Richard Baquié #2

Vous reprendrez bien un peu de Baquié, sauce Mychkine ? (C’est tout ce que nous avons en magasin, avec un peu d’FB doppelgänger dedans…)

Richard Baquié, “Machine à caniveau”, 1984, Œuvre en 3 dimensions, assemblage : Bidon d’huile découpé, roue à aubes, avion découpé dans une boîte de Coca-Cola, métal, 49 x 23 x 18 cm © Collection MAC, © ADAGP, Paris 2017

Revvenir sur Baquié, tourner autour. Comme cet avion domestique (on parle bien de « vol domestique », quelle misère). L’avion. Une machine à caniveau sert à poser des bordures de trottoir, donc juste au dessus du caniveau. Soit. En guise de bordure, nous avons un avion en l’air. Cela ne nous a pas beaucoup avancé… L’ensemble est solidaire. Et Baquié de nous reposer à la fois son double jeu : énigme et prototype. Baquié a lu Diderot :

« Quand on considère le règne animal, et qu’on s’aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n’y en a pas un qui n’ait les fonctions et les parties, surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on pas volontiers qu’il n’y a jamais eu qu’un premier animal prototype [je souligne] de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? Imaginez les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que, venant à s’étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout ; au lieu de la main d’un homme, vous aurez le pied d’un cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l’enveloppe du prototype, quel qu’il ait été, approcher un règne d‘un autre règne par des degrés. » L’idée est là. Appliquons la à notre artiste. Dans l’ordre auto-poïétique du technologique, imaginons une mutation entre des machines ; accumulons les efforts d’envol de la crémaillère de la Machine à caniveau — rien que de naturel à force de s’élever —, et, qu’obtient-on au lieu de chenilles rampantes ? Un avion ! Oui, c’est logique. Et cela rejoint parallèlement l’évolution des espèces biologiques : on a rampé avant de voler. D’ailleurs, dans l’Armée de l’Air, comment appelle-t-on ceux qui travaillent au sol ? Les “Rampants”. C’est dire l’étroite relation qui existe entre la chenille et l’aile. Cette sculpture est biographique (comme d’autres) : Comment s’envoler quand on est appesanti au sol ?

J’ouvre au hasard Du mode d’existence des objets techniques (je pratique cela depuis ce qu’on peut appeler “toujours”, et c’est souvent heuristique) : « Comme toute évolution, celle des objets techniques pose le problème des origines absolues : à quel terme premier peut-on faire remonter la naissance d’une réalité technique spécifique ? ». Ici, bien sûr, ce qui a retenu mon attention, c’est le terme « évolution ». Je ne suis pas certain que la chenille soit ontologiquement indicible, mais poursuivons (plus loin) : « [l]’objet technique concret, c’est-à-dire évolué, se rapproche du mode d’existence des objets naturels, il tend vers la cohérence interne, vers la fermeture du système des causes et des effets qui s’exercent circulairement à l’intérieur de son enceinte, et de plus il incorpore une partie du monde naturel qui intervient comme condition de fonctionnement, et fait ainsi partie du système des causes et des effets. Cet objet, en évoluant, perd son caractère d’artificialité : l’artificialié essentielle d’un objet réside dans le fait que l’homme doit intervenir pour maintenir cet objet dans l’existence en le protégeant contre le monde naturel, en lui donnant un statut à part d’existence. » Ces deux phrases, et bien d’autres, sont lourdes d’interrogation sur la technique, question d’ailleurs à laquelle ni Heidegger ni Husserl n’avaient rien compris, ce qui ne les pas empêché d’écrire des sornettes. Bref. Ici, Simondon nous permet d’ouvrir une voie de pensée (via ferrata) vers ce que justement la question de la technique doit permettre de questionner. Je ne veux pas écrire trop sur ces lignes simondiennes, mais elles valent réflexion, et nous permettent de reconnaître qu’un barbecue autant qu’une mitrailleuse font partie de notre décor technique (je viens de freiner en mode ellipse, pardon !). Baquié, avec cette “machine à caniveau”, nous propose une nouvelle espèce de ladite machine. Il s’agit bien d’une évolution. Bien sûr que c’est aussi un gag : fixé comme il est, je ne pense pas que l’avion puisse même tourner façon manège. Mais, vu l’installation, je ne serais pas surpris que l’avion bougeasse. Gageons qu’il s’agite, qu’il branle.

Sur la structure, nous avons des “indices sémantiques” : On devine “Coca Cola”, grâce au design spécifique. Nous repérons aussi : “So” (ESSO) “Flo exteur” (extincteur ?), “EXXON” (raffinage et distribution d’hydrocarbures), (et au dessus, c’est illisible.)

ANOther ONe ?

