Belting suite, 3

Belting 1, ici, 2, ici

Revenons à cette phrase splendide de Belting : « le corps est le lieu des images » (‘Das Körperbild als Menschenbild’.). Puisque le point de vue beltiguien est anthropologique, cette expression s’entend comme historique ; racinaire : depuis qu’à telle ou telle époque on à fait du corps le lieu d’une représentation, et que l’image, ou le medium employé a été établi pour se souvenir de ce corps, ou bien pour le rendre présent tout autant pendant sa vie. On peut penser aux images d’animaux et d’êtres humains peints sur les parois aurignaciennes, ces figures semblent bien, pour beaucoup, vivantes. On a supposé (il y a des précédents et je ne prétends nullement à la véridicité absolue) que l’entité vivante (homme, animal) constitue un double. Par exemple, peindre un bison bien posé sur ses quatre jambes pourrait signifier un geste propitiatoire pour la chasse… et l’homme debout tenant une lance le chasseur lui-même en train d’effectuer cette bonne chasse. Mais, peut-être que ce bison peint devient tout à coup actualisé virtuellement, présent parmi les hommes à cet endroit précis de la caverne, et peut-être, qu’à partir de là, ils entament un dialogue avec lui… ? Nous pouvons produire autant d’hypothèses que nous le souhaiterons, nous savons que nous ne connaîtrons nullement la bonne réponse, ni même, peut-être, la bonne question…

Si l’on saute les siècles, nous pouvons penser aux représentations de taureaux et de lions androcéphales mésopotamiens, jusqu’à un gigantesque cairn édifié pour honorer la mémoire d’un chef au Danemark 1500 av J.C. On pourrait remplir des pages et des pages d’exemples d’imagerie historique (‘Bildgeschichte’), mais ces quelques rappels ne servent qu’à illustrer le fait qu’anthropologiquement, notre corps-esprit est rempli d’images. Nous naissons dans un monde chargé d’images ; nous sommes imagés avant même de naître (échographie), on peut posséder une ou des images de nous avant d’être nous-même. Locke, dans son Essay Concerning Human Understanding (1690), écrit fameusement qu’à notre naissance, notre esprit est un « cabinet vide » (‘an empty cabinet’), et que ce n’est que peu à peu qu’il vient à être meublé. L’appareil psychique est en place, mais il ne contient encore aucun mot, aucune image, il ne lui manque plus que l’apprentissage. Nous allons, bientôt, emmagasiner des images, qui, Belting nous le rappelle, naviguent sur deux plans :

il y a (bien sûr) le corps, et les « actions symboliques. La production d’image est elle-même un acte symbolique et réclame en conséquence de notre part un type de perception qui se distingue significativement de la perception visuelle ordinaire. Les images fondatrices de sens — sous forme d’artéfacts [sic], elles ont leur place dans tout espace social — nous apparaissent comme des images qui se transmettent par le truchement d’un médium, comme images médiales. Le médium-support leur confère une surface, en même temps qu’il les dote d’une signification et d’une possibilité effective d’être perçues. » (p.30).

Ce rappel de Belting quant à la nature symbolique des images est évident. Pourquoi ? Quand nous voyons quelques choses, des arbres, un fleuve, le ciel, nous n’interprétons pas nécessairement ce que nous voyons ; et il n’est pas même pas sûr, qu’en voyant ces items, nous nous disions « je vois les arbres, je vois le fleuve, je vois le ciel ». Cela paraît inutile. En revanche, si j’escompte reproduire ce que je vois, et puisque je ne peux pas reproduire le réel, je vais devoir en passer par une symbolisation, qu’elle soit lexicale (je “dis” ce que je vois, ou bien j’écris sur ce que je vois), picturale, iconique, ou, pourquoi pas, électro-acoustique (bruit des trois items). Mais, dans le même temps où Belting nous rappelle qu’il faut distinguer entre perception et symbolisation, il nous dit ceci : « Les images mentales et physiques d’une époque (les rêves et les icônes) se règlent pourtant de manière si complexe les unes sur les autres qu’on ne peut guère les dissocier nettement, sinon dans un sens positivement matériel » (p.31). On peut toujours reconnaître une image physique “avant” de l’interpréter, et non l’inverse. En revanche, nous pouvons produire autant d’images mentales que nous voulons sans nous soucier de leur possible ou non corporéité. Il y a des moments, dans l’imaginaire, où la fiction n’a aucun rapport avec quoi que ce soit de réel.

