Jean-Michel Basquiat. Partie 2

Je continue mon exploration étonnée de l’œuvre basquiatien, cette fois-ci uniquement à l’intérieur du  Vaisseau Gerhyien  (prodige !).

Basquiat#3 - copieJean-Michel Basquiat, ‘Irony of a Negropoliceman’, acrylique et crayon gras sur bois. Collection AMA. Photo Mychkine. Tous droits réservés.

Quand on compare les deux policiers, côte à côte chez Vuitton, ils ont l’air de… flipper complètement. Mais pas de la même manière. Le policier blanc semble posséder par la râge, sa peau livide, ses yeux extra-rouges… Il a l’air renforcé, dans sa râge, ou sa haine (?) par son vêtement (voir Partie 1) qui semble une armure, côtes solides pour résister aux coups. Sa casquette renvoie sans aucun doute à la représentation de celle d’un policier américain.hara gros plan 1 - copie

Ci-dessus, le visage du ‘hara’. Un visage pareil, il y a de quoi avoir peur. Sa bouche ouverte doit proférer on ne sait quelle amabilité typique, ou bien est-ce la maladie (la râge), qui fait ainsi béer la bouche. 

Comparez avec le visage du ‘policier-nègre’ : Negro:plan - copie

Il n’y a pas photo (si, en l’occurrence) : Le visage du policier-nègre est tout à fait différent de celui du ‘hara’. Remarquons, en passant, que Basquiat écrit ‘Irony of negro plcemn’, mangeant le mot ‘policeman’ en partie. Il s’agit certainement de restituer ici le langage oral, qui, et spécialement dans la langue américaine, a tendance à passer très vite sur les voyelles, voire à les faire disparaître dans l’oralité, faisant qu’on entendrait, empiriquement, que l’‘i’ du mot complet. Bref. Comment nous semble ce visage ? Il n’a pas l’air à l’aise — le flic blanc, au moins, à la râge —, il semble perdu, dans ses grands yeux exorbités, dans lesquels nagent on ne sait quelle vision de la réalité. La bouche est pendante, comme hébétée. Son couvre-chef… plus du tout ressemblant à une casquette de policier new-yorkais. Qu’évoquerait-elle, plutôt ? Eh bien, avec cette espèce de visière rouge très longue sur le côté droit, et cette énorme recouvrement rectangulaire sur le chef, on dirait davantage une casserole qu’une casquette ! Lecture -> Le flic nègre mijote dans son dilemne… Il mijote du chapeau, enfin, de la casquette !, et, ultimement, du crâne. Et c’est là que nous commençons de comprendre l’ironie du “policier-nègre”. La question qui vient de suite à l’esprit, c’est : “Qu’est-ce que vous, le nègre, faites là, dans cet uniforme ?”. Pourquoi ce dilemne et cette question ? Parce qu’en tant que policier noir, ce dernier sait très bien qu’il va devoir, encore et encore, se confronter à des individus issus de sa “communauté”, comme on dit en Amérique du Nord, et donc reproduire le rôle de prévention, mais, surtout, d’oppression. Au pire (mais pas moins fréquent) : Arrestations très violentes, matraquage et tabassage, tirs à balles (la plupart du temps en état de “““légitime défense”””), etc. C’est cela, l’ironie, l’ironie d’un état de droit fondé quand même par des Blancs, et qui n’ont pas témoigné, dans leur Histoire, d’un amour profond pour leurs concitoyens afro-américains. Tout cela est archi-connu, mais le tableau de Basquiat pointe bien cette “ironie”, en lettres et en image. À vrai dire, cette ironie est si puissante, qu’elle cisaille en deux le corps régalien (ressort apparent… Dzwïngggg !). (En sus d’ironie, ne devrions-nous pas parler de “cruauté” ? N’y a-t-il pas là une certaine cruauté dans ce jeu qui fait passer de l’oppressé à l’Oppresseur ? Comme si, passant de l’un à l’autre, le policier nègre était rédimé de sa mélanine? N’est-ce pas une illusion, et n’est-ce pas ici-même que se niche l’absolue cruauté ?

