finalement moins de consistance que cette “abstraction” peinte par Corpet mais qui peut être considérée comme une synthèse satisfaisante des images que je me fabrique de moi-même et de celles que les autres ont de moi. Un portrait-robot, en quelque sorte. »

Corpet, nous dit Millet, n’essaie pas de faire surgir la vie depuis ces corps qui se tiennent, nus, immobiles, devant lui. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Ce n’est que de la peinture. Et c’est bien ce que nous montre Corpet : de la peinture. On sait bien que la “vie” que nous cherchons dans un portrait, dans un corps, n’est qu’une projection mentale, et qu’en aucun cas elle ne sortirait, par magie, de la toile. Une fois rappelé ce fait élémentaire, il y a manière et manière de vouloir “rendre” le corps. Et, de ce point de vue, il est assez patent que le corps corpétien est inexpressif ; il n’est pas glamour, pas désirable. Comme l’écrit Dann Van Speybroeck : « Ces nus sont quelque peu distants et froids, plus que sensuels et érotiques. […] En fait, l’artiste se permet d’objectiver les corps de ses modèles en présentant sur ses toiles chaque point du corps à hauteur des yeux. Une déformation si subtile de la perspective, que l’on ne décèle peut-être pas immédiatement, a quelque chose d’anthropométrique et provoque inévitablement une sensation d’étrangeté, d’aliénation. » Et c’est aussi ce que remarquait Millet : « Le peintre place ses yeux à quelques centimètres de son modèle de manière à toujours regarder parfaitement en face la partie du corps qu’il est en train de reproduire. Comme un scanner, il “balaie” le corps tranche par tranche, si bien qu’à la fin, on est dressé comme une statue sur un haut piédestal de façon à ce que les yeux de l’artiste soient exactement à hauteur de vos orteils. Le résultat est une représentation qui, bien que réalisée en modelé, est absolument dépourvue de perspective. La plus plate image de vous-même que vous puissiez voir ! » On remarquera, ceci dit, que Corpet a un réel problème, parfois, avec les pieds ; seule partie du corps, semble-t-il, dont on ne puisse évacuer la perspective naturelle, pour ainsi dire. 

Les corps nus de Corpet sont plantés dans un décor de monochrome (que fait-il là ? Est-ce même un monochrome ou un fond ?) Il semble que, le plus souvent, et c’est la seule impression que je puisse en retirer, le motif, le corps nu, debout, attend, que ça se passe. C’est assez bien ce que nous ressentons en regardant ces visages : Ça dure. Je crois que Corpet peint les corps vivants, comme on disait jadis, « au naturel », exactement comme s’il peignait un poireau ou une vache. Face à une vache peinte par Eugène Boudin, on ne se dit pas, « mon dieu ! Comme cette vache à l’air vivante ! »; idem pour un phoque peint par Gilles Aillaud (qui fut un peintre bien plus impressionnant que Boudin, bien entendu).

Gilles Aillaud, “phoque”, huile sur toile

De la même manière, on ne se dit pas, face à un nu en pied corpétien : « comme il l’air vivant! ». Ils sont peints dans l’état de ce que Whitehead appellerait — il avait un concept pour cela : le « corps-animal ». C’est exactement ce que nous donne à voir Corpet. Et comme tout corps-animal, ce corps provient de son passé propre, avec des traces qui sont déjà là, avant même qu’il ne soit peint (c’est, par exemple, la trace d’une césarienne sur ce nu féminin). Provenant du passé — du passé profond qui fait dire de toutes manières aux zooanthropologues et aux archéologues que nous sommes des primates —, ce corps est en train de devenir dans le présent qui se constitue. Et, dans ce devenir (un concept cardinal chez Whitehead, avant d’être repris biaisement par Deleuze), ce corps-animal attend ; il attend que ça se passe. Plutôt, il est hébété par ce temps qu’il n’avait pas prévu, ni anticipé.  

