Un demi-nu, de Wayne Thiebaud (via Bim Bam Lichtenstein !)

Entrez l’expression “Pop art” dans votre barre de recherche, et Wikipedia, par exemple, vous fournira des noms que l’on retrouve partout concernant le même sujet (mais là, chez Wiki, ils sont très généreux) 

car on ne voit pas très bien le rapport avec Adami, ni avec Polke, ni avec Thiebaud, entre autres… On lira ailleurs que Thiebaud est un “pop artist” parce qu’il a peint en couleurs flashy des gâteaux, par exemple, mais on ne se demande jamais comment c’est peint. Or ce qui caractérise le Pop art c’est une sorte de mimétisme de bande dessinée, plutôt qu’une filiation directe dans le geste peint (pour exemple, les “Mao” de Warhol — on en parle ici). On lit, dans le livre Art since 1900: « 1960. Roy Lichtenstein et Andy Warhol commencent à utiliser des dessins animés et des publicités comme sources pour leurs peintures, suivis par James Rosenquist, Ed Ruscha et d’autres : Le pop art américain est né.» Concernant Rosenquist, c’est le contraire ; il a commencé à peindre des publicités géantes sur les immeubles de New York, et c’est ensuite qu’il est devenu “vraiment” artiste (j’y reviendrai ailleurs). En tout cas, il ne me semble pas que Thiebaud fut, de quelque manière que ce soit, un pop artist. Il suffit, par exemple, de regarder cette image : 

Wayne Thiebaud, “Girl with Pink Hat”, 1973, oil on canvas, 91.44 cm × 74.93 cm, San Francisco MoMa

Le Pop art est essentiellement un “mouvement” infusé de publicités, de cartoons, de stars (l’éternelle [soupirs] “Marilyn” de Warhola…); et les Boum! Bang! de Lichtenstein… Maintenant, en quoi le “Girl with Pink Hat” pourrait faire référence à cet univers ? Il y a de quoi se le demander. Et je me le demande. Si je pousse le bouchon, j’aurais tendance à dire que la majeure partie des images peintes par les pop artistes ne sont pas des peintures, mais des illustrations. En revanche, Thibaud a toujours peint. C’est une différence notable, et on pourrait citer, encore aujourd’hui, un certain nombre de peintres qui ne peignent pas et qui ne font qu’illustrer (il serait loisible de citer, mais je n’ai pas envie d’apparaître désobligeant). Bref. La fille au chapeau rose, c’est du peint  

Quand on regarde vite fait, on “voit” un portrait, et on passe à autre chose. Mais il faut poser, pardon !, pauser, et se rapprocher, pour voir. Et là, c’est une autre limonade. Thiebaud peint un chapeau, mais il s’amuse aussi avec le sujet, il barbouille un peu, et le bord du chapeau, voyez-un peu, on dirait les anneaux de Saturne concaténés (enfin !, trouvez-moi autant de variations sur un chapeau rose !). Mais on peut descendre, avec ce aperçu sur la chevelure : du bleu, du rouge, de l’orange, du marron, etc. C’est quand même assez étonnant. Comme Fischl (ici), Thiebaud s’en fiche de la stricte mimesis. Il est de son temps. Poursuivons : 

C’est très mystérieux, la touche. Pourquoi décider de mettre du vert ici, et du bleu là ? Ce trait de vert, sous la narine, près des yeux, qu’est-ce que cela veut dire ? Il est grandeur nature, ce tableau, cela veut dire que ces touches exogènes à la carnation, on doit les voir tout de suite ; ce ne sont pas d’infimes détails, ils sont bien présents. En quelque sorte, c’est comme si l’artiste avait peint deux fois ; une fois façon héritage moderne-classique (Manet, Munch, Freud, etc.), et une fois façon idiosyncrasique ; des traits, des touches, qui n’ont rien à voir, en terme taxonomique, avec la première façon. Voyez ? Si vous ne voyez pas, recommencez de lire depuis le début, et prenez votre temps. Un article sur l’Internet, c’est en moyenne 60 secondes de votre précieux temps accordé (en comparaison, combien de temps passé devant la télé, qui, souvent, n’a rien à dire, enfin, ne vous donne à penser que ce que vous pensez déjà ?)

Voyez la structure du bas du visage et du coup. Et regardez même les différences chromatiques de la chevelure ! C’est insensé (terme non péjoratif ici). Maintenant, si l’on zoome hors bas du visage, nous sommes perdus :

C’est de la peinture, et sûrement pas de l’illustration. Il serait difficile, rien qu’avec ce détail, de déterminer de quoi il est question, non ? Nous voici avec une question : Pourquoi Thiebaud débouble-t-il son trait, au point de changer de catégorie, ou, si vous préférez, de changer de manière ?

Je me pose toujours la question. Voyez ces traits se prolongeant, depuis le début, c’est-à-dire le haut de la tête, se poursuivant là sur l’épaule, ici sur le buste entre les seins mais contournant celui de gauche, suivant la ligne de l’épaule et l’épaule elle-même ; et retombant sur la naissance du bras, en jaune orangé.

