Hilton Kramer, “Un Inventeur, Un Pasticheur”, The New York Times, 11/28/1965 [sur Schöffer et Tinguely, l’ostracisme et la bêtise]

Nb. J’ai pris connaissance de l’existence de l’artiste et théoricien Nicolas Schöffer en lisant un “post” récent de l’éditeur (Naima) Julien Bézille sur LinkedIn (non, on ne prononce pas “Line que Dine”, Jesus!…). Il y avait une photo, un texte de Bézille, et une référence à un article d’un critique d’art américain, Hilton Kramer, datant de 1965. Je ne connaissais pas non plus ce critique (décidément !). J’ai donc contacté J. Bézille pour savoir si, par hasard, il n’aurait pas l’article de Kramer. Si bien ! Et en un tournemain électronique je le recevais dans Thunderbird. Et voici donc sa traduction. Mais pour bien comprendre de quoi il retourne, il est nécessaire d’introduire au problème plus particulièrement français, entre Schöffer et Tinguely, et, c’est donc avec l’autorisation de J. Bézille, que je remercie donc doublement, que je reproduis ici d’abord son texte :    

« Disparition de l’atelier de Nicolas Schöffer 

France Info évoque ici la disparition de l’atelier Schöffer. Si l’on peut s’en attrister, il faut surtout regretter que l’œuvre de Nicolas Schöffer n’ait pas toujours la place qu’elle mérite dans l’histoire de l’art contemporain.

Les visites d’ateliers d’artiste sont le plus souvent émouvantes, elles éveillent naturellement par une plus grande proximité avec l’artiste le sentiment stimulant d’observer la création en marche. Les ateliers d’artistes disparus peuvent aussi susciter la nostalgie et des odeurs de naphtaline peu revigorantes, bien loin de l’esprit audacieux et moderniste de Nicolas Schöffer.

Ce n’est donc sans doute pas tant la disparition de son atelier – qu’il abrite demain de nouvelles générations d’artistes qui travaillent dans et avec leur temps n’aurait certainement pas déplu à Schöffer – qui est à blâmer que la reconnaissance encore insuffisante de l’importance de l’œuvre de Schöffer par l’“Institution”, et plus précisément par son navire amiral, le Centre Pompidou.

Éléonore Schöffer, nous avait confié que la raison s’en trouvait sur l’autre continent, dans un article d’une autre “institution”, le grand critique américain Hilton Kramer : One Inventor, One Pasticheur. Commentant une exposition du Jewish Museum, Hilton Kramer salue le travail de Schöffer, visionnaire de l’art à venir à l’âge de la cybernétique, tandis qu’il éreinte Tinguely, qualifié de pasticheur mineur néo-dada.

Tinguely en aurait pris sérieux ombrage, nourri une détestation pour Schöffer transmise à son grand ami Pontus Hulten, l’artisan de la réussite du Centre Pompidou et parangon de son âge d’or.

Les éditions Naima ont voulu prendre leur part à la diffusion de l’œuvre de Nicolas Schöffer par la réédition au format digital de ses ouvrages ici sur notre site.»

