« Montrer la peinture d’une autre manière. »
Pour introduire à la première phrase que je retiens en début d’entretien, il faut rappeler le contexte. Provenchère me parle de sa pratique, et, surtout, de sa manière dont il se vit artiste. Il fait partie de ces artistes qui n’ont pas la fibre commerciale, disons, VRP du “métier”; il n’est pas constamment en train de remplir des dossiers, ni de solliciter la moindre exposition. De fait, et ce n’est pas étonnant, il y a longtemps qu’il n’a rien montré en public. Mais cela ne lui pose aucun problème, c’est ainsi. C’est, pour ainsi dire, sa nature. Et je le comprends très bien. De fait, et ce n’est pas étonnant, car c’est logique, Provenchère a toujours axé d’abord son intérêt sur son art davantage que sur sa personne (position qui pourrait paraître assez exotique dans nos temps égotistes démultipliés, les “sensibilités” exacerbées par le paraître, la nomination, bref, la pub) ; et c’est donc ainsi qu’il formule cela :
Éric Provenchère : Il y pas mal d’artistes qui sont aussi dans ce registre, mais, pour ma part, je suis davantage pour la mise en avant de la pratique, de l’objet d’art, d’une certaine façon, que de l’auteur. Alors c’est un peu paradoxal
Léon Mychkine : Oui, je comprends ce que tu veux dire
EP : il y a forcément un auteur pour chaque œuvre, quelle qu’elle soit, d’ailleurs, mais la question de la signature, et tout le reste, ça ne m’a jamais intéressé. Du coup, j’ai toujours fait confiance à la pratique, aux œuvres, pour qu’elles servent d’intermédiaire, mais je n’ai jamais mis la personne en avant.
LM : Oui, ça rejoint la pensée taoïste , « une fois l’œuvre accomplie, retire-toi. »
EP : Oui, c’est ça. C’est une sorte de credo, de confiance dans le regard des autres. Et je me base sur ça. Bon, il y a ça, et puis ça fait quelques années que, pour des raisons personnelles, je me suis mis un peu en retrait de tout cela. [Provenchère me signale qu’il comptait un peu sortir du bois quand… la Covid s’est pointée…].
LM : Donc, ce qui m’intéresse chez toi, pour le moment, c’est ce que tu appelles “banc de touches, tablettes”. Alors, justement, rien que cette appellation, je me suis dit, mais en fait, « tu fais un tableau, mais un tableau horizontal. »
EP : Oui c’est ça.
LM : Voilà. Tu le fixes au mur, et puis tu déposes de la peinture. Mais alors, du coup, tu as fait exprès de ne pas appeler ça « tableau », pour éloigner le spectateur de l’idée de tableau ?
EP : Il y a un peu de ça. Le titre a été trouvé par Olivier Soulerin, qui est toujours très habile avec ces questions de langage. Et cette série est un peu une variante de la série des tablettes, qui existe depuis quelques années. Alors, effectivement, tu as raison, c’est exactement cela, c’est pour éloigner l’idée, le rapport au tableau, et d’avoir une lecture de la peinture qui ne soit pas frontale.
LM : Voilà.
EP : Et l’idée de “banc de touches” ou des “tablettes”, c’était d’avoir une peinture qui se projette dans l’espace, pour le dire de cette manière imagée, ou en tout cas en direction du regardeur, et que la vision soit à la fois périphérique ou aérienne, puisque en fait, on surplombe la peinture [les “bancs de touches” sont fixés en moyenne à une hauteur d’1,40 m]. Et puis il y a une approche pas complètement sculpturale, parce qu’elle est reliée au mur, donc on ne peut pas en faire le tour, mais on en fait un peu le tour, d’une certaine façon.
LM : Je suis content que tu acquiesces à ma supposition, parce que, du coup, ça devient assez radical comme geste. Tu parlais de sculpture, mais on peut aussi penser que c’est quand même un travail de peintre, non ?
EP : Oui, je l’ai toujours considéré tel.
LM : C’est vrai que tous les peintres commettent toujours des tableaux verticaux, depuis une éternité, et toi, tu te pointes, et tu fais un tableau horizontal. C’est quand même radical, et ça m’interpelle. Ça me plaît beaucoup d’ailleurs, c’est très intéressant.