Corpet (2), c’est celui qui fait surgir du néant. C’est le Corpet que j’ai qualifié de “taoïste” (avec toutes les réserves de rigueur mais la licence qui est propre à l’écrit). Corpet (2) s’agenouille au sol, imaginé-je, et il prépare son support. Corpet (2), c’est vraiment celui qui ne sait pas où il va, tel qu’indiqué au début de notre entretien. Mais ce « ne pas savoir où aller » ne signifie pas ne rien faire, ou faire “n’importe quoi”. Durant le long entretien que j’ai retranscrit, et dont j’ai, hélas, prélevé des parties, Corpet me disait qu’il est tous les jours à l’atelier parce que c’est là qu’il faut être pour les « 20 minutes » nécessaires à l’enclenchement de quelque chose de patent. Ces 20 minutes, il ne sait jamais quand et si même elles vont se présenter, mais il sait que si elles se présentent en dehors, alors c’est fichu ; elles ne se présenteront plus. Je lui avais répondu que, pour ma part, il en allait de même. On dira qu’un écrivain peut écrire n’importe où… Certes. Mais, et je cesserai ici mon anecdote, je me suis rendu compte que je ne pouvais plus écrire qu’à l’aide d’un ordinateur. Donc ça y est, le moment opportun est arrivé — le kairos, ce joli mot grec antique qui signifiait le “moment opportun” —, et voici donc Corpet dans ses 20 minutes. Il commence à peindre. Il ne sait pas ce qu’il va faire apparaître. « Ces 20 minutes » à attendre, illustre bien ce qu’on appelle en philosophie (spécialement chez Aristote et Whitehead), la potentialité. Tout ce qui existe existe parce qu’avant il a existé des possibilités, et ces possibilités sont subsumées, en philosophie, sous le concept de potentialité. (Mais c’est valable tout le temps: le présent est toujours potentiel avant d’être actualisé.) Ainsi donc il existe une potentialité à faire telle ou telle chose, mais il n’existe pas toujours, à la demande, la potentialité de faire ceci ou cela maintenant. Et cela n’a rien à voir avec ce qu’on appelle l’inspiration.

Ci-dessous une reproduction du fameux tableau qui était au sol, le 06 juin dernier, dans l’atelier de Corpet. Je lui demande s’il sait qu’il va peindre une tête de cheval ? Réponse : « Non ». Et pourtant, nous avons une tête de cheval ! Comment est-elle apparue ? Il a dû se dire « ce Léon ne voit rien. Il n’y a pas une tête de cheval, il y en a deux ! Et il n’y a pas que cela à voir ». On regarde, et on voit trois têtes humaines. Non, quatre ! Comment apparaissent ces corps ? Regardez la tête de cheval au premier plan ; elle est prolongée par un corps, qui est soulevé par un autre personnage. C’est une pietà. Mais c’est aussi un Centaure inversé… Mais c’est aussi un cheval bicéphale, mais aussi qui se transforme, qui mute… en corps humains. Ou bien c’est le contraire ; la scène est inverse : les corps se lisent de gauche à droite et vont finir en tête de cheval. Absurde. Surréaliste ? Non, je pense, et je le redis, que c’est une pietà, issue du monde corpétien. 

Corpet insiste sur le stade « pré-verbal » de la peinture, et Van Speybroeck le rappelle : « Non seulement il ne se tient donc pas comme adulte, en station droite, comme on le fait lorsque l’on peint au chevalet, mais il n’y a pas la moindre espèce de face a face ni de vrai dialogue avec la toile. Ce mode de travail est plus primitif, en un certain sens pré-verbal. Corpet, de son côté, n’hésite pas à considérer son œuvre comme surréaliste. Bien qu’elle se distingue indéniablement du surréalisme, il est bien question dans cette œuvre d’ « aller au-delà du réalisme » au sens de réveiller le « réel d’avant la réalité ». » On pourrait faire remarquer à Speybroeck, qu’il n’y a pas de position « adulte » pour peindre. Ensuite, il n’est pas sûr qu’il n’y ait pas de dialogue avec la toile, si l’on dit qu’il y a dialogue avec ce qui apparaît ; et c’est bien à ce moment que s’estompe la potentialité, pour que quelque chose s’actualise (une main, un pied, un naseau…). Ensuite, vérification faite, Corpet n’a jamais considéré son oeuvre comme surréaliste. Mais que veut dire Van Speybroeck ? Il s’agit d’aller au-delà du réalisme. Mais on rappellera, encore une fois, qu’il y a longtemps que la qualification de « réalisme », en peinture, ne veut pas dire grand’chose (voire, entre autres, Nelson Goodman, et, bien avant, Malévitch, qui considérait le Suprématisme comme un « nouveau Réalisme »!). Il n’existe pas de peinture réaliste. Si l’on dit, quand bien même, que ce que produit Corpet est réaliste dans la mesure où l’on peut reconnaître certains éléments, il faut définir cela comme une analogie : l’image évoque quelque chose de réel, tangible. Cependant que tout deux — l’image et ce qui se trouve dans le monde réel —, ne vivent pas dans le même monde, l’une “vit” dans le monde de l’Art, et l’autre dans le monde réel (sous réserves). Et donc, de fait, il n’y jamais de réalisme. 

