L’art zombie est un ectoplasme performatif. En tant qu’ectoplasme artistique, il est polymorphe, c’est son grand intérêt, qui lui assure une belle palette de rôles. Et c’est donc un moyen puissant, une véritable media-res, pour briller dans la lumière. Prenez le cas de la jeune peintresse danoise Eva Helene Pade. En 2018, elle peint des autoportraits, qui sont absolument dénués d’intérêt, comme on pourra s’en rendre compte via cet hyperlien. À cette époque, on ne peut pas encore parler d’art zombie, parce qu’il n’y a rien en terme de background, de “mythologie” culturelle. Pour passer à l’art zombie, il faut convoquer les “Ancestrales Figures Réanimées” (les AFR). Dans les autoportraits de 2018, on ne décèle pas les AFR, c’est juste une peintresse du dimanche, qui expose au Danemark. Par on ne sait quelle opération du saint esprit scandinave Pade, à partir semble-t-il des années 2024, à commencé d’apprendre la cuisine zombie, c’est-à-dire à mélanger les styles, les ingrédients disponibles. Et quand c’est bien, ça décolle, et on en redemande, chez les amateurs (et professionnels) zombesques puisque, face à la démultiplication des incultes (le Royaume du Creux leur est ouvert), l’art zombie est très porteur ! Cependant la cuisine, c’est bien, mais il faut y adjoindre un discours, voire, un métadiscours qui, bien entendu, va fonder, bétonner et charpenter le tout. Et le discours doit y aller fort ! Il ne faut pas lésiner sur les qualificatifs. Et c’est le magazine Forbes qui décrit ainsi « Eva Helene Pade, artiste prodige danoise ». Certainement qu’en 2018, il eut été impossible de qualifier ainsi la jeune Pade. Mais cette époque est révolue (d’ailleurs, sur sa page Instagram, on ne trouve rien avant 2022…). Révolue car, à 28 ans, Pade est déjà chez Ropac ! Dans son exposition récente, Forårsofret (“Sacrifice du printemps), on apprend qu’il s’agit de rendre hommage au « ballet de Stravinsky ». Pardon, mais il semble pourtant que Stravinsky est le compositeur du ballet, qui lui fut créé par Vaslav Nijinsky, puis par Serge de Diaghilev et ses Ballets Russes, en création mondiale, le 29 mai 1913, à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées.
L’art zombie, c’est tout un équilibre, un dosage (de la cuisine, vous dis-je). De fait, si l’on tire trop sur la corde, on risque de rompre le lien avec le contemporain, qu’il s’agit de ne pas effacer sous les références des AFR. Aussi Pade ajoute très vite, quand elle parle du “ballet de Stravinsky”, qu’elle a vu l’adaptation de Pina Bausch, qui l’a énormément inspirée pour ses tableaux. Alors-là, le wagon est raccroché au plus contemporain et, mind you, le plus honorablement validé (qui irait vilainement critiquer une chorégraphie de Pina Bausch ?). Elle est aussi très concernée par la féminité et la question du corps des femmes. N’est-ce pas incroyablement original ? Mais les allusions au contemporain sont une chose, l’implantation dans le paysage, au sens botanique, doit prendre, comme on le dit d’une greffe, ou bien encore d’une sauce, ou du plâtre frais. Il s’agira donc d’intégrer dans le CV iconique des peintures des noms prestigieux (répertoriés dans les AFR). C’est pourquoi, et d’abord chez Ropac (à tout seigneur tout honneur), on lit que la peinture de Pade évoque « Edvard Munch, James Ensor et Otto Dix », mais qu’en sus, elle sait susciter des « récits oniriques », et, bien sûr, cela va de soi, « un sens du mythologique ». On voit à quel point tout cela va très loin : voici la jeune Pade en bouture d’Yggdrasil ! La mythologie, c’est l’assise, c’est du granite. Ça ne bouge pas, on peut compter sur elle. Enfin la communication n’oubliera pas non plus de relancer la bande-son de l’actualité, avec, s’il vous plaît, une présentation de la peinture de Pade « comme un lieu d’autonomie et de pouvoir d’agir [“empowered agency”] le corps féminin. » L’“empowerment” (« empouvoirement », comme disent les barbares), c’est ultra-tendance !
Mais comment ne pas se trouver étourdi avec ces références, tant mythologiques qu’ultra-contemporaines ? Mais c’est justement cela le génie, le “prodige” des artistes, et qui plus est jeunes !, soit cette capacité à tout synthétiser dans une danse écervelée, pardon !, échevelée. Nous avons cité la com’ ropacienne, mais d’autres instances ne sont pas en reste : Chez Artsy, on parle des influences : « Klimt, Manet, Pietà Renaissante ». Chez Arken : « Gustav Klimt, Edvard Munch, James Ensor, l’esthétique sombre de Scandinavie ». Forbes (encore) écrit qu’avec Pade et Marguerite Humeau (à son sujet ici), nous avons là « des femmes qui poussent les frontières de l’art ». Mazette ! Ce n’est pas rien. On se demande bien dans quelle direction Pade pousserait ces frontières, mais peut-être sommes-nous hermétiques aux prodiges. Enfin, et encore du côté du name dropping, nous avons, chez A Rabbit’s Foot : « Toulouse-Lautrec, et Edgar Degas ». Newexhibition : « Diego Rivera ». ArtNews : « Gustav Klimt, Gustave Moreau ». À regarder les œuvres, on pourrait bien encore balancer des noms, mais cela suffira pour aujourd’hui.
Résumons maintenant la collecte patronymique : Stravinsky, Pina Bausch, Edvard Munch, James Ensor, Otto Dix, Klimt, Manet, Pietà renaissante, Toulouse-Lautrec, Edgar Degas, Diego Rivera, Gustave Moreau. Bref, que du neuf ! Cependant, les communicants manquent un peu d’audace concernant les AFR plus récents, ou des références moins attendues mais tout autant pertinentes (mais ça ferait + mal ?). Ainsi on pourrait évoquer de larges emprunts (dans le genre vaporeux) à partir de Chu Teh-Chun ; ailleurs, avec d’autres épices de Crawfurd Adamson, ou encore des douceurs prises chez Judith Mason, et nous pourrions continuer la recherche des équivalences pendant un certain temps, mais cela, estimons-nous, suffira.
Pade n’est pas encore très connue en France, mais cela ne saurait tarder. Elle est jeune, dotée d’un beau CV, elle est très photogénique, « belle », diraient d’aucuns, avec sa chevelure blonde déferlante, un petit air rebelle, ou buté, et elle fait du non-art (voir Sherrie Levine ou Allan Kaprow pour les théories), qui peut plaire à tout le monde, citant en veux-tu en voilà, mais sans rien proposer de bien dérangeant ni d’énigmatique ; autrement dit, Pade a toutes les cartes en main pour une brillante carrière de “prodige qui (re)pousse les frontières de l’art” zombie.

Un exemple de Formalisme Zombi. Avec Rita Ackermann (Via Riopelle et Bing)
Série Traduction Critique /// Walter Robinson : Qu’est-ce que le “formalisme zombi” ?
