Approches de l’œuvre photographique d’Éric Rondepierre (Partie #1)

Il est difficile de cerner d’un seul coup d’œil mental l’œuvre et le travail de Rondepierre. Ceci dit, dès le début du dialogue (ici), se dégagent deux pistes : « reproduction », et « reprise »: 

ER:« …je ne photographie plus beaucoup, et en plus, le terme de “photographe” est un peu bizarre, puisque je ne fais pas de prises de vues, et les gens pensent évidemment qu’un photographe doit prendre des photos dans la réalité ; et ce n’est pas vraiment mon cas…

LM: Qu’est-ce que cela veut dire “Je ne fais pas de prise de vues”?

ER: Eh bien, je considère la photographie, dans 80% des cas, pour ce qui me concerne, comme un instrument de reproduction, de document. Je reproduis des documents déjà existants, donc c’est un usage très particulier quand même.

LM: Qu’est-ce que cela veut dire “Je ne fais pas de prise de vues”? Vous photographiez le déjà existant ?

ER: oui, des images de films déjà existantes. Je les reprends en photos, je fais ce que j’appelle des “reprises de vues”.

LM: Des “reprises de vues”…        

« Reproduction » est un terme assez classique en photographie, depuis Fox Talbot et surtout Walter Benjamin (toujours citer Benjamin dans un contexte photographique, c’est une marque d’initié). « Reprise de vues » l’est moins ; à moins de penser à Sherrie Levine, mais surtout à Timothy H. O’Sullivan et Anselm Adams (article ici), le second ayant photographié quasiment à l’identique une image du premier. Mais ce n’est pas encore ça. Rondepierre re-photographie sur le support déjà existant : écran de télévision, pellicule cinématographique, et, bien sûr “anciennes” photographies. Mais après tout, et en soi, la photographie n’est-elle pas le premier instrument de reproduction quasiment tautologique du réel (les trois dimensions mises à part) ? Quand on photographie un passant, qu’invente-t-on, c’est-à-dire, quelle est la part d’inventivité du photographe s’il ne modifie d’aucune façon le réel dont il fait opérer par l’appareil un rendu bidimensionnel ? Sûrement pas grand-chose, comme l’établissent depuis longtemps la moindre illustration de journal. Ainsi donc, dans la majeure partie de son œuvre (excepté les séries Parties communes, Loupe/Dormeur, et quelques images de certaines Maison de Correction), Rondepierre reprend, reprise, voire dé-forme, les images déjà existantes, c’est-à-dire archivées — toute photographie qui a été conservée, qu’elle soit d’ordre privée ou publique, constitue une archive. Alors Rondepierre met son grain de sel dans l’archive, en la reprenant littéralement ; la transformant, et/ou l’associant avec le présent de ce qui reste. Mais il ne faudrait pas “voir” dans les images de Rondepierre que des images-fixes — comme s’en “contentent” de produire de nombreux photographes —, elles contiennent un historique, voire la trace d’un passage, d’une “actualisation” en train de “concrescer” (pour prendre deux terme du vocabulaire du grand philosophe de la philosophie de l’expérience, A.N. Whitehead). 

Un exemple avec la série Annonce-film, qui nécessite de bien avoir lu ce qu’en dit l’artiste :

«Les textes publicitaires des bande-annonces (génériques, slogans, commentaires) viennent s’inscrire sur l’écran en un mouvement très rapide. L’artiste ralentit le film au magnétoscope ou à la table de montage de façon à choisir un photogramme où le texte n’est pas encore lisible, faisant tache au milieu de l’image. Toutes les annonces suivent la même procédure technique. Des différences néanmoins existent au niveau de la trame, de la source et du nombre de pièces. C’est ainsi que les onze images de la série annonces vidéo sont prises sur l’écran de télévision. Dans les annonces peintures, l’image est reproduite en peinture manuellement par projection sur une toile de grand format qui, elle même, est reprise en photo avant qu’elle ne soit détruite. La série comprend neuf pièces. Les images des annonces films sont prises directement sur le ruban filmique. La série comprend 25 pièces.»

Si l’on comprend bien, Rondepierre saisit, en ralentissant le film, ce que l’œil ne peut saisir quand il va à son rythme de 24 images/seconde, d’où cet effet d’éjaculation plasmique :

Éric Rondepierre, “Aimer”, 1993, tirage argentique sur aluminium, 67 x 96 cm
Éric Rondepierre, “Un film poignant”, 1933, tirage argentique sur aluminium, 40 x 5à cm

En procédant ainsi, dans sa série Annonce-film, le photographe “donne” une image qui, normalement (défilement standard) n’existe pas. Et alors une question pourrait se présenter ainsi : À quel moment surgit l’image ? Réponse : Cela dépend de celui qui la donne, ou re-donne. Ici, par exemple, des lettres sont en train d’apparaître, de s’actualiser sur l’image. Pour quiconque, disons, pour le spectateur si l’on ralentissait le défilement, et qu’il voyait cette image, il penserait à un accident de bobine (du temps où les films étaient encore sur pellicule, tandis qu’ils sont depuis des années livrés dans les salles sous format DCP (Digital Cinema Package), et plus rarement en 16 ou 35 mm, pour les puristes ou irréductibles cinéastes. 

