Julie Navarro, je le dis dans l’entretien, a quelque chose de la divinité Protée qui, dans l’Odyssée, est connu pour être insaisissable, car il se métamorphose dès qu’on le touche. Cela ne veut pas dire que Navarro est une déesse (quoique, elle a quelque chose de hiératique qui ne déparerait pas chez les Étrusques, voir leur fameux sourire, sincère et joyeux), cela veut dire que ce qu’elle touche se transforme, se métamorphose en quelque chose d’autre. Vous me direz : « oui, qu’une artiste prenne un matériau pour le destiner à une œuvre artistique, ce n’est pas révolutionnaire ». Et je répondrai : « certes non ». Alors, quoi de protéen chez Navarro ? Il me semble que, chez Navarro, il y a quelque chose qui ressortit à une certaine forme de naturalité artistique. Par exemple, elle prend de l’eau de pluie pour dessiner. N’importe qui aurait ouvert le robinet, non ? Pas Navarro. Et ce, d’autant plus que la question de l’eau pour laquelle elle est requise vient du sol, des rivières, des étangs (voir l’entretien), tandis que, conformément au principe de Protée, elle prend l’eau du ciel ! C’est ça Navarro-protéique : « parlez-moi du sol, je vous réponds ciel ! » Parlez-lui « ceps de vigne », elle vous répond « lettres », et comme ça à l’infini de son Imaginaire Déclinatif à Esprit-de-l’Escalier (IDEE). Mais attention, cela ne veut pas dire que Navarro est dans la lune, toujours en train de bifurquer. Non non ! Il y a deux modalités, pour le dire vite, dans la procédure-Navarro : une, c’est celle dont je viens de parler, enfin, de traiter ; l’autre, c’est son esprit synthétique. Navarro repère des éléments, dans le grand disparate du vivant et de l’inorganique — c’est pendant ce moment que certains lui font des clins d’yeux. Et puis, second moment, Navarro assemble, réunit de manière très serrée (focus) les éléments et les choses, et c’est durant ce second mouvement donc, qu’elle crée quelque chose qui, tout à coup, en vient à avoir un rapport avec l’art ; bref, qui devient artistique. Quand on parle avec Julie Navarro, on se rend très vite compte qu’il y a ces deux modalités en elle, vivantes, actives, et interconnectées ; une enfance de l’art dans une intellectuelle ! C’est assez saisissant. Et c’est comme cela qu’elle crée, au mitan de ce chiasme qui la compose. Alors, bien sûr, certains diront que son œuvre est poétique. Mais, pour un ancien poète tel que votre serviteur, la poésie, c’est un genre littéraire. Point ! Et dire qu’une démarche artistique est poétique, c’est manquer de vocabulaire, et c’est assommant, puisque, si l’on compte bien, il y a un certain nombre d’œuvres qui sont poétiques, et tout cela en peinture, au cinéma, en chanson, etc., et bien souvent, voire à tout coup, ceux qui emploient cette expression n’ont aucune idée de ce qu’est la poésie ! Tandis que, justement, Navarro, la poésie, elle s’y connaît, il faut pas lui faire ; elle peut citer le Paradis de Dante, et mentionner Michaux et son bestiaire. Qualifier un travail artistique de « poétique », c’est vraiment la flemme. Mais, allez !, je vais vous tendre une perche : vous pouvez dire, parfois, et avec prudence, « métaphorique », mais bon, c’est délicat. Pour ma part, je préfère hésiter, chercher, qualifier à risques, plutôt que de dire, comme un entarté à la crème : « c’est poétique !» Et c’est bien pourquoi je n’écrirai pas que l’œuvre navarrien est poétique. Il faut trouver les mots, ou bien, si on ne les trouve pas, le dire ; il n’y a pas de honte. Ça m’est déjà arrivé, et je l’ai dit. Mais revenons !
