Clément Montolio, Grande suite post-homérique

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S’il est vrai que les Grecs ont donné, à l’époque classique, une place privilégiée à la grande statue anthropomorphe du dieu, ils ont connu toutes les formes de représentation du divin: symboles aniconiques, soit objets naturels, comme un arbre ou une pierre brute, soit produits façonnés de main d’homme : poteau, pilier, sceptre; figures iconiques diverses: petite idole mal dégrossie, la forme du corps, dissimulée par les vêtements, n’est même pas visible; figures monstrueuses où le bestial se mêle à l’humain; simple masque où le divin est évoqué par un visage creux, aux yeux fascinants; statue pleinement humaine

Jean-Pierre Vernant

 

Clément Montolio, Sans titre, 2017, huile sur toile, 184 x 136cm , photo Aline Perier

NB. C’est l’une des premières fois, enfin pas la première, mais ce n’est pas si fréquent, où un artiste, en l’occurrence peintre de son état, me livre très vite, au cours d’un entretien, l’influence des mythes homériques et de sa lecture de l’éminent Roberto Calasso au sujet des nymphes, pour m’expliquer son rapport personnel à l’exécution de ses paysages, dénués depuis quelques temps de figures humaines, parce que déjà présents en dedans, pour ainsi dire. Du coup, il m’a fallu me replonger dans ce que je savais il y a longtemps ou bien que je ne savais tout simplement pas, car mythologie et mythes grecs sont d’une richesse telle que, comparativement, la Bible a presque la sécheresse du Code Civil, les miracles en moins. Mais ça, nous le savions déjà. Et puis il y a eu ce travail, encore à l’œuvre dans mon esprit, de la transition nécessaire opérée par Montolio afin, non pas de (re)produire des scènes à l’aspect mythologique, façon Claude Gellée ou Poussin, ce qui serait ridicule à notre époque (notez que certains peignent encore des odalisques en 2022 !…). Alors comment faire ? Notez bien : je ne dis pas que Montolio peint des scènes mythologiques ; il part de cela pour arriver à, et mon interprétation alors reste libre et non contraignante pour quiconque veut y voir ce qu’il peut, et vice-versa. La mienne, donc, c’est que Montolio a une vision holistique du paysage ; tout peut s’y trouver, y compris l’extraordinaire. Et, en cherchant à l’instant quelque chose à me mettre sous la dent mentale (“la denrée mentale”, dirait le philosophe Vincent Descombes) sur le thème de la présence-absence, je trouve cette traduction de Parménide, par Barbara Cassin :

« Regarde par la pensée les choses qui ne sont pourtant pas là comme étant là fermement ; car tu ne couperas pas l’étant à part de l’étant, qui ne se tiendra donc ni dispersé partout en toutes manières de par le monde, ni rassemblé. »

Moralité, si l’on emprunte à cette invitation, on peut dire que chez Montolio est présent ce qui ne se voit pas, présent ce qui est ressemblant-à, et présent ce qui est impossible (mais impossible n’est pas artistique). Avant de poursuivre, revenons au fondamentaux :

Dans le monde grec ancien, le divin est partout ; dans la maison, mais surtout dans ce qu’ils ont appelé la Nature (phusis). Durant cette longue période absolument mythique pour nous mais vraie pour eux, marcher dans le paysage, c’est marcher dans le divin. De fait, durant cette longue période merveilleuse, marcher dans le paysage, c’est aussi marcher éventuellement dans le corps métamorphosé d’un dieu, d’une déesse, divinité…, sans s’en rendre compte. Cependant, si la plupart des mortels se savent entourer du divin, ils ne savent pas toujours en reconnaître tous les signes, ou se fondre en lui ; et c’est à ce moment que l’Hymne homérique d’Apollon nous apprend que c’est Apollon qui est capable d’opérer la communication entre les mortels et le caractère divin de la phusis, et, pour cela, il se transforme en chef-d’orchestre ; le paysage devient sonore  ; littéralement. Apollon veut montrer aux mortels, et aux fidèles — c’est la même chose —, car à cette époque il est inconcevable de ne pas être imprégné de la présence du divin, toute la capacité musicale du paysage ; d’où l’extraordinaire expression de « paysage sonore.» Adeline Grand-Clément (Maître de Conférences en Histoire grecque), écrit que