EP : C’est amusant, parce que je me suis posé cette question de la radicalité. D’un côté, ce travail, pour moi, est très intégré, presque naturel : il va de soi, à ce moment dans ma pratique. Et je me suis dit : “est-ce que pour les visiteurs ce travail, justement, n’est-il pas trop expérimental pour les personnes qui le regardent pour la première fois ?” Et je pose toujours un peu cette question.
LM : Alors, cette matière que tu poses sur la tablette, c’est de la peinture ?
EP : Oui, c’est de la peinture. En fait, c’est la pâte que j’utilise depuis très très longtemps, là, pour le coup, c’est vraiment l’identité de ma pratique picturale. C’est une pâte que j’ai commencé de fabriquer quand j’étais encore étudiant à l’École des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand. C’est relativement simple, c’est un liant acrylique, un épaississant, et des pigments.
LM : Donc, cette peinture, tu l’as fait toi-même.
EP : Voilà. Et donc c’est un matériau que je peux modifier selon mes préoccupations, mes sensations.
LM : Et tu appliques ça au doigt ?
EP : Non, pas du tout, ce sont les outils du maçon : des couteaux, des truelles, des spatules que je fabrique moi-même. Et par rapport aux première tablettes, les “bancs de touches” ont une dimension peut-être plus naturaliste, qui jouent un peu sur les limites, sur les questions de figuration, d’abstraction, des choses même un peu impressionnistes ; c’est un peu cet ensemble qui se présente au spectateur. Et j’aime bien l’idée que ce soit un objet quand même un peu intriguant.
LM : Ça l’est, oui
EP : un peu anachronique. C’est-à-dire que moi aussi je le ressens comme ça. C’est même, je dirais, un critère de validité ; mais aussi pour tout ce que je fais, en fait. C’est la question de la surprise, ou de l’étonnement.
LM : C’est ça.
EP : Et ça me paraît important, même, qu’à un moment donné… presque que l’objet me rejette ; d’une certaine façon.
LM : Tu introduis de l’“étranger”.
EP : Oui, voilà. C’est ça. Et ça c’est quelque chose qui m’intéresse. Je ne dis pas que ça arrive tout le temps. Mais c’est ça qui est intéressant, ce lien énigmatique, qui fait qu’on est un peu propriétaire, et qu’on ne l’est plus en même temps ; qui a sa propre existence. C’est cet “écart” là qui m’intéresse.
LM : Oui, ça rejoint un peu ce que disait Aristote dans sa Poétique : produire de l’étranger, de l’étrange à soi-même. Et c’est ce que disait aussi Proust, dans son Contre Sainte-Beuve, quand il dit que la littérature, quand c’est bien fait, devient comme une langue étrangère. Tu vois ?
EP : Oui.
LM : Et dans ce que tu dis, j’entends ça, un peu. Tu produis quelque chose qui t’es étranger, et une fois que ça s’est formalisé, eh bien tu en es exclu. C’est ça ?
EP : Oui, c’est un peu ça. Et je me demande si ça ne rejoint pas ce que nous disions sur la question de l’auteur et de la signature, enfin ce que je disais à ce propos-là. C’est de cette manière que j’essaierais de présenter ce type de réalisation.
LM : Avec, disons les aventures de la peinture sur le support, comme cette bavure sur le côté, je me demande si tu cherches à raconter une histoire, de la matière ?
EP : Il y a une animation. Je vais employer un terme, et je ne sais pas s’il va toujours de soi dans mes appréciations, mais pour moi il y a une forme de « plaisir ».
LM : Oui, ça se voit.