Basquiat#9 - copieJean-Michel Basquiat, ‘Sans-titre’, 1981, acrylique, crayon gras, collage papier et peinture aérosol sur toile (photo Mychkine), tous droits réservés.

Basquiat a écrit (ci-dessus), collé, et peint par dessus, laissant apparaître quelques zones de lecture, où nous pouvons lire ‘carthage détruite’, ‘cassius versus philipp’, ‘…tium defeated’, ‘assass ated’, ‘ceaser who…’, ‘highest excellence’, ‘catilin…’, ‘conspi…’. Une liste faite de ‘cliento’ et de ‘corazones’… soit un mélange de références historiques, issues pour la plupart de la Rome antique, et des listes de “clients” et de “corazones”… Une liste de passesAu milieu, un griboullis à la bombe recouvre une petite tête hurlante (?). En bas à droite, ce portrait auréolé d’un sujet qui n’a pas l’air en forme. Souvent, dans l’Histoire de la peinture, les sujets auréolés sont dotés de visage avenants, paisibles, voire beaux, tout simplement. Parenthèse : Sur l’un des cartels afférant au tableau ‘Peso Neto’, on peut lire que le même genre d’auréole est désignée comme couronne d’épines et que le sujet représenté est donc le Christ.

Basquiat#9 Peso Neto - copieJean-Michel Basquiat, ‘Crowns (Peso Neto)’, 1981, acrylique, crayon gras et collage sur toile. Collection particulière. Photo Mychkine (tous droits réservés). 

Détail peso neto - copie

Franchement, cette tête (ci-dessus détail de ‘Crowns (Peso Neto)’, évoque-t-elle la figure du Christ ? On notera que cette tête et ce visage, s’il s’agit d’un être humain, sont singulièrement différents dans leurs formes en regard des trois autres (deux couronnés — d’où le titre ‘Crown’ —, et une hirsute, continué-je de supputer). Pour ma part, je pense tout simplement qu’il ne s’agit pas d’une figure humaine, mais d’une tête d’animal, un animal corné, et qui, en sus, est mort. D’où le sous-titre, ‘peso neto’, qui évidemment fait signe vers la consommation d’une denrée quelconque. De fait, il me semble qu’il ne s’agit en aucun cas d’une couronne d’épines, mais d’une auréole, comme la représentation du tableau ci-dessus. Ce qui apparaît comme des épines, je gage, ne sont que des rais lumineux, certes congrus, mais rappelez-vous les auréoles faites par Véronèse; n’ont-elles pas l’air de pics lumineux côte à côte ?  Et si on regarde bien, on constate que l’auréole proprement dite n’est faite que de pics, une sorte de buisson hérissé, à mi-chemin entre l’auréole et le rappel de la couronne d’épines; c’est une auréole souffrante, qui saisit le moment de l’agonie, mais plus tout disciplinée comme elle l’était encore un siècle plus tôt, par exemple chez della Francesca, telle une petite galette bien plate et ronde.

Véro:GrosPlan - copie

En l’occurrence, c’est le corps entier du Christ qui brille de lumière et projette des pics de lumière (il faudrait détailler bien davantage cette aura composée de plusieurs états de la matière extasiée, mais ce n’est pas le sujet pour le moment).

Christ:Véronèse - copiePaolo Calliari, dit Véronèse (Vérone, 1528, Venise 1588), ‘La Crucifixion’, vers 1584

Et que dire de celle-ci, minimaliste avant l’heure ?:

Lorenzo Lotto, ‘Le Christ portant sa croix’, 1526 - copieLorenzo Lotto, ‘Le Christ portant sa croix’, 1526

