de Staël au MAM

       « Vous savez, je trouve qu’on n’a encore rien dit sur ce peintre… On se débat, on  essaie de comprendre.» Anne de Staël

En visitant l’exposition, on se rend compte, assez vite, que de Staël ne développe pas un vocabulaire excessif cependant que ce vocabulaire même a pris du temps pour s’instaurer, disons, à partir des années 1950. Ainsi, quel bond entre 1942 et 1949 ! 

Nicolas de Staël, “Paysage du broc”, 1942, huile sur toile, 55.2 x 46 cm
Nicolas de Staël, “Composition grise”, 1949, huile sur toile, 81 × 100 cm, Genève, Fondation Gandur pour l’Art

Il ne s’agira pas ici de prendre tout index iconique avant 49 afin de comparer ce qui est post et/ou anté, il y a des livres pour cela, il s’agit plutôt d’un carottage. Ici, en 49, nous en sommes encore, mais plus pour longtemps, à ce que de Staël nomme des “compositions”. Dans le Catalogue, la fille de Nicolas, Anne de Staël, nous apprend que « beaucoup de choses s’appellent Composition, à cause de Kandinsky.» Cependant, via le terme même de “Composition”, ne semblerait-il pas que de Staël cherche à éviter l’identification déictique (paysage = nécessairement un paysage, tandis que “composition” ne désigne qu’“elle”-même, it-self, la chose même…). 

Une exégèse rapide (donc sous le coup de l’erreur possible), est que ce qui apparaît ici (en 49) comme des trapèzes, formes géométriques indéterminées, triangles, carrés, va bientôt se désolidariser pour se recomposer autrement, avec des triangles en guise de lignes de fuite, et des carrés, que Pierre Watt, dans le Catalogue, dénomme des « tesselles », qui, à vrai dire, est un mot bien plus joli et mystérieux que le mot « carré », et que j’adopte donc. La tesselle, nous dit le dictionnaire, est un « petit morceau de marbre, de pierre, de pâte de verre ou de céramique, matériau de base d’une mosaïque murale ou de pavement.» Question : de Staël peint-il des carrés ou des tesselles ? Les deux mon capitaine ! (Mironoff). La question n’est pas si factuelle, car, si l’on cite Pierre Lecuire, dont le journal intégral concernant de Staël est publié dans le Catalogue, on rebondit ainsi : «Cet après-midi chez Staël. […] Il m’a tenu des propos qui voulaient être des déclarations importantes sur la peinture,sur sa peinture 1/que l’objet,chez aucun grand peintre, n’a d’importance; 2/ que la couleur, chez aucun grand peintre, n’a d’importance ; 3/ que la peinture n’est ni représentation d’objets ni couleur, qu’elle est ce qui est entre les objets, c’est-à-dire des rapports. Il a pris un pot de colle et le cendrier. Il a dit : voilà des objets. Voilà ce que je ne représente pas. Il a pris un crayon et, faisant le geste de le passer à plusieurs reprises entre le pot de colle et le cendrier : ça, c’est la peinture. L’entre-deux. » Et dans  le même Catalogue, nous lisons, sous le clavier de Pierre Watt : 

« C’est en creusant que Staël rencontre l’espace. Les tableaux de 1951 sont essentiels à cet égard. L’artiste y adopte une syntaxe plastique faite de petits pavés colorés qui rappellent ces tesselles dont on fait les mosaïques. Grâce à eux, il peut accomplir sa pulsion constructive, et faire des tableaux d’apparence plus close que jamais, aux allures de murs (Le Mur, Composition). […] La tesselle est un élément constructif, architectonique, mais elle offre la possibilité, dès lors que deux tesselles sont en relation, de faire exister un intervalle : un espace interstitiel qui est la première véritable ouverture, et devient l’objet même de la recherche du peintre.»

Nul doute que c’est en pensant au dire de de Staël retranscrit par Lecuire que Watt peut écrire ses dernières phrases. Maintenant, peut-on dire que de Staël est le peintre de l’interstitiel ? Cela semblerait un raccourci. Il y a de l’espace, beaucoup, chez de Staël, mais il y a aussi des formes, et elles sont très présentes. Sa peinture peut faire penser, sans y voir là une péjoration, à un assemblage. Comment assembler le réel dans un espace restreint et abstrait ? Même si de Staël, apparemment, ne voyait guère de différence fondamentale entre ce dernier terme et son opposite : 

« La peinture ne doit pas seulement être un mur sur un mur. La peinture doit figurer dans l’espace. […] je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation de l’espace » (Alvard, van Gindertael, 1952).