Vu de si près, ainsi, ajouté à ce pourpre sur la face de l’épaule, on serait presque ailleurs. Où ça ? Dans la peinture, nous sommes chez un peintre ! Ça a l’air peut-être bête à dire, tautologique, mais, encore une fois, rappelons-nous que Thiebaud est associé au Pop Art, ce qui est contestable. Voulez-vous un indice ? Prenons le célèbre “Whaam!” de Roy Lichtenstein :

Roy Lichtenstein, “Whaam!”, 1963, acrylic paint and oil paint on canvas, 1727 × 4064 mm, Tate

Même en zoomant, nous ne basculerons pas dans autre chose, comme chez Thibaud :

Il s’agit pourtant d’une peinture acrylique et huile, s’il vous plait. Donc, même en agrandissant, circulez, il n’y a rien à survoir. Pas d’étonnement, pas de surprise, rien. C’est plat. En plus, Lichtenstein avait tout pompé dans un comic :

Page du comic All American Men of War, 1962, dessinateur Irv Novick

Mais, disait-il :« Je copie nominalement, mais je reformule en réalité la chose copiée en d’autres termes. Ce faisant, l’original acquiert une texture totalement différente ». Oui, c’est sûr, ce n’est pas dépicté de la même manière. Et alors ? Alors, pour justifier ce tableau sans grand intérêt, la Notice du Tate n’y va pas avec le dos de la Marmalade spoon Le contenu, la base conceptuelle et la production de “Whaam!” rendent l’observation de l’œuvre pleine de dualités contradictoires qui ne sont jamais complètement résolues — un sujet très chargé rendu dans un style dépassionné et détaché ; l’art commercial dans un contexte artistique ; l’image produite en série minutieusement rendue à la main dans une peinture unique ; la familiarité de l’imagerie et son application étrangère à l’échelle et au support. Nombre de ces dualités rejoignent les idées explorées dans le mouvement pop art au sens large par des artistes comme Andy Warhol et Claes Oldenburg.» Ça, franchement, c’est du discours de communicant, ce qui est courant dans le milieu, certes… Mais peut-être que je ne m’en rends pas compte, car, tout de même, il faut réaliser que l’observation de l’œuvre révèle des dualités contradictoires qui ne sont jamais complètement résolues. Je ne les vois pas — hélas !, je crois bien que jamais je ne les verrai… Pourtant mazette ! si c’est vrai, c’est vertigineux pas vrai ? Bon, arrêtons l’ironie, je vais vous dire ce que j’en pense : Lichtenstein n’est pas un peintre, c’est un illustrateur. Le propos pourrait paraître scandaleux, ou outrageusement oxymorique : Comment cela !, Lichtenstein n’est pas un peintre ? Il s’agit bien de peinture ! Certes, mais, oserais-je avancer ; pour peindre, il faut peindre (Wittgenstein aurait aimé cette jolie tautologie); or Lichtenstein ne peint pas ; entendez, il ne fait pas parler la peinture. Notez, ça peut plaire, complaire, séduire, etc., mais, de mon point de vue, il y a peintre et peintre ; et, si j’enfonce le clou semi-tautologique ; il y a le peintre-peintre et le peintre-illustrateur. Des exemples ? Je viens de vous en présenter deux ! Il est peut-être temps de définir ce qu’est un peintre, finalement, devenu un terme fourre-tout, non ? Peindre, c’est faire parler la peinture, illustrer, c’est ne pas peindre, mais remplir. En quelque sorte, le Whaam! de Lichtenstein, c’est de la peinture enfantine à côté de celle de Thiebaud, et donc, si c’est de la peinture enfantine, du coloriage, ce n’est pas de la peinture. Simple as that!

On va peut-être juger bien outrecuidante ma manière de, semble-t-il, décider qui est peintre et qui ne l’est pas ; mais je dirais que cela fait aussi partie du cahier des charges du critique d’art, de l’historien d’art même parfois, que de discriminer entre ce qui est et ce qui n’est pas ; entre ce qui semble être et ce qui est vraiment. Sinon, tout est beau et tout est toujours cela dont on dit que c’en est ; mais alors dans ce cas nous quittons le domaine de la Critique pour entrer dans celui de la Communication, et ce n’est pas mon domaine — je ne suis pas un communicant. Dont acte. Par ailleurs, discriminer entre qui est peintre et qui ne l’est pas peut aussi permettre de nous y retrouver dans la profusion surabondante de la surmodernité en terme d’images (il est traité de surmodernité ici), car ce n’est pas honteux que de se retrouver illustrateur au lieu de peintre ; ce n’est pas une infamie, il s’agit juste de tenter de remettre les choses à leurs places, et c’est aussi à cela que servent théorie et catégories. Et, bien évidemment, ce n’est pas parce que l’on est qualifié de “peintre” que ce que l’on peut peint est valable ou intéressant, ce serait trop simple, bien évidemment. Alors, Thiebaud, bon peintre ou non ? Excellent, et bien trop méconnu, caché par les médiocres surmédiatisés des années 1960.

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 


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