Jennifer Bartlett, peintresse méconnue (avec une digression sur J.M.W. Turner, avec Proust et Ruskin)

À l’âge de 81 ans, le 25 juillet 2022, décédait la peintresse Jennifer Bartlett. Je n’en avais jamais entendu parler. Et je ne sais pas (comme on dit), mais je me dis que s’il s’était agi d’un homme, c’eut été différent. (Mais je dois voir le mâle partout.)    


Jennifer Bartlett, “Houses: Dots, Hatches”, 1999, screenprint on paper, 97.2 x 97.2 cm, Smithsonian American Art Museum

La Notice du Smithsonian nous dit : « Depuis 1970, Jennifer Bartlett a retravaillé cet emblème iconique d’une “maison” — un triangle au sommet d’un rectangle —, pour explorer la manière dont les règles et les systèmes régissent nos vies. Imprimée en vingt-trois couleurs, cette sérigraphie construit son dessin simple avec une couverture de cercles régulièrement espacés, perturbés par des trios de hachures disposées de façon désordonnée. Un examen attentif révèle que chaque point est unique par sa forme et son caractère, ce qui déstabilise encore plus la grille d’organisation serrée de l’image. La maison générique s’effrite en un champ de gestes et d’actions humains individuels, suggérant que la création et la rupture des règles sont de puissantes formes d’expression personnelle.» C’est pas mal dit ; avec, ceci dit, souvent dans la communication muséale, une légère pointe d’exagération, soit la fameuse assertion qu’un « examen attentif révèle que chaque point est unique par sa forme et son caractère.» Comment voulez-vous produire un point unique dans une multitude de points ? Comment est-ce possible ? Tentons l’expérience :

Effectivement, tous les points ne sont pas identiques, mais de là à dire qu’ils sont chacun uniques… tout de même. Mais ce close-up nous a permis de perdre le fil de la description ; de quoi cela parlait déjà ? De maison. M’est avis que Bartlett était fondue (“fond of”) de formes simples ; points lignes carré triangles… etc. Entre autres. Car ça pourra se compliquer par ailleurs, nous le verrons. Absence totale de perspective (comme chez Seurat ici). Les couleurs, en revanche, “envoient”.  Bien plus que chez Seurat. Mais nous ne sommes pas dans la même époque. Avouons que c’est étonnamment construit. Et très intéressant. Ça retient l’attention. Nous en étions là en 1999 ;  segments et points semblent agités comme dans une pluie d’électrons. En 2010, ce qui semblait un chaos narratif semble s’être discipliné, en guise de trame :

Jennifer Bartlett, “Rose”, 2010-2011, oil on canvas, Diptych, overall: 182.9 x 365.8 cm, Marianne Boesky Gallery, New York and Aspen, Paula Cooper Gallery, New York, and The Jennifer Bartlett 2013 Trust

Les points on disparu, à moins de ne considérer, effectivement, qu’un segment, qu’une ligne, n’est qu’un ensemble continu de points (c’est d’ailleurs la définition normative de la ligne). Et là nous avons donc affaire à une peinture filamenteuse. On notera la grande particularité réticulaire du trait qui, pris en en tant qu’unité ne représente qu’un filament, mais adossé, avoisiné, associé à d’autres formes filamenteuses produit un motif, ce qui, en quelque sorte mais en plus “anarchique”, était déjà le cas dans notre première illustration. C’est très intéressant, et cela invite encore à réfléchir.

 


Passage théorique

On peut distinguer deux formes d’intentionnalité à l’œuvre. La première, c’est que le sujet de Bartlett, c’est la peinture ; la seconde étant que le sujet du peint sont les roses et le feuillage.

On retrouve une certaine forme de modalité dans ce jugement, qui peut autant dépendre du point de vue de l’artiste que du spectateur. Cette modalité peut évoquer celle utilisée en philosophie, et en logique, entre autres usages ; à savoir la distinction De Re/De Dicto. De dicto signifie « à propos de ce qui est dit » ; de re signifie « à propos de la chose ». Cette distinction, qui peut sembler de prime abord simple, soulève des questions qui vont s’étager à des niveaux de complexité assez incompréhensibles pour qui n’est pas doué en raisonnement de pure Logique formelle (c’est hélas mon cas). D’un autre côté, il n’est pas nécessaire d’élever la distinction à des niveaux extrêmes, il peut suffire aussi de la prendre à sa base. Ainsi, si l’on dit qu’il y a deux manières de peindre chez Bartlett, on pourra proposer les deux définitions suivantes :

1) Dire que le sujet de Bartlett, c’est la peinture est une distinction De Re. (C’est la peinture en tant que matériau-sujet)

2) Dire que le sujet du peint c’est la rose et le feuillage est une distinction De Dicto. (C’est ce que l’on dit de ce qui est peint, et non pas de comment c’est peint).


