Une série de Stuart Davis (via De Chirico et encore Picasso ?)

 Pour Henri

Notice de la Maison Phillips :«“Egg Beater No. 4” est la dernière œuvre de la célèbre série “Egg Beater” de 1927-28 de Davis, dans laquelle il a atteint un style abstrait original. Il avait exploré l’abstraction dès 1913, lorsqu’il avait admiré les œuvres de Cézanne, Léger et Picasso à l’Armory Show. Davis a délibérément choisi des objets sans rapport entre eux — batteur à œufs, ventilateur électrique et gant en caoutchouc — afin de pouvoir se concentrer sur les relations entre la couleur, la forme et l’espace. Il parlait de visualiser ces éléments en relation les uns avec les autres, dans un système plus large qui les unifiait dans l’espace et sur le plan de l’image. Les compositions “Egg Beater” de Davis sont devenues progressivement plus bidimensionnelles et bien intégrées. Dans les œuvres précédentes, la profondeur est suggérée par des formes qui flottent dans un espace indéfini ou qui sont placées fermement à l’intérieur. Dans “Egg Beater n° 4”, l’espace est plus ambigu. Les formes se chevauchent, donnant une impression de collage, et elles sont imbriquées sur la surface plane de la peinture. Pourtant, la composition suggère également une dimension spatiale, donnant l’impression d’espaces intérieurs et extérieurs. Par exemple, la ligne angulaire à gauche du “Egg Beater n° 4” peut être interprétée comme le bord du mur de l’atelier, tandis que les lignes blanches sur le fond sombre le long du bord supérieur du tableau ressemblent aux sommets des immeubles sur le ciel nocturne. L’artiste suggère ici à la fois un cadre domestique et une vue plus large de la ville. Ces jeux de l’intérieur et de l’extérieur, de la surface et de la profondeur sont complétés par les contrastes vifs de la couleur : clair et foncé, vif et pâle, tous travaillant ensemble pour créer une variété de rythmes qui rappellent la musique de jazz.»  

Stuart Davis, “Egg Beater No. 4”, 1927-28, oil on canvas, 68.8975 x 97.155 cm, © Estate of Stuart Davis, The Phillips Collection

À ce stade, il semble que le titre n’ait aucune importance. En effet, pour identifier ici un batteur à œufs, mais tout autant un gant et un ventilateur, il faut tout de même se lever de bonne heur(t) cognitif. Reprenons ce passage de la Notice :« la ligne angulaire à gauche du “Egg Beater n° 4” peut être interprétée comme le bord du mur de l’atelier, tandis que les lignes blanches sur le fond sombre le long du bord supérieur du tableau ressemblent aux sommets des immeubles sur le ciel nocturne.» Peut-être manqué-je d’imagination, mais je trouve ces indications parfaitement incompréhensibles ; je n’y comprends — surtout —, n’y vois (absolument) rien. D’abord, où est ce batteur ? Est-ce cela, du moins l’un de ses aspects tronqués ?

Et enfin, de quelle ligne angulaire parle-t-on ? Et de quels immeubles ? Tout cela me semble bien impénétrables en termes de mimesis, tout comme les fameuses voies du Seigneur. Essayons avec un autre “Egg beater” :

Stuart Davis, “Egg Beater No. 1”, 1927, oil on linen, 74.1 × 91.9 cm, Whitney Museum of American Art 

Notice du Whitney Museum :« En 1927, Stuart Davis commence à travailler sur une série de cinq tableaux basés sur une nature morte qu’il a créée en clouant un batteur à œufs, un ventilateur électrique et un gant en caoutchouc sur une table de son atelier. En utilisant ce groupe d’objets incongrus et improbables, il crée ses premières œuvres véritablement abstraites. Dans Egg Beater No. 1, Davis élimine toute trace reconnaissable des objets de la nature morte, ne laissant qu’une composition complexe de couleurs et de formes géométriques superposées dont les plans imbriqués suggèrent l’influence du cubisme synthétique de Pablo Picasso. À l’instar des autres tableaux de la série, cette déclaration plate, dépouillée et sans compromis est d’autant plus remarquable qu’elle adhère à des idées artistiques avancées au milieu du recul général de l’abstraction en Amérique à la fin des années 1920. Pourtant, Davis ne s’est jamais considéré comme un abstractionniste pur et ne travaillera plus dans cette veine pendant plus de vingt ans, interprétant plutôt le paysage urbain à travers un langage graphique audacieux de signes, de mots et de publicités.»