Regardez ces trois rais lumineux, un à droite, un au milieu du crâne, et un du côté droit. Qu’est-ce donc ? Une auréole ! Fini le temps des auréoles faites dans le style assiette. Ici, tant chez Véronèse que chez Lotto, l’auréole consiste en une parcimonie (trois rais) ou un bouquet de pics… Une fois que nous avons fait cette petite incise, ne peut-on pas, encore une fois, voir au dessus de la tête de notre sujet basquiatien une auréole ?¤ Mais revenons à notre étude du tableau ‘sans-titre’ : À l’inverse de la tradition, Basquiat pose des auréoles sur ce que l’on pourrait appeler les “paumés”. Dans la tradition picturale, tout le monde ne peut pas bénéficier d’une auréole. Mais Basquiat inverse cette tradition.  Voici qu’avec Basquiat, le paumé, le zonard, le junkie, le veau, etc., devient saint. Et c’est bien ce que nous voyons dans ce tableau ‘Sans-titre’ de 1981. On admettra sans se forcer que le visage exposé dans le tableau ne semble pas exprimer la moindre grâce, tel que nous l’entendons traditionnellement : nulle extase, nulle stupéfaction béate, nulle succédané d’orgasme mystique; au contraire, nous sommes en pleine souffrance, celle d’un visage qui exprime une souffrance tout à fait personnelle, pas transcendante pour deux pences. Le visage est très tendu et tiré, les lèvres ouvertes expriment une crispation certaine, les yeux sont dans un état d’incertitude avancé. Avons-nous affaire à quelqu’un qui peut voir encore quelque chose ? L’un semble fermé à jamais et l’autre paraît énucléé. 

Basquiat 10 - copieJean-Michel Basquiat, ‘Slave Auction’, 1982, collage de papier froissés, pastel gras et acrylique sur toile, Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle. Don de la Société des Amis d Musée national d’art moderne, 1993

Le  titre veut tout dire : ‘Enchères d’esclaves’. Nous sommes prévenus. Une tête de mort à gauche (encore une tête auréolée), un ‘commissaire-priseur’ à droite. Et au milieu, ou tout autour, diverses figures, notamment celle d’un footballeur américain, petite vignette qui tend à démontrer qu’après une première implantation, on peut, x générations plus tard… réussir. Ce qui étonne, d’entrée de jeu, comme on dit, c’est la couleur de peau du maître de cérémonie : elle est n’est pas blanche, plutôt “café au lait”, ou “noire”, pour tout dire. Mais là, tout de suite, nous nous posons des questions : Les commissaire-priseurs aux enchères d’esclaves noirs étaient-ils eux-mêmes noirs ? Cela dépend comment on prend, métaphoriquement, le sens de ‘commissaire-priseur’. En effet, la seule manière de comprendre la couleur de peau de ces commerçants d’un genre particulier est de resituer le contexte premier de la traite négrière. On pense, naïvement souvent, que la traite négrière fut le seul fait de “blancs” issus de l’Europe et de l’Amérique du Nord, venus littéralement capturer des Africains. Mais les choses sont plus complexes et beaucoup plus nuancées. Premièrement, ce ne sont pas les Occidentaux qui ont inventé la traite négrière, elle existait déjà en Afrique depuis très longtemps, et se pratiquait de manière soit sociale (les plus pauvres en pâtissait), soit inter-ethnique. “L’esclavage fut une caractéristique importante de la vie sociale et économique africaine. L’institution [je souligne] était répandue et était peut-être aussi ancienne que la société africaine elle-même.”Au début du XIXe siècle, les Yoruba était directement acteurs du commerce triangulaire, et un pays tel que le Dahomey “devient, dès la fin du XVIIe, un centre majeur dans l’exportation d’esclaves”.↑ 

Trois figures centrales rythme le tableau, tel une partition : À gauche une grosse tête de mort, au milieu un bateau et les vagues, et à droite le commissaire-priseur noir. Je pense que l’on doit lire cette fresque de droite à gauche. Ce qu’ont enduré ces pauvres êtres humains à partir du moment où ils se sont retrouvés à fond de cale, enchaînés et allongés tête-bêche (pour gagner de la place), explique ce crâne martyre pour le coup, car si la mort ne frappait pas durant le traversée, elle le pouvait à tout moment du calvaire américain. Et, de toutes manières, au bout du compte, c’était bien une mort dont il s’agissait, celle de la liberté d’êtres vivants. 

Basquiat sait certainement pourquoi il  met en scène un commissaire-priseur noir. Avide de connaissance, dévoreur de livres sur tout sujet, il n’ignorait sûrement pas l’origine inter-ethnique de l’esclavage africain.