Comme je l’ai déjà indiqué dans mon article sur Christian Fossier, je rappelle ici que j’embrasse la thèse des Trois Mondes, du philosophe Karl Popper, le Troisième étant celui de la Culture, et dans lequel, entre autres, nous trouvons l’Art. Un tableau, c’est vrai, nous indique quelque chose qui n’est pas verbal, et c’est quasiment une Lapalissade que de le rappeler. Donc, et j’y reviens, les artistes produisent des Mondes, à l’intérieur du Monde de l’Art, antécédent au monde de la Culture (d’une manière archéologique). Corpet (3) est celui, qui, fort de ses mondes, revisite les œuvres du patrimoine mondial, il les recopie (jetez donc un œil aux vidéos sur son site), et, ensuite, il les « dérive », façon Corpet. Et cette dérive est tout à fait extraordinaire. En reprenant les “maîtres”, Corpet leur rend hommage, il agit en homme-lige, c’est-à-dire que Corpet oblige la peinture qui la précédé, sans lui être inféodée. Cela peut paraître paradoxal, mais il faut se rappeler que Corpet aime les paradoxes, et les contradictions (voir, lire, écouter l’entretien). Il démontre avec elle un lien, mais qu’il rompt par épreuve de la liberté, et donc il sur-créé (pardon du néologisme) dessus

On se souvient que pour Corpet, la peinture, l’Art, c’est du temps. Rien d’autre. Je crois que les artistes qui ont créé des mondes peuvent dire ce genre de chose (c’est par exemple ce que dit aussi un François Rouan). Mais ce que veut dire Corpet via la mot “temps” doit être entendu, supputé-je, avec ce qu’il suppose quant à l’origine artistique de la postmodernité. Rappel: Dans l’entretien, Corpet nous déclare: « Ben! le postmoderne, c’est que ça récupère tout, tout le temps. Ça parle pas d’un temps zéro, ça parle de tout le temps. » Si l’on admet cette hypothèse de Corpet (philosophiquement anachronique, entre autres), alors Corpet est un peintre postmoderne, et nous trouvons dans sa peinture ce que Jean-Michel Foray décrit ainsi : « Il s’ensuit des œuvres ou aucune figure n’est plus dominante qu’une autre, ou le déroulement chronologique des analogies peut être reconstitué ou non ; toutes les figures étant égales, posées à plat sans perspective, le tableau est une sorte de concrétion du temps. Ni perspective, ni temps ce sont les instruments de la hiérarchie et du classement qui sont ôtés à cette peinture. Elle conserve les formes traditionnelles de la représentation mais ne sert aucun pouvoir ; n’en établit aucun dans son exercice. » Mais s’il y a concrétion des temps, des périodes artistiques — c’est le postmodernisme corpétien —, il ne faudrait tout de même pas oublier le temps que nous re-donne par là-même Corpet, soit celui de la contemplation. Il nous redonne l’opportunité, justement, de prendre le temps de regarder ce qui se passe dans ses tableaux. S’il n’y avait qu’une concrétion des périodes artistiques, cela n’aurait qu’un intérêt démonstratif, me semble-t-il. Corpet ne se contente donc pas , si l’on ose dire, de concaténer les périodes artistiques, il re-crée, à partir de l’existant (le tableau du maître), quelque chose d’autre, qui est, rappelons-le, ce qu’il appelle la dérive. Ce terme doit être pris au sens non pas fluvial, mais au sens déambulatoire du terme, encore une fois, on part d’un point précis (ici un tableau de maître) et on va en dériver, et nous serons arrivés ailleurs. C’est cet ailleurs que nous retourne alors Corpet, depuis là où s’est arrêtée sa dérive. C’est à la fois un hommage, et une fuite, mais une fuite où, au lieu de perdre armes et bagages, on revient justement enrichi de la dérive.