La distinction De Re/De Dicto est pratique pour examiner la peinture moderne et contemporaine. Dans la peinture classique, académique, elle n’est peut-être pas pertinente, dans la mesure où, dans la plupart des cas, nous n’avons souvent affaire qu’à de la peinture De Dicto. Exemple :  “Le Sacre de Napoléon”, de Jacques-Louis David. Ici, le sujet de David, ce n’est pas la peinture ; c’est Napoléon — dans précisément ce moment historique. Ce qui occupe David, c’est de restituer la scène, comme s’il faisait une photographie, et, parmi toute son œuvre, il est possible de dire que ce tableau n’a aucun intérêt esthétique ni historique au sens de l’Histoire de l’Art ; ne s’y joue aucune dualité ambigüe, on ne peut pas s’interroger sur la manière de peindre ; elle est du plus plat académisme, comme de la musique militaire. C’est exécuté, et c’est tout. Il serait difficile, et je suppose même impossible d’y trouver une distinction De Re : c’est peint, c’est bien de la peinture mais, en tant que medium, cela ne dit rien, ou ne sert qu’à soutenir le narratif (De Re, de quoi ça parle), soit le Sacre. L’académisme consiste à effacer le medium au service du sujet. En cela, même Courbet est un peintre académique. Tout autant qu’Ingres. De fait, le premier peintre qui aura osé porter cette dialectique (De Re/De Dicto) au travail, c’est Joseph Mallord William Turner. Je ne suis pas en train d’insinuer que Turner a importé cette dialectique précisément mais, ce qui est sûr, c’est qu’à partir des années 1830, l’artiste a commencé de mêler un figuratif de plus en plus vague avec une touche aléatoire abstraite de plus en plus patente ; et il n’est pas besoin de théorie pour s’en rendre compte, il suffit de regarder :

Fig.1. Joseph Mallord William Turner, “The Scarlet Sunset”, circa 1830-40, watercolour and gouache on paper, 134 × 189 mm, Tate, Londres

 

Fig.2. J.W.M Turner, “Calais Sands at Low Water: Poissards Collecting Bait” [Sables de Calais à l’étiage : Les poissards ramassent les appâts], 1830, oil on canvas, 68.5 x 105.5 cm, Bury Art Museum, Manchester
Vous aurez noté, lecteur, la double manière (De re/De dicto) de peindre propre à Turner : On “reconnaît” (arrière-plan) au loin un pont, des bâtiments, notamment religieux. Au second plan, on “reconnaît” charrette et cheval (avec une très étonnante économie de moyen). Maintenant, les deux points particuliers sur lesquels je voudrais attirer votre attention, c’est la facture du ciel et du soleil. Le soleil est peint d’une bien étrange manière, lui d’habitude bien “rond” quand il n’est pas voilé, ce qui ne semble pas être le cas ici. Mais que dire de son reflet ? On dirait un serpent ondulant, à la tête coupée (quelle imagination !). Bref, il est assez improbable que l’eau puisse produire un tel serpentin bien jaune sur une “eau” aussi contrastée ; on en conviendra. Enfin, qui a déjà vu pareil phénomène ? Quant au ciel, ma foi, c’est un polychrome, dans lequel on trouve du vert, du bleu, du jaune varié (si cher à Turner), du rouge (en des valeurs diverses) ; bref, on se pose des questions ; questions qui peuvent trouver une réponse via la distinction De re. Dans son ciel, son soleil et son reflet, Turner n’a que faire de la mimesis, il fait “parler” la peinture seule, et pas le paysage en tant que chromo mille fois déjà vu dans des centaines et des centaines de tableaux du temps déjà de Turner, bien évidemment. Venons-en au second tableau. Dans le même espace pictural, nous avons deux traitements inouïs ; des formes humaines, que l’on identifie surtout grâce aux deux premières en premier plan, l’une courbée en avant, l’autre en arrière, le blanc restant, dispersé, donnant l’idée de jupes blanches idem, à l’infini. Mais les vrais dramatis personæ, on n’en sera guère étonné quand on fréquente les images de notre cher Joseph, ce sont les Éléments : terre, ciel, soleil, Lumière. Marée basse, les “poissarts” cherche des appâts, et les choses se reflètent dans l’eau affleurante, le Fort Rouge (à gauche du soleil), les rayons solaires, une masse sombre (à sa droite) qu’on dirait une montagne mais il n’y a pas de montagne à cet endroit, alors pourquoi cette étrange masse ? Et regardez comme le couchant en son plein chromatisme forme comme un cône inversé qui, se prolongeant au sol, ferait penser à celui de Minkowski — c’est évidemment une extrapolation uchronique, mais on peut y penser, au XXIe siècle, si on a un peu d’imagination… N’empêche que, Minkowski ou pas, ce cône inversé me questionne. On pourrait penser aussi au Rimbaud qui voit un salon au fond d’un lac… (Saison en enfer, Alchimie du verbe). Et si Turner “voyait” une montagne à l’horizon ? Sinon comment expliquer ces masses ? Nuageuses ? Alors il y aurait plusieurs “natures” de nuages dans le même plan, le même espace… Comparer celui surmontant et celui surmonté que l’on pourrait prendre pour une montagne… Cela existe-t-il ? Cela a-t-il existé ?

