Les peintures imaginales et chamaniques de Youjin Yi (artiste sud-coréenne basée en Allemagne) #1

 

Youjin Yi, Untitled,, 2021, oil pastel, charcoal on Korean paper (Hanji) 200 x 138 cm, Image Courtesy of the artist

J‘ai fait connaissance des œuvres de Youjin Yi à “Drawing Now Art Fair, le salon du dessin contemporain” sur le Stand de la galerie Wooson (Daegu, Corée du Sud). J’ai parlé quelque peu avec l’artiste, et lui ai manifesté mon intérêt. Regardant, quelques jours plus tard, de nouveau ses œuvres sur l’Internet, j’ouvre mon esprit, et j’attends un indice… Et me vient, ne sachant nullement pourquoi, l’adjectif « imaginal ». Je ne suis pas bien sûr de, comment dire, cette intrusion nominale, et je dois donc chercher un peu la source de ce terme. Et me voici chez Henri Corbin, que je cite :                 

« Entre le monde des pures Lumières spirituelles (Luces victoria/es, le monde des Mères”, dans la terminologie de l’lshrâq) et l’univers sensible, s’étend à la limite de la IXe Sphère (la Sphère des Sphères) un mundus imaginalis [alām al-mithāl] qui est un monde spirituel concret de Figures-archétypes, Formes apparitionnelles, Anges des espèces et des individus ; la dialectique philosophique en déduit la nécessité et en situe le plan ; la vision effective en est donnée à l’aperception visionnaire de l’imagination active.»

Le Mundus imaginalis est l’équivalent littéral de l’arabe ‘alām al-mithāl, al-‘alām al-mithālī, soit, en français le monde imaginal.

Ce n’est pas par cuistrerie que je cherche la source et la cite, il s’agit d’honnêteté intellectuelle, et, bien entendu, et par dessus tout, du Désir (eros/Ἔρως) de savoir/connaître, bien mis en avant par Aristote dès les premières lignes de sa (grandiose) Métaphysique.  

Bien !, maintenant, nous avons dégagé le terme d’imaginal, lié, on l’a compris, au registre de « l’aperception visionnaire de l’imagination active », et donc du Mundus imaginalis. Désignons par là un univers peuplé de créatures (formes apparitionnelles, dixit Corbin) comme on en trouve chez Raphaëlle Ricol, Anya Belyat-Giunta, Eleonora Carrington, Lekio Ikemura et (last but not least) Youjin Yi ! (Et bien sûr dans le Bestiaire Imaginal qui remonte au Bas Moyen-Âge jusqu’aux mages de la Renaissance, par exemple). 

Nous avons toujours aimé les monstres (et les Maxi). Ce que j’aime, chez les Créatures Imaginales, c’est qu’on y comprend quelque chose, et rien du tout ! C’est dyadiquement oxymorique, indice soluble ment

Dans la mythologie coréenne, comme dans la grecque, on trouve des monstres, des hybrides, des drôles de loustics divins. Youjin, même si elle vit en Allemagne depuis 20 ans a probablement dans sa soute mentale cette mythologie embarquée (‘embedded mythology’), mais elle en produit une parallèle, selon son époque, et peut-être sont-ce des présages graphiques… (Qui pourrait avoir une seule image mentale de la Grande Mutagenèse qui nous attend, et qui va, c’est certain, advenir ?). Prenons ces figures comme des monstres opportunistes, dans le sens de pourquoi pas ?, à l’instar des Pourquoi Pas ? I, II, III, et IV du Commandant Charcot (1867-1936), navires d’exploration polaire. Nous naviguons, certes, et justement sans savoir exactement Où nous allons — c’est totalement imprédictible, pour la première fois dans l’Histoire de l’Humanité… ce n’est quand même pas rien (das ist immerhin etwas). Bien !, nous voici dans le monde de Youjin.  


On ne sait pas quelle créature mutante est ici à l’œuvre, si elle consigne des œufs derrière le crâne, si elle vomit un tentacule par l’orifice bucal ; bref, on ne sait pas grand’chose. Next! 다음 ! 

Youjin Yi, “Tiger Mask”, 2019, acrylic, oil on canvas, 190 x 240 cm, Image Courtesy of the artist

J’aime assez ce paysage vide et plein, plein et vide, et cette figure masquée au postérieur. Faire peur aux suiveurs. Mais peut-être s’agit-il de deux figures, l’une, comme un enfant, attaché à la figure plus grande, plus âgée, qui avance.

Mais où commence ce personnage blanc ? Émerge-t-il du sol gelé ? (supposé) ?En fait-il partie ?