Bien entendu, entre le dire de l’artiste et sa production, il peut toujours y avoir des fuseaux temporels qui viennent déformer, parallaxe mentale, l’intention de l’intentionné, le vouloir et le fait, etc. Et c’est bien pourquoi de Staël ne saurait être subsumé sous la catégorie des peintres du vide, ou de l’espace, à moins de parler d’espace plein. Car c’est bien ce qu’est chez lui l’espace, toujours plein, jamais vide, excepté, et c’est très intéressant, dans les dessins. Il y a énormément de vide dans les dessins. Tels que :

Nicolas de Staël, “Arbres”, 1954, pinceau et encre de Chine sur papier, 108,5 × 75 cm, Collection particulière

Quel contraste avec les peintures ! Nous pourrions dire : La peinture, c’est le plein, le dessin, c’est le vide. Mais de Staël a-t-il cherché, vainement, a “poser” du vide dans ces tableaux ? Avant d’en venir au second point, peut-on dire quelque chose de la taxonomie de l’espace dans le dessin ? Prenez donc ces arbres. C’est d’une grande élégance. Notez la non-complétion des dits ; ils abouchent dans le vide du papier. Quelle plus belle recherche que le vide, en acte ? Ce n’est pas un dessin non terminé, il est achevé. Il respire.

Les carrés et tesselles serviront autant de fleurs, de paysages, que de champs. Nous devions en repasser par le paysage, voici un bouquet :   

Nicolas de Staël, “Fleurs”, 1952, huile sur toile, 147 x 98 cm, Christie’s

Ces fleurs, elles semblent surgir, mieux, être suspendues dans un environnement très abstrait, sans compter que ces fleurs sont déjà fort abstractisées. Il est, chromatiquement, très osé ce tableau, presque criard. Bon, ce bouquet est tout bonnement incroyable. Si nous ôtions la partie inférieure verte qui sert de vase, nous serions quelque peu perplexes pour identifier ces “fleurs” en tant que « fleurs ». Chez de Staël, c‘est comme si les tesselles s’amusaient entre elles, presque indépendamment de leur créateur : tantôt composition, tantôt paysage, tantôt fleurs. Car enfin, avez-vous eu déjà l’heur de contempler des fleurs carrées ? La partie inférieure bichrome — bleu Cœruleum et or —, est peut-être une table, dans le prolongement de l’abolition de la perspective déjà présente chez Seurat en 1882 (article ici) et officiellement déclarée chez Matisse (La Desserte Rouge 1908), mais on peut le contester, comme je viens de le signaler, et même dans le sens inverse : on ne trouve pas de table dans Seurat “Maisons et jardin”, 1882. C’est donc peut-être Matisse qui gagne, du point de vue de la dépiction des “objets”… soit. Ceci dit, on notera que de Staël ne peut s’empêcher de faire vivre la peinture. Quand bien même il s’agit d’une nature morte, voyez donc ces tulipes partir dans le décor : 

C’est extraordinaire. La peinture, chez de Staël, c’est (quelquefois) fusionnel. Et si tout ce tableau n’avait été finalement justifié que pour cela, le moment où l’encore vivant pénètre l’inerte, où les fleurs rouges rentrent dans le mur ? C’est un moment métaphysique, qu’a dû connaître le peintre, quand il en arrivé là, à cela. Enfin, où sont les tiges de ces tulipes ?