Traite 4 - copie

Mais même en disant cela, le  commissaire-priseur noir ne cesse de semer le trouble dans cette composition. Il semble exercer une sorte de magie autour de lui, avec son chapeau haut-de-forme et son habit traditionnel de cérémonie. Il semble exécuter une gestuelle spécifique, que je qualifierais d’envoûtement. En arrière-fond, si l’on peut parler ainsi, vu l’à-plat constant qui caractérise les peintures de Basquiat, quelques figures nègres qui expriment la stupeur, le rire, l’incrédulité, entre autres. (Les lettres tracées en blanc  — P O P K E O — (?) signifient probablement quelque chose, mais je ne puis le saisir). Mais peut importe.

Nous voici devant un prophète :

Basquiat #11 - copieJean-Michel Basquiat, ‘Prophet’, 1981-82, acrylique, crayon gras et collage papier sur toile. Collection ABG. Photo Mychkine. Tous drois réservés.

Le cartel nous apprend que l’année 1982 est celle des premières expositions personnelles de Basquiat : une à New York, chez Annina Nosei Gallery, et une à Los Angeles, chez Larry Gagosian Gallery. Que dire de ce prophète ? On ne sait pas très bien, à première vue. C’est très construit, et très sauvage — entendez : libre. Ce que l’on ne peut pas ne pas remarquer, c’est, semble-t-il, le trait de pinceau du haut de la bouche, du contour du nez et des yeux, comme d’un seul geste. 

Basquiat #11 Détail - copieLe prophète n’est pas une figure africaine, plutôt, classiquement, et historiquement, juive. La tête, énorme en regard du corps, interroge. On dirait une tête humaine greffée sur un corps de serpent; quelque chose dans le genre. Nous sommes frappés par ce contour, déjà mentionné, qui se juxtapose comme un monocle démultiplié sur une grande partie du visage; par cette espèce de plumeau rosâtre qui vient balayer les dents (c’est la langue !), et par ce menton strié de six barres rouges. Pour tout dire, ce prophète nous semble louche. Le décor dans lequel il se situe est assez minable, rien de glorieux… Autant dire que la tête du prophète détonne avec l’environnement minable. Et que sont donc ces deux sortes de tentacules brunes qui, partant des lobes, en gros, s’enfoncent dans la fange de cet environnement interlope ? La tête du “prophète” ne serait-elle finalement que celle d’une chasse d’eau ? (comme ces chasses d’eau “à l’ancienne”, avec le réservoir situé en hauteur). Faut-il voir là une métaphore ? Et, comme par hasard, juste en dessous du fessier (supposons-nous), des contours blancs semblent indiquer des formats typiques. Le message semble clair : la religion, c’est de la … Il y a un très fort contraste entre le visage et le décor merdique, et ce n’est pas pour rien : le prophète captive, fascine, domine, mais ce qu’il recèle vraiment, comme on dirait au Québec, c’est que du bullshit.

NB : On lit partout que la peinture de Basquiat est néo-expressionniste. Sachant le peu de crédit qu’il faut accorder aux dénominations académiques, je proposerais autre chose : La peinture de Basquiat est narrative.

 Notes et Références

¤Le grand spécialiste de l’oeuvre basquiatien, Dieter Burchhart — que l’on retrouve dans le catalogue de l’expo-Vuitton —, écrivait en 2015 : “Il les dépeignait en tant que boxeurs, souffrants, saints, anges, ou combattants. Leurs halos semble osciller entre l’auréole, la couronne de laurier, ou une couronne d’épines” (In Jean-Michel Basquiat, W&K – Wienerroither & Kolbacher, Vienna/New York.) On voit que même un expert tel que Buchhart ne sait pas, d’une manière définitive, à quoi nous avons affaire quant à cette forme qui surplombe le chef de nombre de ses sujets… La conjecture reste donc très ouverte.

John Hope Franklin, Alfred A. Moss, JR, From Slavery to FreedomA History of Negro Americans, McGraw-Hill, Inc.,  1988

 


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