À lire ce qui s’écrit sur Dana Schutz, tout est élogieux. On convoque le surréalisme, l’expressionnisme allemand, Brueghel, Alice Neel, l’allégorie, l’incommunicabilité entre les êtres (?), mythologies contemporaines, cauchemardesque, etc., n’en jetez plus ! La plupart des descripteurs (ou fast-fashion critiques d’art) n’interrogent pas comment c’est peint ; on parle de contraste de couleurs denses, chargées, dynamique des formes, profondeur, couches épaisses, etc. Dans ce type d’inventaire, on ne dit toujours pas comment c’est peint. Vous ne voyez pas de quoi je veux parler ? Prenons cet exemple :

À première vue, dans la manière de peindre, rien de vraiment nouveau ; il y a déjà bien longtemps que l’on peint en touches-rectangle (Cézanne, par exemple). Premièrement, donc, pas grand-chose à dire sur la manière. On peut aussi remarquer qu’il n’y a rien, justement, en terme de profondeur. Alors déjà, si la manière de peindre ne nous retient pas, qu’est-ce qui reste ? Il reste l’image (notre perception), ou le sujet (peint). Même si le sujet, donc, peut paraître spectaculaire, on peut tout à fait imaginer qu’une telle figuration eut pu être faite par un Topor, par exemple. De fait, il n’y pas de raison de s’attarder davantage sur cette image. Ceci dit, je dois manquer d’imagination et être trop imperméable aux messages du tableau, on s’en rendra compte en lisant plus bas la faconde assez performative de la Notice de la Maison Phillips.
Tentons-nous une autre image ?

En 2023, donc hier, comment a évolué la peinture de Schutz ? Les personnages se sont multipliés, quand auparavant nous n’avions affaire qu’à un seul. Qu’offre cette multiplication ? La possiblité d’augmenter le bazar (pour ne pas dire autre chose). Une famille de fermiers, bergers ?, des moutons, l’un compissant, des figures et paraphernalia improbables. Et de plus près ?
Rien à signaler. Schutz, je vais vous dire, elle ne sait pas peindre, elle n’a rien à dire en tant que peintre. Si ce n’est une peintresse, qu’est-elle donc ? Une illustratrice. De fait, il y a déjà de longtemps que beaucoup de peintresses et peintres sur le Marché ne savent faire que de l’illustration, de David Salle à Claire Tabouret version 2 (pour la version 1 ici) ; en passant par Cecily Brown, Alex Katz, et bien d’autres… Mais qu’est-ce qui fait donc le succès écrasant des illustrateurs ? En un mot (comme en cent) : L’inculture. En un autre mot : Le je-m’en-foutisme. Maurice Denis est resté célèbre pour cette phrase, et au lieu de laquelle il eut mieux fait de se casser une jambe :
Les ravages qu’auront fait cette citation sont incommensurables. Imaginez Mallarmé écrire : « Se rappeler qu’un poème, avant d’être une épopée, une ode, ou autre chose, est essentiellement une suite de mots alignés sur une feuille de papier ?» C’eût été reçu comme l’une des phrases les plus ineptes de la littérature française. Mais Denis n’avait pas le niveau de Mallarmé, il était bien bête (il n’avait pas vingt-ans, écrit-il, oui, raison de plus !). Bref, à se rappeler cette phrase, devenue un gimmick, on s’aperçoit qu’elle a fait école. De combien de tableaux pouvons-nous dire qu’il s’agit de taches et de rien d’autre ? Attention, même les taches peuvent dire quelque chose ; de Rothko à Newman, de Marfaing à de Staël. Et encore, qui irait, en tant que peintre, dire qu’il peint des taches ? C’est assez grotesque. Mais de la tache à l’illustration au figuratif, il n’y a qu’un demi-pas. On rappelle que le “demi-pas” concerne les sports de glisse, soit une technique de progression sur une surface glacée ou lisse, où l’un des patins glisse sur la surface tout en maintenant l’autre légèrement décalé pour maintenir l’équilibre et contrôler les mouvements. Cette technique vise à réaliser une avancée fluide et élégante tout en maintenant une certaine stabilité. Voyez ?