Après avoir critiqué Platon (voir notre partie 1), Belting reproche à Aristote d’avoir « débarrassé » les images visuelles de leur « matérialité » afin d’en extraire que « les formes pures » (33). Je crois qu’ici Belting passe un peu vite sur ce que peut nous dire Aristote. Dans le traité de l’âme, nous lisons ceci : « L’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte, mais leur quiddité [i.e., synonyme d’“essence”, l’essence d’une chose, la quiddité d’une chose, c’est d’être ce qu’elle est, p.ex] n’est pas la même » (de l’âme, 425 b25. La notation des paragraphes chez Aristote est universelle, quelle que soit l’édition). Cette phrase est extraordinaire, dans sa beauté, et dans sa puissance conceptuelle (j’y reviens très vite). Auparavant, Aristote, quelques lignes plus haut, écrit : « … tout organe sensoriel est le réceptacle du sensible sans la matière, il ajoute, c’est pourquoi d’ailleurs, même les sensibles une fois éloignés continuent d’exister dans les organes sensoriels ». Est-ce cette dernière phrase qu’aurait en tête Belting quand il nous dit qu’Aristote a « débarrassé » les images visuelles de leur « matérialité » afin d’en extraire que « les formes pures » ? Non, ce n’est pas ce que fait Aristote, et il est possible que Belting n’ait pas saisi ce que Le Philosophe voulait signifier. C’est bien par les sens que nous percevons les items1 et donc aussi leur matérialité. Il est bien évident que cette matérialité, en général, ne rentre pas dans notre corps, et que nous sommes donc bien obligés, pour en quelque sorte “faire parler l’oeil”, de traduire ce que nous voyons ; et c’est donc ainsi que, mentalement, nous extrayons la forme du perçu, en l’espèce, sa catégorie, ou son concept, par exemple. Quand je perçois un arbre, il n’y a pas écrit « arbre » sur l’arbre, et donc, quand mes yeux perçoivent cet arbre, ils sont, au départ, sémantiquement neutres, ce n’est pas l’oeil qui m’in-forme, c’est mon intellect. Pour preuve, encore une fois, quand je crois identifier une forme andromorphe et qu’il s’agit d’un objet vertical sans rapport aucun avec une figure humaine… Et c’est bien ce que dit Aristote. Redonnons cette phrase, qui est une des plus belles, à mon sens, de l’entier corpus philosophique :

« L’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte…, »

Qu’est-ce que cela veut dire ? Remarquons déjà qu’il s’agit là d’une définition hylémorphiquement parfaite ; on ne peut pas faire plus précis et concis. Que veut signifier ici Aristote ? Pour le dire d’une autre manière : Quand nous percevons, nous percevons actuellement l’item en son entièreté physique, c’est « l’acte du sens » (je vois l’arbre devant moi dans le jardin), mais au même moment pénètre « l’acte du sensible », c’est-à-dire le NOM de ce que je perçois, soit le concept, ce qu’Aristote appelle aussi la « forme ». Ce que va plus loin dire Aristote dans son traité magistral (de l’âme), c’est que l’intellect, en revanche, n’est pas toujours “actif”, il n’est pas toujours en train de “penser”, de “réfléchir”, de “produire” de la pensée ; c’est bien pour cette raison que nous percevons bien davantage que nous pensons ce que nous sommes en train de percevoir, nous n’avons pas que cela à faire, en quelque sorte ; cependant que, au moment où je perçois l’arbre, son NOM est “passé” dans le mouvement perceptif, mais sa destination n’est pas oculaire, elle vise l’intellect, qui, à ce moment, peut être actualisé, ou non. Certains chercheurs contemporains en perception, en cognition, parleraient ici de “codes déictiques”: la moindre perception peut nous in-former du concept qui sous-tend l’identité de l’item perçu.) À l’inverse, la perception n’est jamais inactive, nous percevons constamment, et nous n’arrêtons que la mort survenue.

La phrase mise en exergue plus haut contredit donc ce que Belting veut faire dire à Aristote. Aristote ne dématérialise pas la perception de sa matérialité, au contraire, il réussit à nous faire comprendre la division qui s’établit au sein même de la perception, division que nous pourrions appeler la division perceptivo-cognitive, comme une sorte de division du travail ; le travail du percept, qui ne peut pas être potentiel, et le travail du concept (la forme) qui “passe” bien par le “canal” optique, (dans notre cas de perception optique d’un item) mais qui ne signifie pas nécessairement que l’intellect va interpréter le signal (le concept). Ce qu’écrit ici Aristote, il y a plus de deux mille ans, reste parfaitement valable du point de vue de l’acuité et de la justesse de pensée.

1. Je préfère parler d’item que d’objet, car la notion d’objet est encore trop ancrée dans une certaine délimitation de la chose perçue. Ainsi, puis-je dire que je perçois un objet, et qu’il s’agit du ciel ? Cela me paraît maladroit. Et d’autant plus que le terme « objet » signifie souvent une certaine matérialité dont on distingue les contours (une table, un arbre, un avion…). Puis-je distinguer les contours du ciel ? Je ne crois pas. Le terme item, pris dans son sens Anglais, signifie « élément », et c’est donc ainsi que je l’accepte : un item, c’est un élément de la perception. Cela reste neutre et vague, à dessein.
 
à suivre…

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