À la poursuite de Francis Bacon (et du process) #2

Avertissement : Quelques publicités font leur apparition sur Article. Les efforts ont été faits pour ne pas qu’elles soient envahissantes. Afin de soutenir le site, merci de désactiver votre Adblock, uBlock Origin, et/ou équivalent pendant votre navigation. Merci de votre compréhension, et donc, de votre soutien !


 

Dans le film-docu ‘Violence with a brush’, nous voyons cette image

Francis Bacon, ‘biomorphic figure’, capture d’écran du film ‘A brush with violence’, Richard Curson Smith, 2017

Rien qu’avec celle-ci, nous voyons que, vers la fin des années 30, Bacon a l’idée de cette espèce d’assemblage entre organisme et objet, pour ainsi dire. Si la crucifixion de 1933 a encore une sorte de tête (voir Partie #1 ici), ici, la bouche, assez carnassière, est au centre du tronc rond. Et on voit bien aussi déjà cette forme de bipédie aviaire, de type échassier, et ces bras tendus, mais qui ressemblent à des pattes de volaille. Quelque chose est accroché aux lèvres, semblant faire contrepoids, de chaque côté. Mais ce dessin n’a pas été conservé par Bacon, il n’en reste qu’une photo.

Capture d’écran de ‘A brush with violence’, Richard Curson Smith, 2017,

Une figure biomorphe, que l’on peut interpréter ainsi (je me risque…) : Il s’agit ici d’une figuration étrange, i.e., baconienne, d’un homme. Il se tient debout mais son tronc est penché ainsi que sa tête, pendante comme une grosse goutte. Le trou dans le tronc signifie soit le manque d’air soit plutôt un cœur pourfendu. La queue de cet animal-homme, c’est probablement le sexe, ou bien la pointe du coccyx…. Cette figure est biomorphe parce qu’elle est capable de nous renvoyer à la fois à une image anthropomorphe et objectale, mais c’est assez logique à la fois depuis la théorie de Haddon, mais surtout depuis celle de Bacon, qui aura été réifié abondamment par son père, et par ses palefreniers bourreaux, et encore plus tard, quasiment tout au long de sa vie. De fait, il s’agit peut-être ici d’un objet-homme, accablé, et rangé dans un coin, en attendant qu’il puisse servir à quelque chose. À quoi ? D’exutoire.

Capture d’écran de ‘A brush with violence’, Richard Curson Smith, 2017,

Bouche sur pieds. La bouche, comme organe supérieur, dans tous les sens du terme, par où sort la voix, comminatoire et cruelle ; comme reliée mécaniquement à une sorte d’horloge : est-ce le moment de te hurler dessus Francis ?  Oui. C’est l’heure. On notera cette espèce de sein sur la droite, fixé sur un bras (?). Je revois ma suggestion : ce que je prends pour une horloge est un balancier, faisant osciller la bouche qui, ouverte, devient une gueule. (On notera l’aspect androgyne de cette bouche, à la fois dentée comme un mâle alpha et pulpeuse comme celle d’une femme.) Revenons à la Crucifixion de 1933, car si je l’ai incrustée dans ma Partie #1, je n’en ai pas donné de description critique.

Francis Bacon, “Crucifixion”, 1933, huile sur toile, 62 x 48.5 cm, Collection privée

‘Crucifixion’, sixième tableau retenu chronologiquement sur le site de la Succession Bacon (ici). Je pense que là, nous sommes vraiment chez Bacon, c’est-à-dire chez un peintre. Et ça y est !, je l’avais supputé dans la première partie (ici) : je suis en train de passer de “réception nulle” à “réception significative”. Elle est tout à fait incroyable cette crucifixion ! Elle a un côté comique et paisible. Aucune goutte de sang. On dirait une sorte d’insecte. La cage thoracique semble s’être littéralement décollée et flotte en avant du corps, l’ayant déchirée pour sortir. Ainsi, on pourrait supposer que cette crucifixion est une libération ; le corps de Bacon, longtemps cloué par un père dictatorial et violenté par les palefreniers, longtemps figé, se libère ; il sort de ce corps assigné pour en occuper un autre. Voici que le corps crucifié est devenu lymphe, passage mutatif d’une espèce à une autre. Et voilà pourquoi cette crucifixion n’est pas tragique. Car il faut tout de même rappeler cette évidence : Christ est mort sur la croix mais est ressuscité (d’après la légende, mais quand même). Enfin, si nous repensons au biomorphisme, et si Bacon a vu l’image dans livre de Haddon tel que je l’ai conjecturé (voir P.#1), alors nous avons aussi ici un emprunt d’une image issue de la la tradition zuñi à la tradition chrétienne (la crucifixion), soit celle d’un homme-vulve crucifié, et qui renaît, ce qui est finalement logique (“artistiquement” parlant). Mais, voici que l’on remarque, tout en haut de la croix, ce détail :

