Quand on écrit sur un sujet, on essaie de rester “objectif”, de garder une certaine distance, afin de ne pas se livrer à un enthousiasme béat. L’enthousiasme est une vertu, considéré-je, mais ajouté au béat, ça ne va plus ; c’est l’aveuglement, le hors-sujet, bref. Cependant, il arrive que l’on soit subjugué ; que le medium recèle en lui-même une capacité haptique immédiate. C’est ce qui m’arrive avec des photographies de Noblet. C’est l’évidence (de videre, voir). L’évidence, c’est plus que la tautologie, c’est, en quelque sorte, + là que là. C’est du + dans le là. C’est pour cela que, pour moi, regarder certaines images de Noblet, c’est voir la photographie, tout simplement. Attention, on peut en dire autant d’autres photographes ; mais pas de tous, loin s’en faut. L’évidence (le + là), provient d’une immédiate capacité haptique. D’où vient-elle ? En première approche, je dirais : d’une force. D’une force faite de chromatisme et de composition (c’est d’un banal…).
À quoi cela tient, une photographie ? Ici ↑, au premier abord, on ne comprend goutte. Je crois que Noblet joue bien entendu avec la capacité du Polaroid a développer le tirage dans le temps de son exposition au dehors, et à la manière de le manipuler. Quand on prend une photo au Polaroid, si on ne la secoue pas (d’où la grande partie inférieure blanche et vide), le mélange chimique ne se fait pas correctement, le développement va être très pâle, voire raté. Évidemment qu’en photographe, on tirera parti d’une telle possibilité ; il faut bien voir qu’un Polaroid est une espèce de photo qui naît dans une nymphe, soit la feuille : « La feuille H est un polymère de l’alcool polyvinylique (PVA) imbibée d’iode. Pendant la fabrication, les chaînes de polymère de PVA sont étirées de telle sorte qu’elles forment une rangée de molécules alignées et linéaires dans le matériau. L’iode dopante s’attache aux molécules de PVA et les rend conductrices sur la longueur des chaînes. La lumière polarisée parallèlement aux chaînes est absorbée tandis que la lumière polarisée perpendiculairement est transmise. » (Wikipédia). Je ne comprends guère ce jargon, mais c’est poïétique (de poièse, pas poésie). Une feuille ouverte d’un Polaroid, en quelque sorte, c’est la naissance en direct de la photographie ; c’est l’enfance de l’image. Si l’on essaie de comprendre ce qui se passe ci-dessus, on ne peut qu’émettre des suppositions : Un crépuscule, un truc devant, indistinct… Des cheveux… Ou bien ? Ou bien, je ne sais pas. Il y a aussi parfois de cela, dans les photographies de Noblet : un mélange de compréhensible (a priori peut-être), et de non-accessible ; de mystère iconique. Le mystère restera entier (en fait non, car depuis Clotilde Noblet m’a appris qu’il s’agissait d’un portrait… les points de suspension signalant ici ma stupéfaction vis-à-vis du constant jeu interprétatif de l’art).