On pourrait dire que la position de Rondepierre est souvent en surplomb, en surplomb de son medium, la photographie ; là où tant d’autres se contentent de faire une belle image, ce qui, en quelque sorte, n’interroge rien du tout quant au statut encore bien jeune de cette discipline. En photographie, faire une belle image, ce n’est pas très difficile ; il faut un peu d’œil, et un peu de technologie. Mais interroger le medium, cela demande quelques efforts intellectuels supplémentaires, et se poser des questions relatives au temps, à l’espace, à la duration, à l’éphémérité de la matière photographique, et, surtout penser à l’événement — ce qui a lieu constamment, car il y a toujours événement dans les « continuum extensifs » (Whitehead) dans lesquels nous sommes imbriqués, du corps au soleil. Ce “tout”, combiné, entre autres paramètres, Rondepierre le tient dans son viseur, entendez ici tant l’œilleton que l’œil mental — même là il y aurait à dire entre simplement regarder, et voir, et questionner le voir, et tout cela à partir de la vision, ce qui pourrait conduire à poser la question à n’importe quel photographe : Jusqu’ voyez-vous ? entendez, dans quelle mesure votre cortex visuel vient rebondir sur le cortex préfrontal ? Et, questions annexe : Combien d’aller-retour opérez-vous ? Et là on voit bien qu’il y a du boulot pour le ciboulot. Ainsi, Rondepierre interroge certaines de ces modalités avec sa Série Précis de Décomposition, dont voici deux exempla :

Éric Rondepierre, “W1930A, Précis de décomposition (Scènes)”, 1993-95 (70 x 105 cm)
Éric Rondepierre, “R413A, Précis de décomposition (Scènes)”, 1993-95, (75 x 105 cm)

Voici la légende augmentée de ce Précis écrite par le photographe :

« Dans ce cycle d’images altérées par le temps, les taches ne sont plus dissimulées sous un mouvement de lettres par les publicistes (Annonces), ce ne sont plus les images elles-mêmes qui font tache dans la chaîne visuelle (Excédents), les taches apparaissent à l’intérieur de l’image, au sein de sa matière pelliculaire par la mutation interne de ses composants chimiques. Ce qui rend difficilement perceptible la séparation entre l’image proprement dite et les effets de dégradation de son support. Mon choix, plus ou moins conscient, va dans le sens d’une confusion de ces deux registres : l’image intégrant dans son économie figurative les accidents du support de telle façon que l’on puisse croire que ces derniers entrent dans son jeu. Ce qui explique, à regarder les œuvres, que le hasard fasse si bien les choses.»

Mais dans quelle mesure le hasard ferait bien les choses ? Si l’on prend au sérieux l’altération comme partie prenante de l’image rondepierrienne, et pourquoi l’éviter ?, alors cette tache (première image de la Série) qui semble une sorte de lettre japonaise s’exhalant de la femme pâmée signifie peut-être qu’elle est en train de trépasser (dans le medium aussi même by the way) ; tandis que l’homme la retenant paraît s’en dissoudre la raison. Si l’on suit alors la proposition esthétique, nous venons d’interpréter, c’est-à-dire de trouver une fiction en supplément avantageux au pur fait anecdotique et trivial de la détérioration de tout matériel oublié et abandonné. Et on peut, alors, abonder, et constater, comme l’auteur, que « les accidents du support […] entrent dans [le] jeu » ; sinon nous ne pourrions rien fictionaliser. S’il ne s’agissait que d’exposer simplement une image dégradée en comptant sur le visiteur oculaire pour lui trouver une vertu autre que vestigiale, alors cela ne traduirait-il pas ici un jeu trop paresseux, voire pas de jeu du tout, mais une trop grande confiance accordée à son “génie” naturel, tout autant comme lorsqu’aux Puces on considère à peine des vieilleries indignes ? Rondepierre, c’est donc le cran au dessus (on est large) du “regardez comme c’est joli !” Dans le second exemplum, que dire de cette créature dont le hasard temporalo-chimique a voulu qu’un halo de scaphandrier vînt nimber la tête de cette figure de femme habillée en homme ? Et, à cause de ce scaphandre figural, notre esprit insiste pour nous trouver là vraiment sous l’eau, tandis que nous n’y sommes pas. Il n’y a pas à dire, le figural scaphandre est magnifique, avec ses bulles d’oxygène qui en font un écrin, non ?  C’est toute l’image qui devient mystérieuse, mystère dont elle n’était sûrement pas dotée avant les altérations. Et ici nous trouvons donc une petite lutte entre la vérité et la fiction : ce qui est “vraiment” (à l’origine), et ce que cela est devenu. Et notez, là encore, qu’il s’agit-là d’un biais, entendez un chemin, assez classique de la photographie : quand nous n’avons aucune indication quant à l’origine d’une photographie, nous ne pouvons qu’imaginer, ce qu’exactement nous venons de faire… On notera aussi, dans la catégorie des accidents, ce bras gauche en pleine mutation.

à suivre…

Entretien avec Éric Rondepierre, photographe

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 

 


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