EP : Alors, je suis toujours dans une espèce de recherche d’équilibre, entre quelque chose qui serait le “pathos” et la raison, quelque part. Il y a quelque chose de cet ordre, qui est d’amener une forme d’animation, à la surface. Alors « raconter une histoire », il y a déjà la petite histoire de la fabrication, c’est-à-dire qu’on voit bien comment c’est fabriqué. Je veux dire : il n’y a pas de mystère, dans la réalisation de ces peintures-là. C’est un peu comme ça qu’est mon travail : tout se lit assez facilement, jusqu’à, effectivement, la marque des spatules, ou l’empreinte, qui donnent toujours un peu une idée de la fabrication de l’œuvre. Alors, justement, peut-être que ça, aussi, ça fait partie — ce qui était évoqué précédemment —, sur le fait que non seulement, les pièces viennent comme ça dans l’espace, mais la présence matériologique de la peinture qui est donnée à voir, permet également, je pense, aussi, aux personnes qui regardent cette peinture, de se l’approprier ; parce que par le regard on est aussi capable de reconstituer un peu, de façon aussi très imagée, la construction du travail. Mais ça ce n’est pas quelque chose qui est voulu de ma part ; ce qui est constant, c’est ce qui tourne autour de la géologie de la peinture, ou de la stratification, quelque chose comme ça. Mais peut-être que la petite histoire de la fabrication, et donc de l’animation, permet une lecture plus aisée et peut-être moins radicale, comme tu le disais, qu’en première approche.
[J’explique à Éric comment j’ai écrit tout de go le mot « crachat », et voici comment il reçoit cette possibilité ] :
EP : Il y a ce côté « crachat » parce c’est très lié à la question de la pâte, dans la peinture ; et la pâte qui serait plutôt grossière. Quand on aborde la question de la pâte dans la peinture, notamment en France, je pense que c’est quelque chose de culturel, je me rends compte que c’est quelque chose de très marginal ; il y a très peu de peintres qui ont abordé cette question de la pâte. Il y a des exceptions : Soulages, bien évidemment, mais aussi Rebeyrolle, Fautrier, De Staël,
LM : Eugène Leroy
EP : oui, et on se rend compte que ce sont des démarches qui sont “à côté” ; qui sont singulières, qui ne sont pas du tout ancrées dans une espèce de mode ou de chose comme ça. Et je me suis toujours interrogé là-dessus. J’ai l’impression, en fait, dans la lecture de la peinture en France, on est dans une espèce de peinture de surface, très frontale, qui a aussi parfois un rapport avec le décoratif. Il y a toujours cette filiation avec Matisse, les aînés, Picasso, etc. Et je me rends que cette question de la pâte en peinture, c’est moins un problème dans les pays anglo-saxons, ou en Allemagne, par exemple, où là il y a beaucoup d’artistes, Richter, Dorner, on pourrait en citer beaucoup. Et inversement, en France, j’ai très peu de repères d’autres artistes qui sont dans des aventures de cet ordre-là.
[Éric m’apprend que, par rapport à ses “bancs de touches”, la première remarque qu’on lui fait est toujours liée à cette épaisseur de la peinture, à cette pâte, et cette remarque, qui revient sans cesse et toujours, ne laisse de l’étonner] :
LM : Je pense que c’est dû à ton format horizontal.
EP : Oui, je le pense aussi.
LM : Si c’était vertical, je pense qu’on te le ferait moins remarquer.
EP : Oui, c’est vrai.
LM : Parce que plein de tableaux sont très épais, mais là, le spectateur est un peu face à une énigme : il trouve un tableau horizontal, alors du coup, il est décontenancé, et il te demande les raisons de cette matière épaisse.
EP : Oui, tout à fait.
LM : Le spectateur est habitué à des croûtes verticales, dans tous les sens du terme, mais là, à l’horizontal, ça l’interpelle. Du coup, ça ne me surprend pas que l’on vienne tout le temps te faire remarquer cette pâte… Ensuite, pour ma part, je ne connais personne, en France, qui peint comme cela ; mais je ne connais pas tout. Disons que, quand on voit ce travail, on ne se dit pas « tiens ! Ça fait penser à Machin ! »
EP : Oui… j’espère bien.
LM : Tandis que beaucoup de peintures actuelles font penser à « Machin »… non ?
EP : Oui, je dois dire que je suis un peu fâché avec les suiveurs. J’ai du mal avec ça.
LM : Eh bien moi aussi !
EP : Je trouve qu’il y a beaucoup d’académie aujourd’hui. …
Entretien enregistré, traité et retranscrit par
Léon Mychkine
PS. Pour se rendre compte des œuvres mentionnées spécialement durant cette Partie 1, il faut bien entendu se référer à l’article ici.