Un grand sujet dans l’Histoire de l’Art ; le mort, le gisant, le défunt. Nous ne sommes plus du tout habitués à les voir représentés dans la peinture contemporaine, mais on peut penser à quelques photographes, et notamment les terribles et très violentes images de Jeffrey Silverthorne. En peinture, je ne vois pas grand-chose, à part Susanne Hay. On peut aussi penser à ceux d’Édouard Trémeau (2006-2007), mais ils me semblent moins émouvants que ceux de Hay. Bien sûr, l’Ur-model en cette matière serait Le Christ mort au tombeau (1521-22) de Hans Holbein le Jeune.
Cette façon de peindre, dans le détail, que l’on pourrait qualifier de traditionnelle (par exemple depuis la main de “Mallarmé” de Manet, 1876) sauf que, il y a tout de même ici quelque chose de différent, dans l’épaisseur de la touche, l’éclairage, pour ainsi dire : la photographie ; la violente crudité, cette manière de décoller du réel en rappelant à la peinture, double mouvement d’inscription et de rappel : c’est un cadavre, mais il est peint. Il y a cet expression effet de réel, dont on ne sait plus très bien ce qu’elle signifie. Il me semble que certains tableaux mimétiques (qui montrent le réel, la réalité) en sont dépourvus, on ne voit que de la peinture. Chez Hay, on a affaire aux deux, voir le réel et voir la peinture, ce que j’appelle le double mouvement, et que seule la bonne peinture produit. Je ne sais pas comment on fait cela, bien entendu, mais je peux signaler que ça existe.
Ce petit ventre tout vide, comprimé, délesté de l’élan vital (vieille légende) et voyez ce bras, déliné plusieurs fois, comme anticipant la renonciation à la viscosité, et la liquéfaction des chairs, car une vieille peau n’est pas aussi lissée, mais plutôt écaillée ; cependant, contrepesant ce corps bien sec, cassant, cassé (plus de ressort). D’ailleurs, pourquoi lisse-t-elle tant la peau, Hay ? Ce doit être dû — décidément —, à la douceur dont elle part la mort en effigie (du lat. class.effigies, ei : représentation, image, statue, portrait).
De la douceur donc, mais aussi du sans fard, voire du “gore”, comme on dit en bon franglais, ci-dessous :
C’est crade. Mais la mort c’est crade. Il n’y a pas de « belle mort ». Mais y a-t-il de beaux cadavres (on en parle ici)? Il devait falloir un certain cran pour rester là, dans l’IML, face aux cadavres, pour les peindre ; car elle y était, Susanne Hay, à l’Institut Médico-Légal, ayant réussi à obtenir l’autorisation d’y séjourner avec tout son matériel de peintre (ref ici). Combien de temps passé là, dans une ambiance qu’on n’imagine guère ? Il doit y faire froid, il doit y avoir des odeurs, entre autres.
Deux femmes. Dans une espèce d’apesanteur fictive, parce que nous “voyons” bien qu’elles reposent sur des tables. Mais ce fond noir doit bien tendre à signifier quelque chose. Mais quoi ? Le néant ? Mais ce serait alors néant sur néant ? Et un néant causant ?
C’est quand même bizarre la mort, le mort (l’état de ce qui l’est). On voit un corps, mais il n’y a plus de vie, il est mort. C’est bizarre. C’est extrêmement banal que d’écrire ces dernières lignes, mais il n’en reste pas moins que tout cela est très bizarre.
Ce qui me rassure, avec les gisants de Hay, c’est que, nous avons beau être totalement surgavés d’images audiovisuelles et en papier glacé de macchabées en tout genre — nous pourrions avoir largement dépassé le stade du blasé —, ses tableaux sont dérangeants, beaux, intranquilles. Mais, me direz-vous : « l’art, c’est ça !» C’est encore le triomphe (sans exagérer) de l’illusionnisme : nous identifier à ce qui n’est qu’une image (en distanciel) ou à une peinture (en présentiel, pour les chanceux).
Ce corps mort, c’est peut-être le mien. Peut-être suis-je mort sans m’en être rendu compte. Qu’en sais-je ? Cela ne vous arrive-t-il jamais de vous demander si vous n’êtes pas, mort, en train de rêver que vous vivez cette expérience précisément ? N’est-ce pas qu’Héraclite a dû subir ce même genre d’expérience absolument métaphysique quand il disait : « Sont le même le vivant et le mort, et l’éveillé et l’endormi, le jeune et le vieux ; car ces états-ci, s’étant renversés, sont ceux-là, ceux-là, s’étant renversés à rebours, sont ceux-ci.» (Fragment 107, 88). N’y a-t-il pas là, en gésine, 23 siècles plus tard, l’immatérialisme de l’évêque et philosophe George Berkeley, qui écrivait que la réalité n’existe que dans le perçu : Esse est percipi aut percipere, Être, c’est être perçu ou percevoir. Berkeley, à qui Borges, je ne retrouve plus la source, tant elle est lointaine, fait dire que nous sommes morts et vivants plusieurs fois par jour (sûrement encore une fausse citation dont Jorge Luis se sera fait une spécialité). Mais ces considérations littéraires et philosophiques ne sont-elles un peu spécieuses, face à la vue de vrais cadavres ? Non, puisque nous regardons des images de tableaux. Et, plus je les regarde, ces images, et plus je m’en sens proche. Présence de la mort, certes réinterprétée à travers l’appareillage technologique sur lequel je réfléchis et écris, mais tout de même, c’est tangible, par hypostase, d’accord ? (tangible, du lat. tangere, toucher).
Noli me tangere
Refs : Susanne Hay. Peintures et Dessins, H. Theil, E. Landon, B. Gauduchon, Éditions d’Art Gourcuff Granedigo /// Héraclite, Fragments (trad. Marcel Conche), PUF, 1986 /// George Berkeley, Philosophical Works; Including the Works on Vision, M. Ayers (ed.). 1975, London: Dent.
PS. Je remercie Frédéric de Verville pour les images.
Léon Mychkine
mychkine@orange.fr
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