Les méandres historiques de l’art sont toujours propices au coups bas, plantages en règle, et rancunes tenaces, voire d’insultes (à mon humble niveau, je sais ce qu’il en coûte de l’ouvrir, mais, au moins, je peux me regarder dans la glace.) L’article de Kramer met en lumière, rétrospectivement, les destins d’artistes scellés par telle ou telle phrase, tel ou tel propos rapporté, telle ou telle lutte d’influence, et, par exemple, il y aurait beaucoup à dire sur l’acharnement de Soulages pour faire passer dans l’ombre Marfaing (lire ici). Mais, en sus, l’esprit acéré et franc de Kramer a quelque chose de rafraîchissant dans l’entreprise généralisée de passage de pommade que devient, de notre côté, une bonne partie de la critique d’art (oxymore proche ?). On se croirait chez Jean Yanne Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentilIl semble, et donc à plus d’un titre, utile de donner à lire l’article de Kramer et son point de vue qui, à mon avis, est juste. Car il paraît, avec le recul, que l’œuvre de Tinguely fut, comme on dit en bon français, “overreated”. On comprend que Tinguely a pu être offusqué de la manière dont Kramer lui a réglé son compte, enfin, à son œuvre, la retournant à sa nature de déchet recyclé. Mais de là à déclencher, depuis l’outre-Atlantique, une telle ire chez Tinguely allant jusqu’à tout faire pour obtenir l’ostracisme total, en France, de l’œuvre de Schöffer, il y a un pas ; un pas qui, à vrai dire, touche à l’irrationalité des sentiments humains. Dans son article, comme tout bon critique d’art, Kramer est partial, et énamouré. Il est persuadé que les œuvres de Schöffer constituent, indubitablement, l’avenir de l’art, puisqu’elles défrichent des territoires inconnus, mais à-venir. Or, et faute d’inventaire, il ne semble pas que ces dernières aient tracé quelque avenir radical que ce fut. Mais celles de Tinguely non plus !  

Place à Kramer

« Les incursions de la technologie moderne sur le terrain sacré des beaux-arts procèdent à une vitesse inarrêtable. La dernière avancée — accompagnée, assez bizarrement, d’une évocation nostalgique de l’art d’avant-garde d’antan —, est visible dans l’exposition “Two Kinetic Sculptors”, Nicolas Schöffer et Jean Tingueley, qui s’est ouverte cette semaine au Jewish Museum. L’œuvre de M. Schöffer est nouvelle à New York ; celle de M. Tinguely est — à plus d’un titre —, trop familière. Rarement, en effet, une vision aussi vivide de l’avenir n’a été placée dans une juxtaposition aussi saisissante avec l’hypothèse d’un passé récent. Entre les constructions informatisées de M. Schöffer — toutes de lumière, de mouvement et d’infinités d’espaces illusionnistes —, et les sculptures mécanisées de M. Tinguely — qui ne font qu’animer l’imagerie néo-Dada de constructions bric-à-brac [‘junk-constructions’] déjà connues de tout observateur de la scène artistique des deux dernières décennies —, ici baille quelque chose de plus qu’un trou dans la théorie. Il y a une différence fondamentale entre une intelligence inventive qui explore des idées non-éprouvées et un gadgeteur [‘gadgeteer’] manipulant les matériaux d’une pratique acceptée.    

M. Schöffer est un vrai original. En attelant le momentum de l’ordinateur aux conventions du design constructiviste, il a créé un nouvel idiome visuel qui transcende les limites habituelles de la peinture et de la sculpture pour embrasser l’entier domaine de la sensation électronique. Ses objets — des  structures tridimensionnelles de métal et de Plexiglas, utilisant des écrans, des lumières, et des projecteurs, et cybernétiquement programmées pour produire un effet stupéfiant et infiniment variable — relèvent moins de discrètes créations d’un artiste-sculpteur, tel que nous comprenons généralement ce terme, que des paradigmes symboliques d’une nouvelle civilisation. Il est un visionnaire d’un monde qui n’existe pas encore. 

Traverser une frontière

Pour cette raison, son travail résiste à la comparaison, non seulement avec les modes sculpturaux conventionnels mais même avec les précoces efforts radicaux pour motoriser la construction tridimensionnelle à grande échelle. Dans une note préliminaire au catalogue, Sam Hunter, Directeur du Jewish Museum qui a organisé l’exposition actuelle, invoque les noms de Gabo, Calder, Duchamp, et Moholy-Nagy comme pionniers du style cinétique. Mais, avec la possible exception de Moholy-Nagy, aucun de ces artistes n’a approché la frontière séparant l’objet d’art traditionnel du spectacle visuel technologiquement inspiré —, une frontière que M. Schöffer a clairement traversée. Comparées avec ses séries “Chronos” et “Microtemps”, même les austérités profilées de Naum Gabo gardent un moule subjectif et mystique.

