Comme quelques peintres et dessinatrices, Anya Belyat-Giunta, Eleonora Carrington, Lekio Ikemura, Youjin Yi, Cristine Guinamand, entre autres, Maël Nozahic plante à l’air libre son imaginaire et l’imaginal (monde des esprits, des créatures, et autres mystérieux colifichets). On aura remarqué que cette petite énumération n’est que féminine, et ce n’est pas un parti-pris, j’ai comme l’impression (déjà ancienne) que cette sorte d’univers, très divers, mais tout de même centré sur l’étrange implanté dans le réel et la réalité, est souvent le fait de femmes-artistes. Certains et certaines trouveront dépassée la notion de “genre” entre homme et femme, mais ils se trompent. Voilà qui est dit. Tout de suite, une image :
Voilà déjà une bien étrange image, et, en même temps, familière. Pourquoi ? Parce que l’on reconnaît le costume d’Harlequin, et, notez, c’est du côté d’Harlequin que nous nous trouvons rassurés. Pourtant, quand on tend l’oreille étymologique, l’origine du personnage n’est pas rassurante, elle est datée du XIIe, depuis la mesnie (i.e., maisonnée, famille) Hellequin, une troupe d’esprits fantastiques représentés comme condamnés à chevaucher jusqu’à la fin du monde. Quel beau programme quand on aime à monter ! Plus tard, au XVIe, Harlequin devient au théâtre un diable, puis un personnage comique. Quelle décadence ! Le personnage de Hellequin provient du patronyme d’un comte de Boulogne, héros d’une chanson de geste, devenu le nom d’un diable, soit un mauvais conseiller. Il n’est pas interdit de penser que Nozahic est au courant de cette filiation, mais pas nécessairement le spectateur. Et voici donc embrouilllée les notions d’« inquiétant » et « familier ». Après, on appréciera la redondance tautologique ; c’est une tête de cheval qui en monte un autre. Cette tête est un masque, certes, mais le cavalier ne voit rien ! Mais peut-être est-ce le sceptre masqué qui voit pour elle (ou pour lui. Je penche pour une cavalière).
Ce que j’apprécie, chez Nozahic, c’est qu’elle ne cherche pas nécessairement à “faire” peintre, elle préfère dresser une saynète. Attention, pas de malentendu ! Nozahic est peintre, mais elle ne s’appesantit pas sur la mimêsis et son ancillaire Touche Appliquée de Bon Ton” (par la suite TABT), toute deux obsolètes depuis longtemps. À titre de contre-exemple, on peut penser à certains peintres qui cherchent toujours à faire “mimétique”, accompagné de TABT le plus possible, tandis que nous savons la geste ringarde, voire précieuse et donc ridicule : la seule manière d’utiliser la mimêsis et la touche, c’est de les interroger ; et non pas de marcher dans les pas des “classiques”, comme le pratiquent les attardés — mais commerciaux — du pinceau tels que les OM, JL, ou encore TLL. Cette désespérante obstination à nous faire du “comme-si”, tandis que nous en étions sortis depuis Turner et, plus tard, Manet… ! Nozahic ne pratique pas le “comme-si”, elle est d’une autre époque, la nôtre. Regardez ce détail :
Le spectateur pressé (ce qui est l’ordinaire, et surtout sur l’Internet) ne verra pas là quelques problèmes dans la mimêsis et dans la touche. Mais où trouve-t-on une telle lumière, à la fois diurne et… crépusculaire ? (du matin ou du soir, n’est-ce pas Charles ?). Voyez ce rosé, qui tient à la fois d’un foie cirrhosé et d’une explosion d’Haribo. Les attardés commerciaux du pinceau ne se risquent pas dans ces parages, et, alors, de fait, ceci (notre sujet ici) est bien, j’y insiste, de notre époque. Et après l’entretien avec icelle, quand j’aurai pointé ce peut-être décalage assumé de l’intentionnalité du folklore dans une ère postmoderne qui l’avait