Benjamin Défossez et la peinture “ambient” (#1)

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« Car peindre est-il autre chose qu’embrasser par les moyens de l’art la surface d’une nappe d’eau ?» (Alberti)

 

La peinture de Benjamin Défossez est bien de son temps ; entendez, elle fait écho actuellement à d’autres, et inversement — pas d’antériorité ici, ni de Qui à trouvé le nouvel œuf colombien en premier. Être de son temps, cela veut dire une peinture fraîche, qui ne ressasse pas ce qui est acquis depuis 120 ans, mais qui tend, courageusement, à “vocabulariser” ces jours nôtres. Les peintures de Défossez sont discrètement narratives et narrativement subjectives ; elles font usage de sujets et d’un contexte ; un contexte ambiant ; j’aurais envie d’écrire à l’anglaise, ‘ambient’. 

Benjamin Défossez, “Tentative”, 2018, acrylique sur bois, 29,7 x 19,7 cm

Défossez affectionne les éclairages très vifs, tranchés, et le noir très profond. Ci-dessus, un bon exemple d’illustration entre étrange et informe, solidité et liquéfaction. Face à une œuvre peinte, il y a, depuis Goya au moins, un supplément iconique que l’on pourrait appeler, après Focillon, la vie des formes (1934), par exemple Goya 1786

Focillon :« La forme peut devenir formule et canon, c’est-à-dire arrêt brusque, type exemplaire, mais elle est d’abord une vie mobile dans un monde changeant.» Défossez relie-t-il cette phrase avant de peindre ? Ou bien Focillon l’a-t-il écrite après avoir vu des “choses” dans lesquelles la viscosité était en cours ? Viscosité : « capacité à s’écouler plus ou moins facilementVoyez, dans l’image du tableau de Défossez, cette forme bleutée ↑, avec colliers de fleurs exotiques. Est-elle en passe de céder sur sa viscosité ? On peut se poser la question. Pendant que, dans ce temps, une espèce indéterminée grimpe à l’arbre, non plus exempt d’étrangeté martienne, tout comme le sol (avant qu’on ne sût qu’il était rouge).

Focus :

Corps dans un corps. Ça se complique. Théorie de l’homoncule (?) Ici, c’est comme s’il y avait forme sur forme, forme-même sous forme, comment dire ? Il se passe quelque chose d’étrange dans ce corps, et, à vrai dire, je ne parviens pas à savoir ce dont il s’agit.

Benjamin Défossez, “Tentative”, acrylique sur bois, 20 x 20 cm, 2021

Il y a une dimension fictionnelle assumée dans les peintures de Défossez, et cela, dans un autre registre, m’évoque les dessins de Corentin Grossmann, à très gros potentiel fictionnel. Ce n’est pas si évident, que de produire une œuvre fictionnelle — vaste sujet —, disons que la plupart des artistes n’ajoutent pas ce second ou troisième niveau tant de lecture que de représentation, pour moult raisons, notamment parce que beaucoup se prennent très au sérieux pendant que d’autres sont toujours naïfs sur la question de la représentation (il faudra y revenir). Les artistes fictionnalisants sont aussi sérieux, mais la fictionnalisation permet un pas de côté, un recul, qui favorise l’interrogation, revenant à la question : Qu’est-ce que je vois et : Que comprendre ? Ci-dessus, c’est parlant. Comme un paysage sur un plateau, mais une fois en position de se “saisir” de ce plateau paysage, on voit bien qu’un autre s’en détache, dans le fond. Que faire de ce paysage-plateau ? Notez la lancée de cet être lumineux, quittance d’un corps, thème de l’émanation que l’on retrouve dans d’autres peintures, comme ici :

Benjamin Défossez, “Tentative”, acrylique sur bois, 15 x 20 cm, 2019

Un cadavre, décomposant, flottant, encore, avec cette jolie émanation — (Empr. au lat. chrét.emanatio, action de procéder de quelqu’un, quelque chose (spéc. de Dieu)) ← CNRTL  — façon sapin de noël. C’est la Fête des Morts. Il y a décidément un bizarre ambient chez Défossez. À l’écart de tout, dans cette mare de vert ourlée. Allbwn. Sortie.

Ça émane, vers le haut, et vers le bas

Benjamin Défossez m’écrit qu’il peint avec une acrylique très diluée, à plat, parce que s’il peignait à la verticale, tout coulerait directement au sol. J’ai plus haut inscrit le mot liquéfaction, qui signifie, littéralement, « passage d’un corps solide à l’état liquide » d’après le fameux chirurgien Henri de Mondeville (1314).