Enfin ! le Whitney nous dit bien que « Davis élimine toute trace reconnaissable des objets de la nature morte.» Mais quant à l’influence supposée du cubisme synthétique de Picasso, franchement, ce n’est pas très clair pour ce N°1, mais encore bien moins clair avec le N°4 (en haut d’article). Quant aux fait que Davis ne se fût jamais considéré comme un abstractionniste, soit, ce serait trop simple ou paresseux de recourir à cet adjectif. Plutôt, il me semble que Davis “déplie” les objets dans un espace contraint (à préciser, voir fin d’article). Quant au lecteur qui se demanderait, légitimement, en quoi consiste le cubisme synthétique de Picasso, on en aura un exemple avec la fameuse chaise cannée :

Pablo Picasso, “Nature morte à la chaise cannée”, 1912, huile sur toile, 29 x 37 cm, Musée national Picasso-Paris © RMN-Grand Palais

Et là, on se demande : Quel est le rapport ? Franchement, on ne voit pas très bien. La période “synthétique” picassienne consiste, entre autres, à insérer des lettres, des mots, dans la composition. Question : En voyez-vous chez Davis ? Que nenni. Et puis, 15 ans sépare les deux œuvres, quand il ne s’agit pas de deux continents, et d’un océan… Et comme l’“Egg Beater No. 1” nous semble encore assez frais ! tandis que bien vieillie nous paraît la nature morte de Pablo, non ? Pour tout vous dire, je pense même que c’est une pièce assez médiocre de Pablo Diego Jose Francisco de Paula Juan Nepomuceno Crispin Crispiniano de la Sentissima Trinidad Ruiz Picasso (son état civil complet !), un mélange de collage cubiste, une espèce d’hyperréalisme quant à la fameuse chaise cannée (sans jeu de mots), et la corde façon cadre de miroir… C’est assez terne et laid, non? Que n’ai-je dit là ?! Les trappes de l’enfer vont s’ouvrir à l’instant sous mon séant et je vais disparaître tel un apostat renégat !

Bien, revenons à l’“Egg Beater No. 1”. S’il faut absolument “voir” quelque chose de paréidolique, comme nous y invite la Maison Phillips pour “Egg Beater No. 4”, alors je vous dirais que je “vois”, pour ma part, une vue d’atelier, avec trois-quatre tableaux posés un peu de guingois au sol, à gauche un coin de bâtiment avec fenêtres et au dessus une route qui file droit, hommage facétieux de Davis à l’histoire de la perspective. Et à bien regarder, on trouve ici et là, des éléments d’illusionnisme dans le tableau, mais quant à savoir ce que visent intentionnellement, c’est-à-dire “réalistement”, ces formes, la réponse ne peut être que graphique, et sûrement pas paréidolique. Mais s’il s’agit bien de deux ouvertures sur le monde extérieur (bâtiment réel et route), alors quel est le rôle du fond bichrome ?

Notice de la Valentine Gallery :« Si le programme de la Valentine Gallery a bâti sa réputation en montrant des tableaux de l’École de Paris, Valentine Dudensing a également organisé d’importantes expositions d’artistes américains. En outre, il était connu pour avoir été généreux avec les jeunes artistes et leur permettait de parcourir l’art européen contemporain dans son inventaire. Stuart Davis (1892-1964) est l’un des artistes qui a bénéficié des largesses du marchand. Dudensing a inclus Davis dans une exposition de groupe à l’automne 1927 ; à cette époque, il organisait la première exposition américaine des peintures de Giorgio de Chirico provenant de l’inventaire du marchand d’art parisien, Paul Guillaume. Il semble donc probable que Davis ait vu une image du “Chant d’Amour” de de Chirico (1914, Museum of Modern Art, NY) à la galerie. Le tableau appartenait à Guillaume et représentait un gant en caoutchouc cloué au mur, accroché à côté d’une tête classique en plâtre. Bien qu’il n’ait pas fini par exposer cette œuvre en particulier, Dudensing a inclus cinq peintures de 1913-14 dans lesquelles de Chirico représente des arrangements d’objets étrangement sans rapport. “Paintings by Giorgio de Chirico” a ouvert à la Valentine Gallery à la fin de Janvier 1928 et l’exposition a été un énorme succès. Entre la fin de l’automne 1927 et le printemps 1928, Stuart Davis se consacre à la réalisation de ce qui sera connu sous le nom de “Egg Beater Series”. Il cloue un éventail, un gant en caoutchouc et un batteur à œufs sur une table et passe des mois à peindre cette composition. La peinture de de Chirico a-t-elle inspiré la série ? D’après la date de la première étude de Davis pour la série — 6 novembre —, il semble probable que oui.»