[source 1] le but de « l’Hymne homérique à Apollon est de saisir la nature du lien qui peut être établi entre l’identité d’un dieu et la configuration sonore de ses lieux de culte. Une lecture attentive aux effets sonores présents dans le poème montre ainsi que le récit de la naissance d’Apollon à Délos puis celui de l’installation de son sanctuaire oraculaire à Delphes reposent tous deux sur la métamorphose du paysage sonore, mis au diapason du dieu. Dans le premier cas, le dissonant se transforme en splendide renommée (kleos) ; dans le second, le dieu lui-même contribue à façonner un nouveau paysage sonore, après avoir choisi un écrin approprié pour son temple et son oracle. L’étude révèle aussi que ce paysage sonore ne peut s’étudier qu’en interaction avec les autres données sensibles (en particulier visuelles et olfactives) . […] En effet, il ne faut pas oublier que l’hymne homérique formait partie intégrante d’un dispositif rituel plus large, dont l’objectif était de produire chez les fidèles, par des effets sonores, visuels et olfactifs, un véritable engagement de leur corps, créant ainsi les conditions d’une communication intime avec le divin. Chantés, accompagnés de musique et mis en mouvement dans les chœurs et les processions, les mots acquéraient une valeur performative et un pouvoir efficace, qui contribuait à reproduire au sein de l’auditoire le “choc sensoriel” vécu par les Criséens lors de l’irruption d’Apollon sur leurs terres.»

[source 2] Au moment où Apollon croit enfin avoir trouvé son lieu, il s’adresse à lui. Or il appert, nous dit Calasso, que « ce lieu est un être. En deux vers, sans transition, le masculin chōros devient un être féminin. (“Tu t’arrêtas près d’elle et lui adressa ces paroles”).» La nymphe, Telphouse, ne veut pas de lui en son lieu, et lui déconseille de s’installer là. Et c’est ainsi qu’Apollon va finir par se retrouver à Delphes. En arrivant à Delphes, Apollon avait la « volonté de fonder sur les lieux un oracle pour tous ceux qui habitent dans le Péloponèse, sur les îles, et “pour tous ceux qui habitent l’Europe” : c’est le premier texte où l’Europe est nommée en tant qu’entité géographique, mais elle ne désigne encore ici que la Grèce centrale et celle du Nord.» Mais Telphouse l’avait trompé. L’endroit n’est pas si paisible, il est « entouré par les anneaux d’un énorme dragon femelle qui tue tous ceux qui le rencontrent.» Apollon l’occit, mais retourne se venger de Telphouse. Arrivé sur site, « il provoqua un éboulement de rochers sur la source de Telphouse, pour en humilier le courant. Puis il dressa un autel et se le dédia à lui-même et alla jusqu’à voler son nom à Telphouse, en se faisant appeler Apollon Telphousien.»

REPRISE : Tout cela est d’une folle complexité mythologique, mythique, etc. Quel rapport avec la peinture de Montolio ? Pour ceux et celles qui n’auraient pas compris, je viens juste d’essayer de situer les environs culturels, littéraires, bref, d’un artiste cultivé. Quand Montolio me dit qu’il a substitué le paysage à la figure humaine depuis quelques années parce que cela lui paraissait redondant, cela nous rapproche du mythe grec, qui mettait non pas de l’anthropologique dans le monde extérieur mais insistait sur son caractère divin ; or, encore une fois, même si les dieux grecs sont souvent représentés sous forme humaine, il n’en sauraient être, essentiellement polymorphes qu’ils sont ; telle la Nymphe dont on boit l’eau, et dans laquelle on pénètre quand on s’y baigne (remonter lire plus haut en exergue la citation de Vernant pour bien vous pénétrer de cette habitus). Ainsi, l’anthropomorphisation des dieux grecs, d’un certain côté, ne sert à rien d’autre qu’à rappeler à quel point profane et divin sont proches tandis que différents ; et, surtout, à quelle puissance magique est élevée la “simple” existence du Monde (kosmos), notion qui nous est bien étrangère, et dont les dernières rémanences furent combattues bec et ongles par Descartes et le Père Mersenne, à l’assaut des derniers “mages” de la Renaissance italienne, comme Pic de la Mirandole (philosophe, fondateur de la kabbale chrétienne, théologien humaniste), Cornelius Agrippa (mage et théosophe chrétien), Francescus Giorgi (cabaliste chrétien), ou encore l’anglais Robert Fludd (mage, astrologue, médecin et physicien paracelsien). Mais c’est encore une autre histoire. 