Examinons quelques-uns des ces « faisons l’amour aux maîtres » (ce que veut dire ‘Fuck Maîtres’). Ci-dessous, le tableau inventorié XI 09 h/t 230 x 230.  

Ce tableau n’est peut-être pas le meilleur exemple de “copie” de « maître ». Peu importe. Nous savons que Corpet est fasciné par l’art pariétal. Ici, il lui rend hommage, à sa façon. La peinture, depuis longtemps, c’est « qui y a-t-il à montrer? » et « que voyez-vous? », sous-entendu, “toi, regardeur, qu’arrives-tu à voir dans cette peinture ?” Si la peinture, c’est aussi du temps, il est normal de consacrer un certain moment à l’observer. On voit donc une vache, un cheval, un animal du genre cerf, ou auroch…  On voit ce que l’on peut, car Corpet passe des couches successives sur les éléments visibles, afin de rendre la lecture plus … ludique ? On voit des notes de musique, qui semblent danser, des empreintes de pieds, que Corpet affectionne ; une paire de seins, un bras prolongé d’une main… Que voit-on encore? Un fantôme, ou bien une tête entièrement bandée, la lettre A couchée, un M, un C cédille, une main du genre Freddy Krueger ou Wolverine, deux mains jointes mais ouvertes…  et, j’en passe.

Ci-dessus, on reconnaît l’Angélique d’Ingres (voir plus bas), qu’un critique, à l’époque, avait renommé « Angélique au goître », et un autre « Angélique aux trois seins ». Heureusement que Wikipédia recense la parole des imbéciles… Ceci dit, ce dernier critique avait de l’imagination, car il semble avoir vu un sein saillir de la gorge. Ce qui est charmant. Comment Corpet traite-t-il ce tableau extraordinaire, et assez drôle, d’Ingres ? On rappelle que l’image que nous voyons est issue d’un épisode de Roland Furieux, de l’Arioste, sorte de roman de chevalerie totalement délirant. Donc, Roland est énamouré de la belle Angélique, a qui il arrive plein d’aventures, et de mésaventures. Elle se retrouve enchaînée dans une grotte, livrée aux crocs affamés d’un « monstre marin ». Roger, est « un vaillant jeune homme, fort estimé à la cour africaine. » C’est une sorte de super-héros, il dégomme tout ce qui se met en travers de lui. Un jour, on lui offre un hippogriffe, et il apprend à le conduire, ce qui est bien pratique : « En passant en Irlande, il aperçoit dans l’île d’Ébude Angélique enchaînée à un rocher pour être dévorée par l’orque. Il abat le monstre, prend la jeune fille en croupe, et descend avec elle sur le rivage de la Basse-Bretagne ». Voilà un gentleman ! L’Arioste nous parle de monstre marin, et d’une orque. On admettra que l’orque d’Ingres n’est pas ressemblant, on dirait plutôt un dragon ; cependant que l’hippogriffe est très parfait. 