“Mitrailleuse”, 1989 , Pied de fauteuil de bureau, métal découpé et matériaux divers, 130 x 65 x 63 cm, Collection Yves Gallois © ADAGP, Paris 2017, crédit photographique : Yves Gallois

Introducing The machine gun-barbecue ! Je suppose que la pièce rectangle ouverte à droite, c’est un barbecue, non ? Une petite faim ? Allez hop ! mettons-nous à la mitrailleuse, et abattons quelque volatile ! Il tombe direct dans la braise, ou bien ? Plus besoin de faire les courses. Ce qui est bien avec la dépiction, c’est qu’après avoir lu “Mitrailleuse”, nous nous disons : « Oui, c’est une mitrailleuse ». Mais même si ce n’était pas écrit, nous reconnaîtrions immédiatement, par l’aspect, de quoi il s’agit. Je pense que nous avons ici vraiment un objet qui joint l’utile à l’agréable. J’ajouterai que, pointant en l’air, il est assez probant que cette mitrailleuse est spécialement dédiée à la chasse au volatile.

Richard Baquié, “L’amour c’est l’aventure”, 1985, métal découpé, 41 x 13 x13 cm, Collection particulière, Marseille © ADAGP, Paris 2017, crédit photographique : Yves Gallois

Le titre lit à l’inverse des mots. Fut-ce voulu par Baquié ? No lo se. Il y a indéniablement une sémantique des objets (que peuvent-ils bien signifier ?), et au sens classique, mots et phrases sont très présents dans son œuvre. De la ferraille, un catadioptre, une lampe de poche. Amour, aventure : rouge ou jaune ? Notez que “lamour” est rouge, et “estlaventure” est jaune. C’est déjà l’aventure, sauf que le feu jaune signale soit qu’il va passer au rouge, ou au vert (dans certains pays européens, par exemple, le feu jaune, ou orange, précède le feu rouge autant que le vert). Une toute petite sculpture de pas grand chose. 41 centimètres. En forme de flingue ? Voyez ? La crosse et le gros canon, avec “lamour” pour gâchette. Lamour, autant s’en mettre une.

Du coup, s’il y a une évolution naturelle dans les sculptures de Richard Baquié, elles témoignent aussi de leur évolution : certaines sont fonctionnelles, d’autres ont connu des accidents (la R16 carbonisées d’“Epsilon”, 1986). Ainsi, puisqu’elles développent une histoire propre, ces sculptures sont aussi des petits théâtre d’opération. L’historicisation des sculptures chez Baquié se retrouve bien évidemment avec son remake grandeur nature d’”Étant donné : 1) la chute d’eau, 2) le gaz d’éclairage” de Duchamp, qui, par un œilleton donne à voir, dans un décor de terrain vague, une femme acéphale, nue, jambes écartées, qui, néanmoins, réussit à tenir en main une lampe à pétrole. À bien regarder, il s’agit d’une sorte de mannequin, car, à observer la jambe gauche coupée à mi-mollet, on ne voit que du creux, il n’y a rien. C’est donc une “fausse femme”. Signalons l’interprétation très intéressante de l’artiste Serkan Ozkaya, qui a réalisé une copie, et a prouvé, qu’installée dans une pièce sombre, “Étant donné : 1) la chute d’eau, 2) le gaz d’éclairage” devenait une camera obscura, projetant le portrait de RRose Sélavy sur le mur opposé. Mais si la démonstration été faite par Ozkaya que cette hypothèse est vérifiable, je ne suis pas certain quant à la nature de ce qui est projeté au mur… Mais cela soulève d’autres questions intéressantes.

Les pièces de Baquié sont des vestiges temporels, nous donnant l’impression qu’ils vivaient avant lui. Il les a juste rassemblés au cours de ses safaris industriels. D’un certain point de vue, la plupart des sculptures de Baquié sont les reliques mi-vraies mi-fictionnelles du monde industriel. Et, là où de nombreux sculpteurs produisent des œuvres propres, belles, sans aspérité esthétique, “toutes neuves”, chez Baquié, tout est usagé, tout a été récupéré, ce qui ne veut surtout pas dire qu’il s’agit là d’un bricolage — car dire cela c’est faire chuter immédiatement le travail de l’artiste—, bien au contraire ; il s’agit de la construction d’un objet artistique (ce que ne produit pas le bricolage) dans lequel se trouve déjà du temps. Si l’on compare par exemple avec Allington (article ici), on voit bien que le sculpteur britannique, s’il agence des objets hétéroclites, ces derniers sont tous rutilants, beaux, parfaits. Ce n’est pas du tout ce qui intéresse Baquié, et ce qui n’ôte rien à Allington, car chacun suivait sa propre politique artistique. En ce sens, et si l’on pense à Arman, ou César ; Baquié se distingue encore, car il n’a, semble-t-il, jamais voulu faire système de ses œuvres — là où César et Arman auront fait x fois la même œuvre, finissant par produire des modèles en série. Or, produire des modèles en série, c’est rentrer dans la mécanique de l’industrialisation de l’œuvre d’art, ce à quoi Baquié ne pouvait que logiquement résister. Sa configuration, sa liberté, ne pouvait tolérer ce genre de compromis.

 

REF / Denis Diderot, “Pensées sur l’interprétation de la nature”, 1754 (trouvable en papier et sur l’Internet) /// Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958 (2012)

Première partie :

Richard Baquié. Un exercice d’hermès nautique

Léon Mychkine


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