Il me semble bien que la photographie a à voir avec quelque chose de l’enfance. Tout autant que le Polaroid a à voir avec l’enfance de la photographie, tout simplement ; dans le sens où chaque image est absolument unique, non reproductible (avant l’invention du négatif par Fox-Talbot, breveté en 1841. C’est le fameux calotype). La photographie, je l’ai déjà écrit sur ce site, c’est la mémoire, l’archive, le temps, et le fantomatique (et d’autres choses auxquelles je ne pense présentement pas). Mais par exemple, et mis à part “la photo de famille”, je ne vois pas de nostalgie dans une photo, comme le suggère Susan Sontag. Bien plutôt, comme elle le suggère aussi, j’y vois un événement. Dans les photos de Noblet, il y a bien entendu de l’événement (le Polaroid en étant un vecteur), mais aussi de l’expérimental (caractéristique validée par notre photographe). Dans sa Préface au livre Jouer contre les appareils, de Marc Lenot, Michel Poivert écrit que « l’expérimental, c’est l’autorité de l’événement photographique en dehors des usages […] Car l’expérimental en photographie, c’est bien cela : un geste toujours inaugural en direction de l’image ». Je pense qu’il est redondant de dire qu’il y aurait une autorité de l’événement, puisque la photographie est liée à l’événement, n’est-ce pas ? En sus, on peut jouer sur un Polaroid, ou une épreuve dans le bac révélateur, par exemple, ce qui fait que la notion d’événement peut s’en trouver délayée ; il y a des photos retardées (ce que Noblet appelle manipulée). Mais l’événement, c’est aussi un concept philosophique ; et celui qui l’a le mieux théorisé, tant dans ses aspects mathématiques que philosophiques, c’est Alfred North Whitehead. Je ne comprends rien aux mathématiques (hélas), je suis un sous-développé algébrique. En revanche, je comprends mieux la philosophie faite avec des mots. Donc, en gros, un événement, c’est un cadre ; un cadre spatio-temporel, avec, éventuellement, des objets dedans, car il existe la Classe des « événements vides » (‘empty events’). Nous vivons constamment dans des événements, parce que nous sommes des « objets durables » (‘enduring objects’) et que nous sommes aussi et intrinsèquement des créatures spatio-temporelles, inscrites toujours dans l’espace et le temps. Ainsi, on peut postuler qu’une photographie est la saisie d’un événement, de quelque ordre qu’il soit (portrait, abstrait, etc.). Je crois tout à coup que la photographie est le seul medium capable de saisir l’événement pur, aucun autre art n’en est capable. C’est probablement l’une des raisons pour laquelle la photographie est si fascinante, et pourquoi tant de gens, j’y pense à l’instant, mitraillent réel et réalité avec leur téléphones-intelligents (smart phone), parce qu’ils sont fascinés par le couple réel-réalité et qu’ils estiment sincèrement, spontanément, pourvoir en capturer l’essence immédiate. Hélas !, ce n’est pas si simple — nous le savons —, mais ça le fait quand même pour les mitrailleurs-non-artistes, et ce n’est pas bien grave. On pourrait même apprécier que les gens soient si captivés par le monde autour d’eux, non ?, au lieu de les dénigrer… L’un des aspects indéniable et immédiatement tangible du Polaroid, c’est sa nature fantomatique. Et Sontag en parle aussi, de cela, elle écrit qu’une photo, c’est une présence-absence : « Une photographie est à la fois une pseudo-présence et un token [i.e., un signe] d’absence ». Cependant, il me paraît contradictoire qu’une photographie puisse être à la fois présente et absente. La présence/absence, c’est un truc de vieille philosophie…