Quelle ivresse doit-on ressentir quand on en parvient à ce point-là ! Je le redis, c’est fusionnel. Attardez-vous trois secondes sur ce dernier plan rapproché. Qu’est-ce qui est fleur ? Qu’est-ce qui est mur ? Réponse : La peinture. Quand le vif saisit le mort. Bien. Voici un paysage :

Nicolas de Staël, Paysage, peint sur le motif, 1952, huile sur carton, 28 × 33 cm, Collection privée/courtesy Applicat-Prazan, Paris

Voyez, les tesselles ont pris de l’ampleur, et de “composition” via fleurs sont devenues paysages. En l’occurrence, un paysage étonnant. Comme le sont beaucoup du peintre. On se demande ce qu’est cette masse rouge et noire. Sûrement pas une maison, car elle eut été construite dans un bien mauvais aplomb. À partir de 1952, de Staël produit de nombreux tableaux de paysages dans la même facture. Il semble qu’il cherchait quelque chose… Mais quoi ? À exprimer. Certes. Mais quoi ? Pour la plupart, je dirais qu’il s’agit de paysages impossibles. On ne peut guère être renvoyé à autre chose qu’à la peinture elle-même. Autrement dit, j’irais jusqu’à dire que le titre des tableaux importe peu. Parce que, je le redis, un paysage composé — et je parle des éléments naturels d’un paysage de la sorte —, ce n’est pas possible : 

Nicolas de Staël, Paysage, peint sur le motif, 1952 [Détail]

Mais, vous me direz, un paysage chez Van Gogh, généralement, et que de Staël admirait par ailleurs, ce n’est pas possible non plus. Un tel ciel, cela n’existe pas : 

Vincent van Gogh, “Nuit étoilée”, 1889 [Détail] huile sur toile, 92,1 x 73,7 cm, MoMa

Il faut être dans un état d’hallucination exaltée très caractéristique pour peindre ainsi. Mais, depuis longtemps, les peintres nous parlent de la peinture ; c’est cela, le sujet. Et Qu’est-ce que la peinture fait dans ce Pot au noir du monde ? Elle se perd et elle se cherche, et, surtout, elle affirme. Et en 1952, de Staël est toujours dans ce même vortex (je ne suis pas ici en train de “calquer” la vie personnelle du néerlandais sur celle du français, je ne parle que de technique non-mimétique et d’expression). Mais, quand bien même on aime Van Gogh, on peint depuis son époque, l’époque crée par le temps et par l’artiste, comme un doublon, ornée de signes qui restent à déchiffrer, et comme jamais n’eut pu peindre le célèbre Vincent, comme ici : 

Nicolas de Staël, “Sicile, Ménerbes”, 1954, huile sur toile, 114 × 146 cm, Musée de Grenoble    

Il est presque drôle (dans le sens de bizarrede voir ici de Staël évoquer la perspective avec quelques formes triangulaires pointant vers l’horizon ; un horizon bien vert. “Drôle”, parce que ça marche, tandis que les fils sont bien gros, et le peintre le sait parfaitement. Quelle distorsion du réel ! Et le point de fuite, cette grosse tesselle rouge. Allons-y voir de plus près :

Nicolas de Staël, “Sicile, Ménerbes” [Détail]

Qu’en dire ? de Staël traite le fond comme le premier plan, avec application, une application toute mesurée, et sauvage en même temps — traits blancs ici, tâches là, contour bleu fragmenté, masse rouge hétéromorphe.  Hétéromorphe, voilà un mot qui semble correspondre. de Staël était contre la pureté, le bien fait, la manière (comme on fait des manières). Le terme est applicable en chimie, en biologie, et en zoologie. J’adopterais volontiers l’usage biologique : « BIOL. [En parlant d’un élément anatomique] Qui diffère par sa forme ou sa structure des éléments normaux ou environnants. Synon. hétérologue.Les tissus hétéromorphes, qui étaient une objection, n’en sont pas. Ce sont des néoplasies détraquées ou des parasitismes. Tout cela existe physiologiquement (C. Bernard, Princ. méd. exp.,1875, p. 269)» (CNRTL). Les aplats au couteau de staëliens sont hétéromorphes en ce qu’ils refusent toujours l’homogénéité, ils sont en opposition, ce que l’on pourrait presque nommer l’opposition du paysage, car on voit bien que ce n’est pas évident, pour le peintre, que de restituer, après coup, à l’atelier, ce qu’il a vu, et retenu depuis ses croquis et notes, car de Staël n’est pas un romantique à la Debré, qui peignait même sur le motif les pieds dans la neige norvégienne, comme pour être certain de “bien” peindre ce qui est ; tandis qu’il s’agissait, dès le début, d’une illusion. Ainsi donc, on irait jusqu’à dire que ce point de fuite, là-bas, c’est encore un tableau. (Je veux dire qu’il s’agit d’une peinture plutôt que de la représentation d’un point de fuite, car, par définition, le spectateur n’a que son imagination à sa disposition puisqu’un point de fuite n’est pas représentable). Et de Staël n’en sort pas, et c’est pourquoi il luttait tant, à la fois contre l’exprimable et sa propre impossibilité à dépasser un certain état du peint — on est ce que l’on est, et on ne devient que ce que l’on est. Il ne s’agit pas ici d’essentialisme, mais il est bien clair que tout artiste n’est pas un Protée. Et ce n’est pas rédhibitoire.

