Georges Seurat. Atomes et atomisme

Les grands maîtres, on croit toujours les avoir vus, connus. Seurat ? La Grande Jatte ? Les petits points ? Passez muscade ! Mais, les petits points, ce ne sont pas des petits pois standards. Mais même la célébrissime Grande Jatte, pour les petits points, vous repasserez, ou alors bon courage pour en trouver ! 

Ici quelques points, délimitant la robe de la jeune fille (au centre du tableau), et ces plus gros points verts pour l’herbe, et encore, il s’agit davantage de touches, et même de traits. Et mais, ces petits points verts sur la robe blanche… d’où sortent-ils ?

Et sinon, ailleurs, comment dénommer cela ?

Peut-on, décemment, appeler cela des points ? Of course not. Ça ne marche plus. Et cela, comment l’appeler ?

C’est dans le même tableau, mais un traitement différent. C’est fou.  

Une dernière avant la vue intégrale

 

Et voilà !

Georges Seurat, “Marine à Port-en-Bessin, Normandy”, 1888, 65.1 x 80.9 cm, huile sur toile, National Gallery of Art, Washington D.C.

Je posais la question : ces points, sur la petite robe blanche, d’où sortent-ils ? On pourrait l’élargir à tout cet ensemble : d’où sort la vision de Seurat ? Comment peut-on voir le réel ainsi ? On dira : c’est la théorie. Est-ce si sûr ? Moi, j’appellerais cela La passion du réel. Rentrer dans le réel, l’avoir scruté comme on regarde au microscope, cherchant les divergences plastiques cellulaires. Seurat scrute le réel, et tente de le décomposer, afin de le recomposer. Le réel est en morceaux, on le sait, fait de vide à 80 %, mais ce n’est pas le vide qui intéresse Seurat, c’est le plein, la profusion du réel ; cette même profusion qui fascine Dan Hays — sauf que Seurat est son  quadrisaïeul ; c’est bien George qui a mis des taches atomiques, électroniques, dans le réel. Et il avait raison. Il y a ainsi une sorte d’atomisme chez Seurat, mais un atomisme à effet grossissant ; le réel est granuleux, comme sur une photographie ; on ne le voit pas à l’œil nu. Le paradoxe seuratien, c’est de montrer la granularité du réel ; oxymore pictural. Ainsi, on pourrait rattacher uchroniquement Seurat à la théorie du pixel chez des artistes contemporains, revendiquée par Hays et d’autres, mais, en dehors du fait que ce serait un rattachement science-fictionnel, il suffit simplement, encore une fois, de penser à la théorie atomiste, telle qu’on la trouve chez les philosophes présocratiques, en premier lieu Démocrite, puis Leucippe, et Épicure. Rappelons qu’« atome » (atomos) signifie « insécable ». Pour Démocrite et les atomistes, l’atome est la plus petite donnée fondamentale ; il n’y a rien “en dessous”. Prenons ce parti : Seurat nous peint les atomes insécables du réel. En quelque sorte, il voit + que nous et il nous montre ce qu’il voit (le rendre visible kandinskyen). Bien sûr que la théorie atomiste antique est en partie naïve, mais on y est revenu au XIXe, avec par exemple John Dalton, qui postula que tout les éléments sont composés d’atomes, tous du même type. En 1803, Dalton publie une liste de ce qu’il appelle des masses atomiques. En 1877, J.J. Thomson découvre l’électron. Le plus petit dénominateur commun de la matière, l’atome daltonien, est remis en question. Dans ses Elements of Drawing (1857), John Ruskin  parle d’« atomes de couleurs »

“You ought to feel a change wrought in the general tone, by touches of color which individually are too pale to be seen; and if there is one atom of any color in the whole picture which is unnecessary to it, that atom hurts it.”« Vous avez à sentir un changement forgé dans le ton général, par des touches de couleur qui, individuellement, sont trop pâles pour être vues ; et s’il y a un atome de couleur dans l’ensemble du tableau qui n’est pas nécessaire, cet atome le blesse.»

“The more you practice this, when the subject evidently calls for it, the more your eye will enjoy the higher qualities of color. The process is, in fact, the carrying out of the principle of separate colors to the utmost possible refinement; using atoms of color in juxtaposition, instead of large spaces.” « Plus vous pratiquez cela, lorsque le sujet l’exige manifestement, plus votre œil jouira des qualités supérieures de la couleur. Le processus, en fait, est de réaliser le principe de séparation des couleurs au plus grand raffinement possible ; utilisant les atomes de couleur en juxtaposition, au lieu de grands espaces.»

C’est à croire que Ruskin écrivait de concert avec la pensée de Seurat !

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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