Le peintre-illustrateur peut glisser sans embages de la tache à la figure, tout dépend de l’humeur, et du prix des asperges. Bref, ce n’est pas sérieux. Mais ça plaît, remplit les salles des ventes, les galeries, les comptes en banques des galeristes-financiers, et des célèbres illustrateurs (Banksy, JR, Hirst, Lévy-Lasne, etc.). Mais à quoi sert-il donc de pointer ce qui peut sembler des évidences ? Cela sert à aller plus profondément afin de départager entre ce qui est peint et ce qui en illustre le contraire, et, en dernier ou premier ressort, cela m’aide, en tant que théoricien, à poursuivre le chemin dans l’élaboration des taxonomies, dont, considéré-je, nous avons grand besoin. Je sais bien que nombre de critiques ramènent toujours tout au passé pour évoquer des influences, des appellations, ou bien ne considèrent telle(s) œuvres(s) de tel ou tel artiste uniquement en fonction de sa production, tandis que l’art n’est pas seul (comme la poésie n’est pas seule, comme le titrait Michel Deguy, dans un livre par ailleurs un peu trop pédant) mais, depuis les travaux de Wölfflin, Greenberg, Wollheim, on serait en droit d’espérer des propositions théoriques up to date. À cette fin, la distinction illustration/peinture peut servir à départager entre celles et ceux qui ont, en fait, renoncé à la peinture, et ceux et celles qui la questionnent sur épreuve. Un exemple d’épreuve sera trouvé, parmi d’autres, chez Julien des Monstiers (article ici). Chez des Monstiers, on peut déceler des manières de peindre qui sont signifiantes, car elles impliquent des chronologies, des temporalités, du rythme, et la question de ce qui est représenté dans sa représentation elle-même. Autrement dit, des Monstiers fait “dire” à la peinture, ce qui est la moindre des choses quand on peint. Et voici donc encore une grande différence, une nette démarcation, entre illustrateurs et peintres ; les premiers n’ont rien à dire, les seconds élaborent toujours un dire — il n’y a pas Un dire, comme l’avait rêvé Mallarmé, mais des dires. Sur le dire en peinture, consulter ce site même.
Notice du site électronique de la Maison Philipps, au sujet de “Face Eater”:
“Face Eater” de Dana Schutz est une peinture de contrastes : exécutée avec audace dans le style caractéristique de Schutz, elle provoque à la fois la répulsion et l’intrigue. Le jeune humain, dont il est difficile de déterminer le sexe étant donné la perversion radicale des traits du visage, est grossièrement figuré à l’aide de larges coups de pinceau expressifs et d’une palette subtilement atténuée. Le visage, si l’on peut raisonnablement le décrire comme tel, est entièrement constitué de menton, avec seulement une bouche béante pleine de dents de taille équine, deux globes oculaires flottant à leur emplacement « normal » et une langue phallique incroyablement suggestive. D’une part, Schutz a peint un individu autodestructeur, potentiellement psychopathe, déterminé à dévorer son propre visage. D’autre part, on pourrait comprendre que cet individu se nourrit lui-même, comme n’importe qui doit le faire, et qu’il le fait de la manière la plus typiquement américaine qui soit — en se faisant lui-même et en se nourrissant lui-même. Ce processus de destruction créative, qui consiste à la fois à démolir et à (re)construire, est fréquemment abordé dans l’œuvre de Schutz. En effet, le processus même de la créativité artistique peut suivre, et suivra souvent, une telle trajectoire. Chacun de ses personnages, sur lesquels elle exerce son omniscience et son omnipotence en dictant leurs moindres faits et gestes, existe dans son propre monde délimité par le cadre. Schutz les a dotés d’un sens apparent de la conscience de soi et de l’autosuffisance. Le mangeur de visage lui-même regarde au-delà des limites de son cadre, envisageant peut-être de faire un geste, un progrès ; cependant, seul son créateur, l’artiste, peut effectuer un changement. Schutz, jouant selon ses propres règles, brouille la réalité où la vie et l’art convergent à travers ses toiles qui ressemblent à des portails. À la fois réelle et imaginaire, la figure mutante consolide la figuration et l’abstraction, comme si elle était le résultat d’une expérience monstrueuse. L’effet de cette collision visuelle et cinétique est celui d’une vision abandonnée, sans frontières et sans limites.
Il y aurait décidément des études à livrer sur la fabrication des Notices des Grandes Maisons d’art, car c’est assurément un tour de force sophistique que de faire dire à une illustration autant de choses qu’elle ne saurait dire. Mais cela doit épater-appâter le chaland au portefeuille garni et avide d’un peu de sensationnel dans son salon.