PS. On aura remarqué les dimensions très modestes des tableaux de Défossez. Je lui ai posé la question. Voici sa réponse :

« Alors, il y a au moins deux raisons conscientes à ma pratique du petit format. La première est liée à la technique. J’utilise une peinture souvent très diluée et liquide qui me fait peindre à plat. J’accepte que la peinture se diffuse et glisse sur le support mais je ne veux pas encourager les coulures et si je peignais à la verticale, elle finirait simplement par couler au sol. Et en peignant ainsi à plat, le petit format me permet de garder la peinture dans mon champ de vision. Le fait que j’intercale entre chaque couche de peinture, une couche de vernis m’impose également de conserver le tableau à plat. La seconde raison est liée à mon attirance pour la reproduction des mondes en miniature, à la fois en peinture mais aussi via les dioramas, l’aquascaping (une forme de l’aquariophilie qui consiste à reproduire des paysages naturels dans l’espace restreint et liquide d’une cuve d’aquarium), peut-être une façon de me rassurer, un monde sous cloche qu’on peut tenir dans une main. Cela dit, je ne m’interdis pas d’aller un jour vers des formats plus grands. Quand je parle de mon attirance pour les dioramas, je veux simplement dire que c’est une façon de représenter le monde qui m’intéresse, pour autant je n’en crée pas moi-même.»

Tout cela est très intéressant. Sachant qu’il n’est pas académique de laisser une citation sans exégèse, je me dis toutefois que ce qu’écrit ici notre artiste est tout de même limpide, et que cela ne requiert donc pas d’appareillage supplémentaire. Soit. Une autre chose remarquable, c’est qu’il peint sur bois, ce qu’on ne pratique plus vraiment. 1430. C’est la date à partir de laquelle, selon l’historien de l’art Hans Belting, on peut vraiment commencer à parler de « tableau » en tant que genre autonome (tandis que, jusque là, l’activité de peintre se diversifiait en tâches qui allaient du décor des églises aux blasons, etc.) Et sur quoi peint-on les premiers tableaux ? Sur du bois. Bien que la peinture sur toile apparut dès 1410, mais de manière marginale, on continuera de peindre sur bois jusqu’au XVIIe. J’ai donc demandé à Benjamin Défossez, là aussi, s’il pouvait m’en dire davantage sur son support, et voici sa réponse, limpide et remarquable :

« J’ai toujours peint sur bois. Les premières peintures prenaient forme sur de vielles planches marquées par le temps que je trouvais à Lille il y a une vingtaine d’années. J’habitais Wazemmes, un quartier populaire, en voie de gentrification, les nouveaux aménagements remplaçaient les anciens et les gens balançaient aux encombrants un tas de planches. Les superpositions de peinture existantes, les traces d’usure, de crasses m’aidaient à visualiser des formes qui me servaient d’ancrage pour commencer un tableau. Je n’ai plus besoin maintenant de cela pour commencer une nouvelle peinture même si j’aime convier parfois le hasard et capter dans une tâche de peinture presque hasardeuse la possibilité d’une forme que je vais tenter de pousser plus loin, vers une perception acceptable de la réalité. Mes très rares essais de peinture sur toile m’ont simplement rappelé pourquoi je préférais le bois. Sa rigidité m’offre un ancrage plus ferme, une entame plus concrète, le pinceau ne s’enfonce pas et j’ai sans doute besoin de cette rigidité pour me rassurer sur la tenue de ma peinture qui, je le rappelle, se construit couche après couche, strate après strate, presque comme une maquette qui aurait besoin de fondation solide pour rester en équilibre. Et au final, c’est aussi une nécessité technique (j’y reviens toujours), qui me permet de disposer ces couches de vernis et de peinture sans que le support ne bouge, ne s’enfonce sous le poids de la matière. Puis également, mais c’est une raison mineure et non systématique, sur certains tableaux, par endroit que je ne recouvre pas, je laisse entrevoir la texture initiale du bois, comme un témoignage chronologique de l’élaboration du tableau. »
Benjamin Défossez. Photographie gracieusement fournie par l’artiste d’un tableau vu de biais.

La peinture de Défossez est quasi aquatique (on l’a lu plus haut), et cette nature hydrique se comporte différemment selon qu’elle vient rencontrer la toile ou le bois. La toile cède, le bois non ; la peinture s’adapte à l’impossibilité de pénétrer. Ne le pouvant, elle s’étage, se construit, vernissée à chaque étape. Je n’ai pas encore le recul nécessaire pour m’interroger plus amplement sur ce que tout cela signifie ; par exemple cette matière élective, le bois ; cette épaisse tranche de matière brute qui rehausse la peinture, entre autres choses à questionner.

PPS. Une dernière chose. On se demandera peut-être pourquoi les tableaux sont-ils tous titrés à l’identique. Réponse du peintre :« C’est bien ça, un seul et même titre pour tous mes tableaux : Tentative. Une façon de ne pas aiguiller vers une interprétation, un sens précis et aussi de m’inciter à reprendre encore et toujours les pinceaux pour tenter de nouveau.»

Note. Signalons qu’Alberti a d’abord écrit son De Pictura en latin, et qu’il faut donc lire : « La peinture est-elle autre chose que l’art d’embrasser ainsi la surface d’une fontaine ?» (Quid est enim aliud pingere quam arte superficiem illam fontis amplecti ?), d’après Éric Méchoulan, “Des origines de la peinture”, Protée, Vol. 28, numéro 1, 2000

Ref. Hans Belting, Miroir du monde : L’invention du tableau dans les pays bas, Hazan, 2014

 

Léon Mychkine

 

 

mychkine@orange.fr


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