« Dieu si je pouvais changer, devenir plus simple, plus simple. Mais c’est tout une lutte et sans profit immédiat.» (Lettre à Madame Fricero, 7 février 1937, in Catalogue)

de Staël, en 1954, lutte toujours, et ces faux aplats semblent des exclamations plastiques : “Tiens le paysage ! Prends cette taloche, cette griffure, ce coup de couteau ! et laisse moi tranquille.” Et pour finir, il griffe la terre.  Le paysage est saturé, il est épuisé, c’est fini.  

Nicolas de Staël, “Sicile, Ménerbes” [Détail]

Notez que les drôles effets de perspective s’annulent dès cette immense étendue verte, plaquée à mi-parcours du tableau, comme un ciel. Mais ce n’est pas un ciel. Ce sont des champs, oui, mais en contradiction perspectiviste. Et alors ? Il y a longtemps que ce n’est pas le problème du peintre, bien que parfois il ait envie d’y goûter davantage (par exemple dans “Cap Blanc Nez”, 1954 ; ou encore “Paysage Antibes”, 1955). Pour finir de s’en convaincre, cet incroyable tableau des toits et du ciel :

Nicolas de Staël, “Les Toits”  janvier 1952, huile sur Isorel, 200 x 150 cm, Centre Pompidou, Paris

Pour de Staël, le monde est renversé, les toits semblent se relever, frontalement, comme le paysage herbeux plus haut. Après, encore une fois, il faut bien donner un titre, et il importe finalement peu que nous puissions ici reconnaître des toits ou non, il s’agit de peinture, pas d’une photographie. On pourrait penser que de Staël peint de dessus, mais alors, cette immense zone grise, ce ne peut être le sol, c’est donc le ciel. Alors de Staël pose un rapport impossible en regard du réel, avec ce qui existe, mais il s’agit bien là d’une caractéristique fondamentale de l’artiste : sa liberté. Mais cette liberté vient heurter cette peinture que de Staël considère, très étonnamment aussi, comme un « mur », comme il l’écrit (cité plus haut):

« La peinture ne doit pas seulement être un mur sur un mur. La peinture doit figurer dans l’espace.»

Il y avait donc une lutte, chez de Staël, une ligne de crête, qui devait trouver son équilibre entre mur et espace

« Certaines surfaces sont étendues comme les planchers des bâtiments, et certaines sont distantes d’une manière uniforme d’un trottoir. D’autres s’appuient sur un côté, comme par exemple les murs et [les] autres surfaces qui leur sont colinéaires.»  (Leon Battista Alberti)

« Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrangle aussi grand que je le souhaite, avec des angles droits ; à cet endroit, il [le quadrangle rectangulaire] fonctionne certainement pour moi comme une fenêtre ouverte à travers laquelle on observe l’historia… ». (Idem)

Il s’agissait certainement, une fois trouvé cet équilibre, d’opérer une transformation : substituer au mur la fenêtre, ce qui garantirait l’espace, du même coup. Or il semble que c’est au cœur de cette lutte transformative que le combat fut le plus âpre, connaissant seulement de rares moments de respirations.  

 
Refs: Pierre Watt & Charlotte Barrat (Sous la direction de), Nicolas de Staël, Catalogue Exposition Musée d’Art Moderne de Paris 2023, Paris Musées, septembre 2023 /// Julien Alvard, Roger van Gindertael, Témoignages pour l’art abstrait, Paris, éd. Art d’aujourd’hui, 1952 /// Leon Battista Alberti, On PaintingA new translation and critical edition, Cambridge, 2011

Léon Mychkine

écrivain, docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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