Le chiasme productif, chez Navarro, elle nous le dit, c’est la différence flou/net, quelque chose qui sert, dirons-nous, d’aliment de base. Mais il y en a d’autres. Ce que j’aime bien, voire davantage, chez Navarro, c’est qu’elle est capable d’inventer des mondes. Dans mon article sur le maître Christian Fossier (ici), j’ai écrit que, classiquement, l’artiste est celui qui propose (au moins) un “monde”. Qu’est-ce qu’un monde ? Un monde (artistique), c’est un environnement propre, unique, qui n’est pas fermé sur le travail personnel de l’artiste, mais ouvert. Certains artistes parviennent à créer des pseudo-mondes, mais ce sont des mondes-fermés, clos. Certains, avec très peu de choses, font respirer l’un des éléments qui composent le monde-artistique. Exemple
Tenez ! cette petite peinture. À première vue, on dira : « une peinture. Et puis ?» Oui, on voit bien le geste, mais, notez ces interruptions, comme autant de nœuds et entre-nœuds ; et puis cette rougeur, qui apparaît au moment où cette entité semble se pénétrer elle-même, et qui se propage. Et, en bas, comme une fission libérant bientôt de la lumière ! Et, à cet instant, notre compréhension est altérée ; nous ne savons plus vraiment de quoi il s’agit. Voyez-vous ce que je veux dire ? Je recommence : Navarro peint. Mais cela ne cesse pas là. Pourquoi ? Je viens de le dire. Nous passons à autre chose. À autre chose en même temps : peinture & organicité. Eh bien !, c’est ça aussi l’art ! “Peinture/organicité”, encore un indice du chiasme chez Navarro. Et c’est aussi ce que l’on peut appeler l’élégance navarienne ajouté au principe d’économie, car, le lecteur l’a remarqué, la peinture ci-dessus ne déborde pas de matière, et, cependant, il y a ici de la présence. Et c’est ici que l’on vérifie le talent, la finesse, d’une artiste. Certains artistes recouvrent, remplissent ; comme s’ils avaient peur du vide, ne laissant aucun espace. Navarro fait partie de ces artistes qui ne craignent pas de laisser du vide autour du travail. Ce vide, par définition, met en danger. Mais Navarro passe l’épreuve. Ça tient. Passons à une autre série
Le titre est… cosmique. Mais Navarro est très impliquée dans le cosmique, qu’elle détecte tout autant au niveau microscopique, tandis qu’une supernova, comme on sait, c’est une étoile qui implose, libérant une quantité phénoménale de lumière. Pas vraiment microscopique comme phénomène. Quoique, à l’échelle de l’Espace, une étoile, ça compte pour ‘peanuts’… Donc, que se passe-t-il dans l’espace-temps du papier chez Navarro ?
Il se passe des choses… contrariées, colorées, superposées, contrastées, lumineuse, ombrées… Toujours le chiasme ; l’opposition. Mais l’opposition se retrouve dans le papier même. Regardez ces vaguelettes, craquelures, froissements. Tout cela est bien voulu par l’artiste. Ce sont peut-être des accidents, mais alors ils sont devenus intentionnels. Car il est bien évident que si notre artiste n’avait pas voulu ces vaguelettes, ces ondes, elle aurait pris un autre support. Donc, voyez, sur le détail ci-dessus. Regardez comment on se rend compte des temporalités qui s’expriment dans l’espace de la feuille : espace-temps froissé de celle-ci, temporalité différée entre la créature ouverte et les deux roses cosmiques implosant. Maintenant, voyez ci-dessus ces gouttes. Vont-elles rejoindre l’organisme ouvert, ou bien sont-elles éloignées dans l’espace d’une manière incommensurable ? Ou bien, n’est-ce pas qu’à l’intersection de ces “comme” deux jambes ne verrait-on pas là quelque chose de sexuel ?
Navarro est capable de produire des œuvres monumentales, et/ou collectives, mais, pour l’instant, j’aimerais encore m’attarder sur ces productions plus intimes. Ci-dessus, ce qu’elle appelle des “Inaperçus”. Si Navarro est poétesse, c’est dans ses titres. Car, en effet, qui y a-t-il d’inaperçu dans cette image ? Rien ; puisque nous ne sommes pas dans une obfuscation. Mais, en réfléchissant, on se dit que le titre n’est peut-être pas 100% poétique. Pourquoi ? Tout bon artiste sait placer ses objets. Ici, Navarro place deux ou trois éléments bleus. Mais, d’une certaine manière, c’est un bleu comme hésitant, à peine affirmé, là où, encore, un autre artiste aurait bien mis son bleu, tout uniment. Ici, non. « Et alors ?», vous dites-vous. Eh bien!, et alors, les artistes ne sont pas toujours là que pour affirmer, à grand coup de matière, l’existence des choses fictives que sont les œuvres d’art — ils s’agit bien d’artefacts, produits par main humaine, il n’y a pas d’art au naturel, et, en sus, l’artiste a toujours, au moins à bas bruit, une théorie fictionnelle pour la quantification d’existence qu’il injecte dans son travail. Rien que de normal. Les artistes sont aussi actifs dans la mi-présence, le demi, la moitié d’un geste, d’une réalisation ; tel l’espace silencieux entre les notes dans des pièces pour piano de John Cage. Ainsi, ici, inaperçu veut peut-être signifier le non-fini, l’esquisse, nonobstant la couleur ! C’est très fin, et seule une artiste-femme, à mon avis, peut produire — aussi — ce type d’art (je vais y revenir quand j’aurais davantage de munitions). C’est très gracieux, et, néanmoins, on se demande aussi comment c’est fait ? (Mais cette question, voir l’entretien, restera suspendue), parce que la manière dont la matière s’éclaire elle-même nous questionne. Et il en restera ainsi (ce qui est bien, finalement).