 

À ce moment de la réflexion, on se demande : Montolio peut-il ramener la magie gréco-renaissante dans ses paysages ? Attention !, je suis loin dans l’interprétation, et il est très probable que Montolio ne se reconnaîtrait pas dans cette question. Alors, il faut peut-être prendre la question de manière plus modeste, et se dire que c’est bien lui qui se projette dans le paysage, puisqu’il y “voit”, y “ressent”, du vivant qu’il assimile, par isomorphie artistique, à nos corps mortels (si j’ai bien compris), et inversement ? Après, ça marche ou pas, tout le monde ne peut pas éprouver un sentiment post-homérique. Ensuite, reste à interroger ce que Montolio appelle « ces formes qui l’aident à construire l’effondrement du temps, du temps qui passe. Toutes ces traces qui s’interposent entre le paysage et le spectateur, c’est une manière d’établir comme une grille entre les deux interlocuteurs, le paysage, et le spectateur. Entre le paysage dans lequel je veux me projeter et moi, il y a ces intersignes, ces choses, qui n’ont pas d’autre sens que ça, qui ont une fonction presque phatique » (voir l’Entretien). Roman jakobson, linguiste fondateur, écrit : « Il y a des messages qui servent essentiellement à établir, prolonger, ou interrompre la communication, à vérifier que le circuit fonctionne (“Allô, vous m’entendez ?”, “vous comprenez”, “vous savez”, “vous voyez”), à attirer l’attention de l’interlocuteur ou à s’assurer qu’elle ne se relâche pas… ». La fonction phatique désigne « la tendance à communiquer qui précède la capacité d’émettre ou de recevoir des messages porteurs d’information ». Transposé dans le domaine pictural, les signes phatiques chez Montolio correspondent à ces traces-touches de peinture qui, au sens littéral de la mimêsis, n’ont aucune justification. Mais compris comme signes phatiques, ils permettent de constituer un écran dubitatif entre ce qui est destiné à être vu et reconnu, et comme ce qui, en deçà, se pose peut-être comme “rappel” (“hé ! je suis là”, “je suis une trace”, “une sorte de rythme fondamental de la peinture”…). En quelque sorte, on pourrait dire que nous avons là deux états de la peinture : l’un est “accidentel” (ce qui peut ne pas arriver), l’autre est intentionnel (ce qu’à l’ancienne on appelait le motif). De cette manière, Montolio nous rappelle à la fois l’aspect ludique du peint dans le sens le plus rituel (aucune prétention chez cet homme), et la dichotomie en acte de ce que l’on peut comprendre et de ce qui reste comme mystère à l’éternelle question : Pourquoi poser ici la moindre trace ?

 

 

 

 

 

Lucas Cranach l’Ancien, “La Nymphe à la source”, circa 1537, huile sur panneau de bois, 48,5 x 74,2 cm, Musée des Beaux-Arts de Besançon. Inscrit en cartouche : ‘FONTIS NYMPHA SACRI SOMNVM NE RVMPE QVIESCO’ (Je suis la Nymphe de la Source Sacrée. Ne perturbe pas mon sommeil. Je me repose.)

Refs. Jean -Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Seuil, 1990 /// A.D Clément, Le paysage sonore des sanctuaires grecs. Délos et Delphes dans l’Hymne homérique à ApollonPallas, 98 | 2015, et/ou ici . /// Roberto Calasso, La Folie des Nymphes, Flammarion, 2012


Léon Mychkine

 


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Clément Montolio (entretien) et la rémanence des nymphes

 

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