Mais là où le travail de M. Schöffer est, à tout le moins, trop prodigue en inventivité et audacieux, se détachant joyeusement de l’atelier du sculpteur et tournant son dos aux piétés esthétiques de l’“artiste beaux-arts”, M. Tinguely est l’expression d’un pasticheur mineur, fouillant dans les débris d’idées à la mode. Il s’est montré extraordinairement adepte à dessiner depuis les œuvres d’Arp, Calder, Stankiewiez, David Smith, et d’autres sculpteurs d’une plus grande vision que la sienne : voir ses sculptures cinétiques au repos c’est voir un résumé virtuel d’une sculpture ouverte, en métal, durant le dernier quart du siècle.

Vocabulaire de seconde-main

À ces pastiches de formes contemporaines, M. Tinguely apporte — quoi ? Ses petits moteurs, et son ingénuité mécanique requise pour faire que toutes les parties séparées de ces constructions fonctionnent plus ou moins conformément au plan. Il apporte aussi un certain humour — amusant quand quelqu’un le découvrait il y a quelques années mais déjà maintenant daté et fastidieux. Car même l’humour visuel requiert une invention formelle pour se maintenir lui-même, et M. Tinguely ne traite entièrement qu’en un vocabulaire sculptural de seconde-main. L’application du mouvement et l’addition des sons bruyants variés à ce vocabulaire, bien que superficiellement distrayant, est à peine suffisant pour racheter ses matériaux empruntés et usés issus du commerce.

Ainsi, en dépit les tentatives de M. Tinguely pour choquer nos sensibilités avec les habituels gags néo-dada, c’est l’œuvre de M. Schöffer qui perturbe vraiment. C’est son art qui soulève les questions les plus fatidiques au sujet du futur de l’art dans l’âge de la cybernétique. Il y a, c’est sûr, un haut quotient de pur plaisir visuel dans les œuvres de M. Schöffer ; en tant que spectacle c’est infiniment divertissant. Pourtant ne le regarder qu’en rien de plus qu’un spectacle serait une erreur : un monde est ici envisagé qui pourrait éviter beaucoup des félicités de l’art telles qu’elles ont été traditionnellement conçues. En particulier, la confrontation de l’expérience individuelle en art — tout ce qui peut être compris comme l’élément existentiel dans l’expression artistique —, est complètement effacé. L’expérience n’est pas interprétée dans l’œuvre de M. Schöffer ; elle est remplacée par une vision d’un environnement idéal conçu [‘designed’] conformément aux théories scientifiques et implémenté avec une force de la plus audacieuse technologie.

Un nouveau monde

À cet égard, M. Schöffer est un vrai héritier du Bauhaus et de l’entière histoire du design moderne qui a conçu la fonction de l’art comme n’étant pas l’interprétation de l’expérience individuelle mais la radicale altération de l’environnement et l’institution de nouveaux styles de vie. Ses “designs” pour “La Ville Cybernétique”, qui sont inclus dans l’exposition du Jewish Museum, rendent claire, de toute évidence, le but de cet art : non pas un nouveau style, mais un nouveau monde qui pourrait déplacer le nôtre. On s’émerveille de cette audace, et même on frissonne pour les implications — humaines et esthétiques —, de cette imagination radicale.»

PS. Spéciale dédicace (pour Mme Hidalgo).

« Soumises au bon vouloir des propriétaires, certaines maisons d’artistes ne rencontrent jamais leur public. À l’image de l’atelier de Nicolas Schöffer, père de l’art cybernétique, au numéro 5 de la Cité des arts à Montmartre. Sa veuve, la poétesse Éléonore Schöffer aura passé sa vie à tenter de créer un musée dans ce lieu où, depuis 1965, tant d’œuvres ont été conçues. Mais après le décès de cette dernière en janvier 2020, la ville de Paris — propriétaire des lieux depuis son rachat de la Cité des arts en 2007 —, invite les ayants droit à déménager les sculptures, peintures et l’ensemble des archives afin de transformer l’espace en logements et atelier. On était évidemment prêts à payer un loyer pour continuer à faire vivre le lieu”, regrette Dimitri Salmon, petit-fils d’Éléonore Schöffer. Depuis, seule subsiste la plaque témoignant du passage de l’artiste, posée par cette même ville de Paris. À l’heure où le Centre Pompidou lui consacre une salle entière dans ses collections permanentes, la décision de la municipalité pose question.»