chassé dès le début de la Modernité (j’entends la vraie Modernité, celle d’abord philosophique, inaugurée au XVIIe siècle), elle me pointait la persistance dans l’entier-Monde du folklore et autres coutumes et superstitions, tant religieuses que mystiques… De fait, et j’y reviens, au Stabilo mental : Nozahic réadapte un folklore dans notre époque surmoderne, ou postmoderne, c’est selon vos préférérences référentielles. Regardez donc ce ravissant bucolique, chargé, comme très souvent chez Nozahic, d’une généreuse palette de couleurs éclatantes autant psychédéliques que légendaires :
Je trouve toujours pénible quand le critique nous décrit ce que nous avons sous le nez, et j’évite au maximum de m’y plier, mais alors, sinon, lato sensu. Ainsi, nous voyons (oui) ce loup bleu (étonnant non ?) qui semble voir ce que nous ne voyons pas : les ondes. Durant l’entretien l’artiste m’apprenait que ces traits symbolisent tout le paquet d’ondes qui traverse le monde, la nature, et les corps. Il est clair que, de ce point de vue, nous sommes bien transpercés. Mais en dehors de cela, il faut bien remarquer que cette nature, y compris le loup, sont d’une étrange tenue. Il y a un côté merveilleux, et inquiétant, tout autant qu’irréel. Enfin, quand j’écris “nature”, tout cela est tout de même bien bizarre. Ça n’existe pas. Mais cela existe, puisque c’est matérialisé. Quel dilemme ! Après, comme toute fiction, il est possible d’y adhérer, d’y “croire”.
Pour le philosophe Kendon L. Walton (1990), la “fiction”, en tant qu’artefact humain « est interchangeable avec la “représentation”», et, ce que « les représentations ont en commun est un rôle de faire-croire [make-believe].» La question, en art, étant toujours de savoir jusqu’où le spectateur est prêt à se laisser mener-guider par le bout de son sonar fictionnel, autrement dit, nous sommes toujours prêts à suivre une fiction sans savoir où elle va nous mener, mais il arrive que l’on décroche, le sonar ne répère plus rien, l’espace fictionnel disparaît, la réalité fictionnelle n’est plus crédible. Une peinture ne déroge pas à ce statut d’appât pour le sonar, “lure for feeling” eut dit Whitehead — « appât pour le sentir ». Toute fiction est un appât. Ainsi, les mondes fantastiques, folklo-magiques de Nozahic nous permettent un accès au ludique tant qu’au macabre parfois, somme toute ; une sorte de carnaval moyenagêux-postmoderne. Il ne s’agit pas ici d’une formule complaisamment oxymorique ; on trouve dans les représentations nozahiciennes un mixte entre l’ancestral — le mage, l’intercesseur, l’étrange monde —, et la Nature postmoderne, fruit littéral des entrailles de la Modernité, qui aura accouché d’une nouvelle nature hubris en tout point, déchaînée, de plus en plus désaliénée de tout ordre tant du vivant que de l’inorganique, et c’est en cela aussi, et sans niaiserie écologique, que le travail de Nozahic réussit à transcrire un imaginal polysémique, sans pathos, dans la Nature dénaturée.
Rappel et suite : Chez Spinoza, « la nature naturante est Dieu, en tant que créateur et principe de toute action ; la nature naturée est l’ensemble des êtres et des lois qu’il a créés » (Lalande). La Nature dénaturée est donc bien celle dans laquelle les “lois” sont déviées, voire, totalement inversées.
Refs. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Puf, Paris //// Kendon L. Walton, Mimesis as Make-Believe : On the Foudations of the Representational Arts, Harvard University, 1990
Entretien avec Maël Nozahic, peintre
Léon Mychkine
écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France
Nouveau ! Léon Mychkine ouvre sa galerie virtuelle