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Au Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun, du 08 octobre au 30 décembre 2016, on pouvait découvrir l’œuvre de Christian Fossier (1943-2013). J’ai visité deux fois l’exposition ; et si la première fois j’ai été stupéfié par l’extraordinaire maîtrise de Fossier graveur, par exemple, je n’avais pas saisi la palette, semble-t-il sans borne, qu’il détenait. Car c’est bien ce dont on se rend compte face à l’oeuvre de Fossier : Nous avons affaire à quelqu’un qui se révèle très à l’aise dans ce que, empruntant au registre de la cosmologie spéculative, j’appellerais le « multivers ». La notion de multivers postule qu’il n’existe pas qu’un seul univers, mais qu’ils sont nombreux, avoisinants, mais imperméables (imaginez des univers infinis mais qui ne se touchent pas et pourtant sont voisins…!). C’est ce que donne à voir Fossier : non pas un univers, mais plusieurs.
La diversité des mondes et la très grande curiosité de Fossier pour l’art, la littérature (la poésie: Mallarmé, Lautréamont), l’art africain, enfin, en un mot, la connaissance, font qu’il n’est pas possible de tout relater dans un seul article. Comme je l’ai précisé dans mon ours (Léon Mychkine), ma subjectivité est mon premier guide dans le choix et la rédaction des articles d’art-icle.fr. Par conséquent, je vais appliquer ce principe à l’exposition Fossier, et traiter de ce qui m’intéresse, ou, bien plutôt, de ce qui me fascine le plus. Cela ne veut pas dire que ce que je laisse “de côté” serait inintéressant, pas du tout ; mais il eut été aussi redondant de vouloir restituer tout l’ensemble d’une exposition sur quelques pages virtuelles.
Nous attendons des artistes qu’ils nous offrent d’autres mondes, comme aurait dit Baudelaire, quand il écrit que « la poésie est ce qui est ce qu’il y a de plus réel, ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde ». La proposition de Baudelaire n’est pas illogique : Les artistes (et donc aussi les poètes et les grands écrivains) proposent des mondes. Chaque fois qu’un artiste propose un monde, il n’invite pas à aller s’installer sur Saturne, ou bien à trouver cet autre monde par ce qu’on appelait au XIXe l’intoxication. Non, cet autre monde proposé n’est autre qu’un de ces mondes établis par le monde de la Culture. Il faut être doté d’une démiurgie considérable pour atteindre d’une manière pérenne ce monde. Peut-être m’avancé-je, mais il me semble que Fossier a rejoint ce monde-là. Il ne faut pas confondre le culturel et la culture (avec un C capital si on veut), ce n’est pas la même chose. Le culturel, je crois, est une production relativement récente de la civilisation, en ce ce sens que le culturel, c’est l’art en tant que produit de consommation. À l’inverse, la Culture, si elle connaît des modes de diffusion semblables, n’est pas dotée d’une date de péremption. Qui se souvient de Louise Abbéma, de Prosper Baccuet, de Delphin Enjolras, de Sabine Hackenschmidt? On pourrait poursuivre très longtemps la liste des peintres, écrivains, musiciens, qui sont tombés dans l’indifférence. Si Thierry de Duve a raison, la modernité de l’art, sa prise d’autonomie en tant que medium indépendant, apparaît au XVIIIe siècle. À partir de là, et cela n’engage que moi, on peut supposer que, les artistes se multipliant afin de satisfaire la reconnaissance des goûts comme arbitre individuel, ils vont contribuer à la naissance de cette sous-partie de la Culture qu’est le culturel. Le culturel n’a pas tué la Culture. Reste alors, à celui qui connaît des velléités artistiques, celui qui ne peut vivre qu’en créant, celui qui est doté d’un don, à rejoindre l’une de ces deux zones gravitationnelles que sont le culturel et la Culture, sachant que la première connaît une orbite bien plus plus basse que la seconde. Que l’on finisse par préférer ou substituer parfois la première à la seconde est une autre histoire, que je ne vais pas développer ici.
Dans sa “Lecture Tanner sur les Valeurs Humaines”, données le 7 avril 1978 à l’université du Michigan, le grand philosophe des sciences Karl Popper a défendu la thèse assez audacieuse que nous, les êtres humains, vivons dans Trois Mondes : « Il y a l’univers physique, monde 1, avec son sub-univers le plus important, celui des organismes vivants. Le monde 2, le monde de l’expérience consciente, émerge avec le produit évolutionnaire du monde des organismes. Le monde 3, le monde des produits de l’esprit humain, émerge en tant que produit évolutionnaire du monde 2. » On peut appeler le monde 3 « monde de la culture », parce que Popper le dit explicitement : « Mention devrait aussi être faite de la relation proche entre ce que j’appelle monde 3 et ce que les anthropologues appellent “culture” ». On remarquera que Popper lui-même nous dit que dès le monde 1 nous trouvons un sub-univers (‘sub-universe’). On peut supposer qu’il existe plusieurs sub-univers dans chaque monde, mais que leur nombre explose dans le monde 3 (tentez d’imaginer le nombres de cultures qui ont existé depuis que les êtres humains sont capables de symboliser est une tâche probablement impossible et, plus en rapport avec mon propos ; essayer d’imaginer tous les mondes inventés par les artistes ressortit certainement à une tâche qui demanderait plusieurs générations…).
Si je fais ce détour par Popper, c’est parce qu’on oublie, parfois, que la Culture est un Monde, et qu’en son sein gravite un considérable nombre d’agents culturels, des plus infimes — nous — aux plus tétanisants: les Grands… ceux dont on parle encore deux mille ans plus tard… (Homère, Aristote, Phidias, le Mahabharata…). Un grand agent de la Culture, par exemple un artiste, est capable de livrer un monde, soit un sous-ensemble de l’Ensemble du “Monde-Culture”. Qu’un artiste soit capable de livrer un monde est déjà méritoire, mais qu’en est-il quand il peut en livrer plusieurs ? C’est face à cette multiversité que nous nous trouvons avec l’oeuvre de Fossier. Chaque période révèle un pan d’univers possible. Seules les premières œuvres témoignent encore d’une influence que l’on pourrait faire remonter aux Surréalistes, à Bellmer, et à la poésie symboliste. Mais à partir des gravures de la fin des années 60, Fossier expose quelque chose de radicalement nouveau et différent à toute œuvre antérieure. Cette nouveauté ne ressortit pas au cliché qui veut que l’artiste doive produire de la nouveauté ; dans le cas de Fossier, nous avons là quelqu’un qui semble naturellement engendrer des mondes, sans, en quelque sorte, à avoir à forcer le trait.
Vendredi 16 décembre j’avais rendez-vous avec Patrice Moreau, le conservateur du Musée St Roch, et curateur de l’exposition Fossier. Je le remercie beaucoup pour le temps qu’il m’a accordé. (Je remercie aussi Anne Grésy-Aveline pour les photos).
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L’une des sept planches de Y.H.T.A., 1981, aquatinte et burin et phototypie sur vélin d’Arches,90 x 63 cm, Atelier Lacourière et Frélaut, Maeght éditeur, Paris, Collection Musée de l’Hospice Saint-Roch, Issoudun (Crédit photo, Musée St Roch)