Disons-le, ce paysage à l’horizon ne fait guère de sens quand on réfléchit. Mais réfléchissons-nous comme Turner ? Ce serait bien présomptueux. Diderot n’hésitait pas prendre la main sur le peintre, et dire ce qu’il aurait fait, et comment. Mais je n’ai pas cette outrecuidance — le zèle de la passion pour la chose peinte —, car je pense bien que la plupart des peintres savent bien ce qu’ils font. Toutefois, regardez cette bande d’horizon :

Reprenons. À gauche, le Fort Rouge (détruit en 1864, pour récupérer le bois et le fer). Ensuite : le soleil, puis… la “montagne”… ? That doesn’t make any sense. Je pense que Turner sait très bien ce qu’il fait, là n’est pas la question, la question étant : Comment le comprendre ? Et qu’est-ce qui, par exemple, produit ce couchant en forme de cône ? Jamais vu un truc pareil… Mais la mimesis banale, ce n’est pas intéressant, on le sait depuis Aristote, il faut quelque chose en plus. Proust (Contre Sainte Beuve) écrit que la vraie littérature est écrite comme dans une langue étrangère, que l’on découvre, que l’on apprend à découvrir — il aura aussi lu son Aristote : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux. Quand je lis le berger de L’Ensorcelée, je vois un homme à la Mantegna, et de la couleur de la T… de Botticelli. Ce n’est peut-être pas du tout ce qu’a vu Barbey. Mais il y a dans sa description un ensemble de rapports qui, étant donné le point de départ faux de mon contresens, lui donnent la même progression de beauté.»

Explication ?: Proust a traduit la La Bible d’Amiens (en 1904) de Ruskin, et il cite un autre ouvrage dudit, Eagle Nest, dans lequel Ruskin cite parle et cite ainsi Turner :« Turner, dans la première période de sa vie, était quelquefois de bonne humeur et montrait aux gens ce qu’il faisait. Il était un jour à dessiner le port de Plymouth et quelques vaisseaux, à un mille ou deux de distance, vus à contre-jour. Ayant montré ce dessin à un officier de marine, celui-ci observa avec surprise et objecta avec une très compréhensible indignation que les vaisseaux de ligne n’avaient pas de sabords. « Non, dit Turner, certainement non. Si vous montez sur le mont Edgecumbe et si vous regardez les vaisseaux à contre-jour, sur le soleil couchant, vous verrez que vous ne pouvez apercevoir les sabords. — Bien, dit l’officier, toujours indigné, mais vous savez qu’il y a là des sabords ? — Oui, dit Turner, je le sais de reste, mais mon affaire est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais. » Si l’on prend Turner au pied de la lettre, on peut dire qu’il ne peint que ce qu’il voit. Mais on gagera que c’est une simple réponse empreinte de bon sens que fait là Turner à l’officier, car il est bien possible que, de loin, Turner ne puisse voir les sabords. Soit. Mais alors, s’il ne peint que ce qu’il voit, comment expliquer ce nuage en forme de montagne ? Ce couchant très circonscrit, comme dans un entonnoir ? A-t-il “vraiment” vu cela ? On pourrait dire qu’il y a des réponses de circonstances, et des réponses plastiques, et que celles-ci ne recouvrent pas nécessairement celles-là. Et on peut supposer que l’officier ne comprenait rien à la peinture de Turner, ce qui n’en faisait pas un cas spécifique ni très original. Tout à coup, je me demande si cette “montagne” ne serait pas l’épaisse fumée d’un steamer, passant au large du Fort Rouge, ce qui expliquerait cette forme insistante, moins éthérée, en bas à droite du soleil. Voyez ? Oui, c’est très aléatoire, d’autant plus que la masse noire reprend “à gauche” du soleil… Bizarre.

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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