Giorgio de Chirico, “The Song of Love”, 1914, oil on canvas, 73 x 59.1 cm, MoMa

« Il cloue un éventail, un gant en caoutchouc et un batteur à œufs sur une table »… Nous reviendrons à cette phrase, qui ne croit pas si bien dire. Mais avant, regardons encore un exemplum de la série “Egg Beater”:

Stuart Davis, “Egg Beater No. 2”, 1928, oil on canvas, 74.3 × 92.1 cm, Whitney Museum of American Art

Sur le site d’Art in America, nous lisons : “Davis a toujours été un homme à part, inventif, positif, les pieds fermement ancrés dans son asphalte natal.

« Je ne veux pas que les gens copient Matisse et Picasso, écrivait-il en 1940, bien qu’il soit tout à fait correct d’admettre leur influence. Je ne fais pas des peintures comme les leurs. Je fais des peintures comme les miennes ».

Grâce à une réflexion et une expérimentation indépendantes constantes, il a développé son propre idiome artistique.

« En 1927, se souviendra-t-il plus tard, j’ai cloué un ventilateur électrique, un gant en caoutchouc et un batteur à œufs sur une table et je les ai utilisés comme sujets exclusifs pendant un an

Dans cette “série des batteurs à œufs” d’abstractions géométriques, les objets ont servi de point de départ à une intense concentration sur les formes, les couleurs et les lignes, leurs positions dans l’espace, leurs relations avec le plan plat de la toile, et leur transformation en pur design. Désormais, son art est celui de la « composition couleur-espace », comme il l’appelle. Pour lui, le tableau était d’abord et toujours un objet physique, avec une vie et un ordre qui lui étaient propres.”

Mais attention ! le voici enfin ce fameux batteur à œufs !:


Stuart Davis, “Egg Beater, V”, 1930, oil on canvas, 127.3 x 81.9, MoMa

C’est certainement le moins intéressant, le moins inattendu de la série, et le plus d’inspiration post-cubiste. Et on reconnaît très facilement le batteur à œuf (j’en ai possédé un semblable avant que mon ex-compagne, via sa grand-mère, ne fasse rentrer la technologie du batteur électrique ! Ça sentait déjà la fin d’un monde et de la civilisation). 

À préciser : Je crois que c’est “Egg Beater No. 1” (1927) qui est le plus abouti, en ce sens qu’il fait voler en éclats le cadre en tant que genre normatif et le cadre du tableau précisément. En effet, la notion de “cadre” est polymorphique, elle sert en architecture, en photographie, au cinéma, et, bien sûr, en peinture. Nous sommes habitués même, en quelque sorte, à cadrer depuis nos propre yeux, certes un cadrage abstrait, mais, disons, qui se rapproche de ce que l’on peut appeler une focalisation. Ainsi, dans “Egg Beater No. 1”, Davis semble faire éclater la notion en sa doubleté. On a du mal à s’y retrouver, cependant, notez tout de même le partage du tableau en deux parties horizontales, l’une blanc chaud (en bas) l’autre blanc froid (au dessus), comme si, finalement, Davis résistait, en dernier ressort, à l’éclatement du cadre. En fait, on pourrait penser que le tableau se décèle en deux temps ; le premier, celui de l’éclatement du sujet, l’impossibilité d’identifier — éventuellement — la plupart des objets (qui “font” sujet). Enfin, second mouvement de décèlement, la bipartite du plan horizontal (les deux blanc).

Et ce sera tout, merci.

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 

 

 


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