 La suite à lire, indispensablement, sur France Info ici, où l’on apprend que la maison d’Armand Gatti, écrivain et dramaturge, est aussi en danger. Et on rappellera que la Maire de Paris, Anne Hidalgo, aime tellement l’art contemporain qu’elle a, littéralemement, offert au milliardaire François Pinault la plus grande galerie d’art de France (ex Bourse du Commerce, quel beau retour de l’histoire), et, excusez du peu, à entrée payante, ce qui est tout à fait unique et singulier ! (articles ici). Il est bien dommage que Nicolas Schöffer et Armand Gatti ne furent pas, à tout le moins, millionnaires, car probablement que Mme Hidalgo eût été favorable à la préservation de leurs maison et atelier. Et, pour continuer dans cet esprit de franche camaraderie, d’amour sincère de l’art, terminons-en avec M. Schöffer lui-même :

PPS. « Jamais la boutade de G. Bernard Shaw disant qu’“il y a deux sortes d’hommes : ceux qui s’adaptent à la société et ceux qui adaptent la société à eux”, n’apparaît aussi juste qu’aujourd’hui, alors que se manifeste la première prise de conscience du danger que représente la société de consommation tentaculaire, et que se produisent les premières convulsions contestatrices. Ce danger concerne naturellement ceux dont le rôle est justement de perturber et de mettre en question des structures établies pour permettre la continuité du libre jeu de l’évolution : les véritables créateurs d’idées, et en tout premier lieu, les artistes créateurs. La société le sent très bien et se méfie des artistes, devinant l’obscure menace qu’ils représentent. Il s’agit de ceux qui ne se laissent pas manipuler et qui, envers et contre tout, poursuivent leur travail perturbateur, résistant aux chants de sirènes du système oppressif qui offre, avec la commercialisation, l’entrée dans le système par les grandes portes et la participation à égalité dans l’oppression. 

Observons, par exemple, ce qui s’est passé avec les mouvements dada ou surréaliste, ces deux grands cris de révolte de la société moderne qui ont précédé de loin la prise de conscience contemporaine. Peu à peu, grâce à certains prétendus spécialistes, manipulateurs de l’histoire et de l’histoire de l’art, et par l’intermédiaire d’une prose aussi abondante que creuse et dangereuse, ces deux rocs, digérés par les manipulateurs, manipulés par le système, ont été offerts aux épigones, prêts à se jeter dans les délices de la commercialisation. Reprenant les idées d’autrui, ils commencèrent à fabriquer du faux dada ou post-dada, c’est- à-dire du “pop’ art” et du faux surréalisme dont l’illustrissime représentant (c’est facile à deviner) est Salvador Dali, pur prototype du système d’aliénation éhontée de l’art au profit de l’annihilation des ferments créatifs et perturbateurs de l’imagination humaine. Tout cela est l’œuvre d’un groupe social exceptionnellement puissant qui a réussi à atteindre le plus haut sommet de l’organisation oppressive et de la manipulation des masses : la société des possédants aux U.S.A. Cette société a permis à Herbert Marcuse de faire sa magistrale analyse de L’Homme unidimensionnel [1964]. Certaines expressions de La Ville cybernétique sont d’ailleurs empruntées volontairement à Herbert Marcuse, parce qu’elles sont justes, bien qu’il n’évoque que très rarement le problème fondamental de l’art dans la société.» Nicolas Schöffer, La Ville Cybernétique, [Tchou 1969], Naima, 2018.

 

En Une. Nicolas Schöffer, projet de “Tour Cybernétique”. (Pour en savoir davantage, ici).

Article Kramer traduit par Léon Mychkine,

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

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