Sur le ‘Fuck Maîtres’ de Corpet, on identifie Angélique, et la tête de Roger. Le reste semble métamorphosé. La tête du monstre marin s’inscrit dans un corps semble-t-il fait de l’écume bondissante jusque vers l’entrejambe d’Angélique (au moins chez Ingres. Au fait, Angélique n’est-elle pas plutôt en train de jouir? Je laisse la question en suspens.) Comme tous les ‘Fuck Maîtres’, supputé-je, Corpet a copié intégralement le tableau d’Ingres, et puis il a fait sa dérive, il a recouvert de couleur brique la copie, et il a laissé quelques indices : l’écume, le monstre marin, la tête de Roger, et Angélique en pied. Ce recouvrement n’est pas monochrome, il est hétérogène, puisqu’à certains moments on distingue des éléments qui viennent de la copie d’Ingres (sont-ce des ingrédients ?). De chez Corpet, donc, nous avons un squelette, dont les côtes sont prolongées, en négatif, par les ailes de l’hippogriffe, et qui semble danser, ou peut-être botté ? Une figure féminine, dont on voit le buste, le sein, un bras et une jambe. Et au sol nous avons un homme qui chute, ou qui va nager, ou frapper le corps du monstre ? Son corps est tatouée de la tête du monstre marin et de l’écume (jusqu’à plus ample informé). À cela s’ajoute des empreintes de mains et de pieds. Les poignets d’Angélique semblent être attachés à la jambe de la femme de profil, qui, faut-il le préciser, à la jambe en l’air ? (Est-ce une redondance sur ma supputation d’Angélique en pâmoison ?) La tête de Roger semble rattachée impossiblement au corps de la forte femme à la jambe en l’air… J’ai écrit qu’il me semblait que le tableau d’Ingres était drôle et un peu kitsch, mais il m’apparaît aussi assez grotesque (les peintres ont le droit de s’amuser, après tout). Et Corpet reprend ce grotesque. Mais, en vertu de la beauté intrinsèque du tableau d’Ingres, nous dirons qu’il s’agit, originellement, d’un grotesque sublime.

Roger délivrant Angélique (1819), huile sur toile, 147 × 190 cm, Musée du Louvre

J’ai, pensé-je, assez disserté sur certains tableaux de Corpet, et vais maintenant procéder à quelques mises au point. Corpet dit qu’il « se sert de la peinture », et cela peut être interprété comme une déclaration présomptueuse. Il m’apparaît qu’il n’en est rien. Il est au contraire tout à fait sincère, car ce n’est pas un romantique. À partir de là, il peut le dire, parce qu’il peut, aussi, se le permettre. En art, il n’y a pas d’alternative: soit on est un petit maître, soit on est un maître. Il n’y a nulle honte à faire partie de la première catégorie, mais la seconde existe toujours, et Corpet en fait partie. C’est un maître. Et je ne dis pas cela pour le flatter, je pense tout simplement que cela est un énoncé vrai et démontrable. (J’ajouterais que ceux qui me connaissent savent que, si je suis bien entendu affecté de défauts, la flagornerie en est exclue. J’écris donc ce que je pense, et pense ce que j’écris, tout comme je pense toujours ce que je dis, ce qui m’a valu bien des déconvenues sociales… bref). Je poursuis. Chacun peut estimer la position qui lui sied le mieux. Tout ce qui compte, après tout, c’est le résultat. Quand Corpet dit que le medium obéit à l’artiste, il est cohérent avec lui-même, c’est-à-dire avec sa maîtrise. Va-t-on le lui reprocher ? Il me semble que ceux qui se donneraient la peine de lui reprocher seraient les aigris, les envieux, et les mauvais peintres (ça existe, quand même…). La maîtrise, la maîtrise ouverte, c’est ce dont rêvent tous les artistes, écrivains y compris. Certains la possèdent, d’autres la poursuivent… 