Vous prenez une photo au Polaroid. La photo, dans son cocon de papier et de matière, sort de l’appareil. Vous la saisissez entre vos doigts (souvent le pouce et l’index), et vous secouez pour que le mélange prenne bien. Vous ouvrez, exactement comme un cadeau de lumière. Le résultat est là. Ce que vous tenez dans votre main atteste d’un moment qui n’est plus ; c’est du passé. Vous avez donc dans vos mains un fantôme chromatique du temps. On pourrait dire qu’il en va de même pour un texte ou un tableau. Pas du tout. Quand vous lisez un peu de Proust (point trop n’en faut), vous n’avez pas un sentiment fantomatique, cela aurait pu être écrit hier soir. Je veux dire par là que le moment de création n’est pas décelable. Il en va de même pour un tableau. Prenez un monochrome de Klein. Qu’il ait été peint il y a 64 ans ou six mois, quelle différence ? Aucune. Cela signifie donc que la photo entretient avec l’image quelque chose qui ne se reproduira plus. Et, quand bien même, photographier une photo de Walker Evans, en titrant D’après Walker Evans, comme le fit jadis Sherrie Levine, ne re-donne pas une nouvelle actualité à la photo plus ancienne d’Evans. Enfin, je ne le crois pas. Le croire fait partie du dispositif fictionnel de Levine (réactualiser ce qui a déjà eu lieu, interroger les notions d’œuvres et d’auteur, soit) ; mais ça, c’est autre chose. En effet, quand je développe la photographie Polaroid entre mes doigts, je ne produis pas d’espace fictionnel. Il s’agit d’un processus technique. Je sais ce que je viens de prendre en photo, et je sais à peu près le résultat. Ou bien je n’ai pas maîtrisé tous les paramètres, et c’est alors la surprise pure. C’est ce que permet le Polacolor : soit un résultat attendu, soit quelque chose d’inattendu, voire ; d’expérimental (je chauffe, j’arrache tout le film d’un coup, et le sort au jour, comme le fait Ellen Carrey, je le gratte comme… Noblet (voir Part Two, prochainement sur votre écran)) : Obtenir de l’imprévu, c’est aussi le propre de la photographie — mais bien entendu aussi de la démarche artistique en général. (Rappelons que le premier film, alors monochrome, à développement instantané, fut breveté en 1929 — l’année même de la parution du grand-œuvre de Whitehead, Process and Reality (aucun rapport) —, et ne fut commercialisé qu’en 1949. Et ce n’est qu’à partir de 1969 qu’on a pu obtenir des photos couleurs, après l’invention du film Polacolor). (Parenthèse : J’ai l’impression que, dans le milieu de la photographie, le Polaroid est légèrement méprisé… Non ?).
Voyez cette photo ci-dessus. Format Polaroid typique (d’où l’espace blanc considérable au bas). Voici une photo d’une simplicité certainement désarmante. Et, en même temps, c’est complexe. On reconnaît un morceau de ciel, mais d’où vient-il ? On se dit : comment c’est fait ? Noblet a sûrement fait ça d’une manière simple. Mais peut-être pas. En tout cas, c’est le genre d’effet que j’aime bien en photographie : simple et efficace. Je dis « simple » eu égard à ce qui est donné à voir : ciel sur ciel, non ? Cet espace vert grumeleux, n’en est-ce pas aussi ? Cette idée me plaît : Ciel sur ciel. Comment fait-on du ciel sur ciel ? Comme ça ↑ (Entre temps, Noblet m’a dit ce qu’était cet espace vert… Mais je ne révèlerai rien, laissant au lecteur le soin de l’enquête imaginative).
Another shot. ↑. Va-t-on encore, répéter, la question : « qu’est-ce ?» C’est une question bien humaine. On se doute qu’il s’agit ici de quelque liquide, avec effet de vague, et platitude calme, genre sol martien. Nous sommes dans l’experiment, et pourquoi pas sur Mars ? J’aime beaucoup ce dégradé de couleurs, à partir du moment où tout se met à onduler, à se courber ; il y a des passages chromatiques, osons-le mot, assez délicieux. (Je n’avais encore jamais qualifié ainsi des couleurs). Délicieux acidulé, assez sensuel aussi ça me semble.
Retour au mystère du photographié. Ici, mystère simple, dirais-je ; mais mystère quand même. Pourquoi ? Parce que, du moins, c’est, ça a été mon expérience : j’ai pensé à un C flottant dans l’air ; un air bien étrange, puisque bleu-verdâtre. Et puis j’ai pensé à une note de musique, avec cette large barre qui traverse le C. Et la série est titrée “Ma Partition”, et Clotilde Noblet vient de m’apprendre qu’il s’agit ici de la première photo de la série, et vous aurez remarqué que celle-ci est intitulée “Do”.
En Une : Clotilde Noblet, “Cancale”, Polaroid SX-70, 2009
PS : De Sontag, j’ai cité On Photography, Penguin Books, 2002 [1977]/// Le livre de Lenot est publié aux éditions Photosynthèses, 2017 ; c’est un genre d’annuaire avec des phrases ; très pénible à lire, mais on glane pas mal.
Léon Mychkine
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