J’aime aussi ce paysage, qui semble télescoper le lointain et le proche, comme une montagne sous cloche, reliée directement par une branche mauve au premier plan tandis que c’est impossible ; mais c’est cela qui est aimable. Et aussi, le risque, car c’en est un, de laisser le dernier tiers du haut presque blanc, qui illumine dans ce détail. Et le risque de ce blanc, j’en fait l’hypothèse, provient des origines asiates de Youjin Yi, dont l’art continental n’a, justement, jamais eu peur du blanc, du “vide” qui, justement, ne l’est pas. Pour exemple, durant la dynastie Song (960-1279), un théoricien en peinture écrira que « le blanc du papier laissé vide constituait un réseau de veinules qui assurait la circulation du souffle vital » (Vandier, voir Refs). Il semble évident que Yi est au fait de cet héritage. 

Youjin Yi, “entwined”, 2020, charcoal, acrylic on korean paper (Hanji), 200 x 138 cm, Image Courtesy of the artist

Voilà un dessin au fusain et acrylique sur papier coréen. Avant toute chose, ça tient. Le verbe « tenir » tient une grande place dans mon lexique, que le lecteur s’amuse à le chercher dans mes articles, ce qui devrait prendre quelques minutes, et comme il ne le fera pas nécessairement, voici une occurence ici. Ceci dit, quelle est cette créature ? Rapprochons-nous, avec prudence, comme un hérisson.

C’est bien une créature imaginale. J’y reviens, car il faut savoir que la tante de Youjin est chamane… Elle ajoute (dans les deux réponses que le lecteur lira s’il le désire dans l’article “Q&R” — à venir), que « le coréen est une langue qui permet de multiples interprétations, il a contribué à l’ambiguïté et à la complexité présentes dans mes motifs artistiques.» Je dois dire que j’avais utilisé l’adjectif « imaginal » bien avant de lire les réponses de Youjin, mais je vois que mon intuition, comme assez souvent concernant certaines choses de l’esprit, correspond, et il faut prendre le sens du verbe « correspondre » dans le sens baudelairien, soit des tissages de passerelles qui sont parallèles, mais pas nécessairement isomorphiques. Tout comme, littérairement parlant, une chaîne d’ADN.  

Mais il ne faudrai pas croire que Youjin Yi a peur du all-over.

Youjin Yi, “Migratory Being”, 2023, oil pastel on canvas, 190 x 240 cm, Image Courtesy of the artist

Ici, je dirais qu’il s’agit d’un tableau-fable ; d’une fable, d’ailleurs, contemporaine et au-delà (mais peut-être pas vers l’infini…). Un oiseau, vraisemblablement habitant des zones froides du pôle Nord, voit son sol se dérober littéralement sous ses pattes, ce qui n’arrive pas tous les jours. Posez-vous la question : si je n’ai plus de sol ferme sous mes pieds, où vais-je vivre ? Réponse : dans le néant, donc dans la mort. Et Yi n’oublie pas les humains dans la chaîne catastrophique — voyez les bras désespérés qui s’enfoncent dans la fonte du permafrost…

Dans ce paysage complexe, il semble également y avoir un palmier (le voyez-vous sur la gauche ?), bien desséché et à moitié mort au sommet. Mais qu’est-ce qu’un palmier fait dans cette région ? La catégorie « Peintre » étant ultra-hyper-extensible, il est bon parfois de tenter une classification qui n’a pas pour effet de “neutraliser” le sujet, mais de se repérer dans la jungle (véridique) de l’art contemporain. Ainsi, dans ce genre, Yi serait certainement qualifié d’illustratrice. Pour étayer mon propos, il me faudrait comparer avec des peintres basés en Allemagne, cependant, ce ne sera pas pour tout de suite, car cela nécessite une grande connaissance des dits peintres, une connaissance que je n’ai pas. 

J’invite le lecteur à patienter jusqu’au prochain épisode, où Yi répondra à quelques questions, pour lesquelles elle a donné des réponses généreuses.

PS. derniers mots, Corbin : « Dans l’Iran du nord-ouest, Sohravardî (ob. 1191) réalise le grand projet de ressusciter la sagesse ou la théosophie de l’ancien Iran zoroastrien préislamique; et cette réalisation il la scelle par sa mort de martyr à Alep, en pleine jeunesse tombant victime de la vindicte des docteurs de la Loi. Il désigne son système théosophique par le nom d’ lshrâq, parce qu’il prend sa source à un Orient et à l’illumination d’un Orient qui n’est pas l’Orient géographique. Certes, les Sages de l’ancienne Perse ont été par excellence les représentants et les dépositaires de cette sagesse, mais leur qualification d’Orientaux”, au sens vrai, tient au fait de leur orientation sur l’Orient-origine de la pure Lumière. Trois siècles avant le philosophe byzantin Gémiste Pléthon, l’œuvre de Sohravardî opère la rencontre de Platon et de Zarathoustra, dans une doctrine où, à côté de ces deux noms, dominent le nom et la sagesse d’Hermès.»

Refs. Nicole Vandier-Nicolas, “La peinture chinoise à l’époque Song”, Cahiers de civilisation médiévale, 9e année (n°36), Octobre- décembre 1966 // Henri Corbin, L’homme de lumière dans le soufisme iranien, Éditions Présence, 1971

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

                    

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