Deuxième point. L’inutilité. Corpet se rend assez vite compte que la société exige que ses membres soient, ou deviennent, utiles. Il n’est pas de ce bois-là. Il décide de devenir artiste. Et c’est ce qu’il devient, et ce qu’il est. À  ceux qui ne voient pas le rapport entre art et utilité, je recommande vivement la lecture du chef-d’oeuvre d’Hannah Arendt, Condition de l’Homme Moderne. Dans cet ouvrage, Arendt nous montre comment la société occidentale, à partir du XVIIIe siècle, a tranquillement mais sûrement basculé vers une idéologie travailliste de ses membres. Il a fallu que tout le monde se mette à travailler. Et Marx, lui aussi, et quoiqu’on en dise, a été le héraut du travail (du côté des exploités). Mais, dira-t-on, l’artiste ne travaille-t-il pas ? Non, répond Arendt ; il oeuvre (du verbe oeuvrer). Et je renvoie à son livre. Aux sceptiques, je rappellerai simplement deux faits, assez récents. Le premier, c’est la constante dégradation des conditions de l’intermittence. La réduction de douze mois à dix pour le cumul des cachets aura éliminé plus d’un artiste, et plus d’une compagnie, entre autres. Pourquoi veut-on étrécir la durée de prise en compte de l’activité des artistes ? Parce qu’il faut bien vérifier qu’ils sont actifs. Mieux, productifs. Les artistes doivent montrer qu’ils rentables. S’ils le sont, ils sont utiles. CQFD. On rétorquera que les peintres ne vivent pas sous le régime de l’intermittence. Certes. Mais cet exemple se veut plus général. Second exemple. Récemment, un maire d’extrême-droite, à la cervelle de pigeon (pléonasme), a suggéré que les artistes vivants dans sa municipalité, et bénéficiant de tarifs fort avantageux pour leurs ateliers, soient réquisitionnés pour accueillir des enfant plusieurs heures par semaine, dans leur atelier, afin de les garder. N’est-ce pas là une preuve patente, et ô combien misérable, que les artistes pourraient au moins se rendre utile en gardant des enfants ?

Troisième point, il existe certainement une sorte d’inconscient étatique et historique de se séparer des artistes afin de produire de l’art en vase-clos, sans eux. Rappelons ce fameux mot de Baudelaire: « Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles. Donc, le grand homme est vainqueur de toute sa nation ». Et c’est ici que nous trouvons une contradiction chez Corpet (mais nous savons qu’il faut s’y attendre). Il commence par nous dire que l’artiste est inutile, et qu’il n’a rien à dire, et qu’avant même de dire, il y aurait une question qui est, qui serait “il y a quoi à dire ?”. Peut-être que cette question, il se la pose à chaque fois qu’il dépose du pigment sur une toile. Il se questionne, en faisant. Peut-être. Et puis, il finit par déclarer que l’artiste, c’est quelqu’un qui est systématiquement en désaccord avec le monde dans lequel il vit. De fait, s’il est en désaccord, il ne va pas rester muet, il va s’exprimer, pour, entre autres, créer à travers cette rébellion génétique. Et c’est ce que Freud appelle la sublimation. À partir de là, l’artiste a beaucoup à dire ; et si Corpet tente de l’infirmer, c’est parce qu’il est modeste, et candide (son côté pré-verbal, ce quelque chose qui ne meurt pas chez les gens qui s’étonnent.) De fait, nous avons donc d’un côté, l’artiste, celui qui va contre-dire, et créer, et/ou résister à la dilution commerciale de l’art dont il se sert ; et, de l’autre, nous avons l’artiste culturel, celui qui va abonder dans le bon (ou mauvais) goût, le spectaculaire, le gentil (c’est le cas litigieux d’un Jef Koons, par exemple). Mais en France nous ne sommes pas exempts de ce genre de cas. Il suffira de rappeler le cinglant éditorial d’artpress (n°434) à l’encontre de la Ministre de la Culture de l’époque, qui avait décidé que ce serait Veilhan qui représenterait la France à Venise…

Enfin, quatrième point. L’amour, chez Corpet. Je n’ai pas assez relevé, dans l’entretien, la récurrence du mot et du verbe « aimer » dans le vocabulaire de Corpet. Les artistes aiment les artistes. Un artiste est (un) amoureux de l’art, et, par voie de fait, (un) amoureux des artistes. Fuck Maîtres !

 

Références 

ForayJ.M., 1991, “Mouvement 1”, 7 V-23 VI, Galeries Contemporaines, Centre Georges Pompidou, Paris, jean hubert-martin – Jean-Michel Foray
Millet C., Tate Arts and Culture, Issue 2 – November/December 2002 [Le texte Français n’a jamais été publié, et m’a été gracieusement fourni par Vincent Corpet]
Speybrock Dann van, 2000: “Vincent Corpet”, Traduit du Néerlandais par Agnès Vincenot 6 IV – 6 V 2000, UMAC Saint Raboud, Nijmegen, Pays-Bas
  
 

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