Qu’est-ce donc ? On dirait une petite tête noire… Comme un petit clin d’œil. Mark Stevens, critique d’art et biographe, juge qu’avec Bacon, « quelque chose casse avec ses peintures, dans la culture anglaise, c’est comme si l’art était devenu sauvage » (il emploie le mot ‘feral’, comme dans ‘feral child’, enfant sauvage), et sauvage, ça l’est :

Francis Bacon, “Painting”, 1946, huile et pastel sur lin, 132.1 x 197.8 cm, MoMa

La Notice du MoMa indique que le parapluie pourrait renvoyer à Neville Chamberlain, le Premier Ministre anglais d’avant-guerre. Oui, il semble que le conditionnel soit de mise, car voici ce qu’en dit Bacon : « En premier, j’ai essayé de faire un gorille, dans un champ de maïs, ensuite, j’ai essayé de faire un oiseau, enflammé, et graduellement, avec toutes les marques que j’ai faites, cela a suggéré ces autres autre images, une image totalement accidentelle, je n’ai jamais pensé faire une telle image, jamais de ma vie.» On se demande où est l’indice “Chamberlain”. C’est quand même un peu brouillon comme peinture, mais, tout à coup, ce qui intéresse Bacon, c’est le sujet. Qu’est le sujet ? C’est la viande. Et le visage aussi est un morceau de viande, tronçonné, c’est crade. Bacon, peinture crade (‘bad painting’). Si l’on cache ce visage tronqué, le tableau perd toute sa force, si on enlève les quartiers de viande le voici déséquilibré. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ces quartiers derrière la gueule coupée, aient leurs membres inférieurs ainsi tendus en l’air… cela évoque encore une crucifixion (homme tas de viande en croix.) L’imagerie baconnienne ne peut guère nous empêcher de penser que le type assis est un ‘cleric’, un membre du clergé, spécialement avec son petit col blanc sur noir ; ce qui fait sens tout à coup, puisque un homme d’église représente sacramentellement le Christ sur terre. Oui. Mais alors, ce tas de viande derrière l’homme d’Église serait le Messie ? C’est une métaphore. D’accord. Mais que signifient ces cercles autour de lui ? Une tribune ? Un ring ? Une scène de théâtre de poche ? Nous sommes très loin du gorille dans un champ de maïs, tout autant d’un oiseau enflammé… C’est intéressant de relever ce propos, car cela donne un petit aperçu sur le “process”, le processus, chez Bacon. Comment passe-t-on d’un gorille à cela ? Par une certaine reformulation (pratique d’atelier) de l’obsessionalité. Quand Bacon peint son gorille, puis son oiseau enflammé, il est comme un musicien jouant des gammes ; il s’échauffe, il pratique, parce qu’il faut bien faire quelque chose. Et puis ça revient (le ça, de Groddeck), on retombe sur ses pieds, on y revient, retourne ; la viande, le corps, le déchiré, la souffrance et son parangon, sa pierre de touche, le Christ, mais un Christ un peu saccagé, blasphémé, car que fait-il pour moi, ce Christ, censé racheter mes souffrances (Expiation), moi qui souffre mille-morts chaque jour que Dieu fait ? Rien ! Sauf l’amour. Mais, comme l’a titré Bukowski : Love is a dog from Hell.

Francis Bacon, “Man with dog”, 1953, huile sur toile, 117 x 152 cm, © Estate of Francis Bacon / Artists Rights Society (ARS), New York

Il avait quelque chose pour les chiens, Francis. Il en a peint beaucoup. Un homme promène son chien (laisse en pointillé, comme des larmes, ou des perles). Il y a des tableaux qui ne font rien, chez Bacon, et d’autres qui matchent. Celui-ci, je l’aime bien ; j’aime la manière dont il est peint, et son dynamisme. Et j’aime aussi (encore une fois), la troncature ; la troncature du maître. Pourquoi Bacon éprouve-t-il le besoin de tronquer ce corps ? Je ne sais. Ce que j’aime bien aussi, dans sa dépiction, c’est sa manière de rendre ce chien monstrueux, tandis que, normalement, généralement, un chien ne rentre pas dans la catégorie des monstres. Close-up :

Voyez, là, comme on dit, il n’y a pas photo ; Bacon est un peintre de grande qualité, doté d’un sentir matérial exceptionnel. “Matérial” ? Oui, soit cette façon de faire corps avec le sujet et avec la peinture en tant que matériau de traitement appliqué en surface. Cette tête de chien, elle est considérable. Qu’est-ce qu’un peintre excellent ? C’est celui qui, sur quelques centimètres carrés, en quelques coups de pinceau bien approprié, transforme le réel ; le déplaçant, tant dans la représentation que dans le sens dynamique, temporel, du terme. C’est le cas ici. Ici, donc, Bacon brouille la perception du chien, et rien que cela, on dit chapeau ! “Matérial”, c’est faire corps avec le sujet et avec la peinture, et ce n’est pas donné à tout le monde.

Impressions de Francis Bacon. À partir du film-documentaire ‘A brush with violence’

Newsletter


Vous pouvez aussi soutenir Article via PayPal  


Léon Mychkine