J’aime beaucoup ce tableau. je ne sais pas pourquoi. C’est comme ça. Il y a une certaine hésitation (là encore, le chiasme), entre affirmation de l’objet non-identifiable, et l’identifiable, de fait, puisque les OVNI existent, même s’ils n’existent pas. C’est comme les licornes et le plomb changé en or, ce sont des fictions auxquelles nous finissons par croire, par accepter en tant que possibilité. Mais, bien entendu, le chiasme ne cesse pas là, il se prolonge dans l’indécision de la forme elle-même de l’objet volant ; à peine délimité aux extrémités, mais pour quelle raison ? Là encore, le chiasme se révèle entre affirmation du lieu (ici-bas), avec ses constructions utilitaires et sa nature au crépuscule comparativement à l’objet suspendu dans l’air, qui semble se dissoudre dans le même air. Mais qu’en sait-on ?
Ci-dessus une œuvre monumentale, très étonnante et gracieuse, inspirée de la coiffe alsacienne traditionnelle, et, évidemment, titrée “Papillon”. On retrouve encore le chiasme, avec la présence solide du matériau (polycarbonate) et la disposition du reflet dans l’eau ; autrement dit, ici, Navarro s’amuse avec l’idée en acte d’une symétrie conditionnelle et fictive, elle aussi, puisque virtuelle. Là encore, on retrouve un jeu sur les oppositions (qui y a t-il de plus léger que la lumière ?) et la solidité permanente d’une sculpture, qui va connaître tout de même des altérations.
Une grande part de l’activité artistique de Julie Navarro est indissociable de son engagement relationnel, qu’elle entretient dans ses bals qu’elle crée, ou bien dans les résidences qu’elle a effectuée au sein d’EHPAD ou encore, par exemple, avec des patients Alzheimer. Les lianes dont elle parle dans l’entretien sont impliquées dans les scénographies qu’elle propose aux personnes qui se trouvent être présentes autour d’elle, ou bien aussi qu’elle va convoquer, pour produire quelque chose de différent, de supplémental, telle que l’association des ballerines et des jardiniers. Ainsi, dans ces situations “sociales”, Julie Navarro implique toujours son public dans le processus de création ; elle promeut, certes de manière éphémère mais tangible, la créativité qui gît, quelque part, au fond de nous. Mais je ne peux que signaler cette activité et ne saurais en écrire davantage, car, pour ce faire, il me faudrait visionner des heures de vidéo, par exemple, ou avoir assisté à certains de ces événements. Ni l’une ni l’autre de ces options n’étant disponible, il m’est donc impossible d’investiguer ce sujet.
Note/ à-propos de poésie, échangeant avec Julie Navarro, voici ce qu’elle me répond via courriel : « poétique cela peut vite apparaitre comme mièvre et dégoulinant de bons sentiments /// moi je donne la parole aux objets, aux matières, à la relation /// c’est quand même de la poésie (objectivement) /// mais je suis plutôt dans la recherche d’une immensité / dialogue au monde /// qui dépasse toute frontière et représentation c’est vraiment ce qui m’intéresse /// je n’aime pas être passive devant l’objet fini, le désir fini » . Elle ajoute qu’en ce moment, son travail se «radicalise », que la pensée de Jean-Michel le Lannou, dont elle lit en ce moment le livre Voir infiniment Malevitch – Klein – Soulages, « l’accompagne » ; au point, dit-elle, d’être « sous influence ». Nonobstant la parole même de l’artiste, je persiste, et affirme de nouveau qu’il ne s’agit pas ici de poésie, mais d’art. Il est évident que l’assertion selon laquelle Navarro donne la parole aux objets, à la matière, à la relation, peut paraître comme poétique. Mais c’est bien alors son langage qui est poétique, pas sa création matérielle. Car, encore une fois, il ne s’agit ici que des procédures propres à l’art, qui consiste à transformer la matière en événement pictural artistique (parce que pour trouver de la poésie dans la musique de Bach ou de Cage, bon courage !). Ainsi donc, et parce que la confusion est compréhensible, il faudrait mieux parler de poïétique. D’après une définition standard, la poïétique, du grec ancien ποίησις, « oeuvre, création, fabrication », a pour objet l’étude des potentialités inscrites dans une situation donnée qui débouche sur une création nouvelle. Voilà ! À ce moment, nous quittons le domaine de la poésie, et nous nous dirigeons vers l’organique, la biologie même, où l’on parle d’autopoïèse, créations de formes qui s’activent en permanence en interaction avec l’environnement. Nulle doute qu’une telle mise au point et en perspective saura dresser au moins une oreille de notre artiste !
Léon Mychkine