Mélanie Berger et la question du dessin

« Et, quand on pose une ligne, comment faire pour qu’elle reste ouverte ?» (M. Berger)

 On aurait vite fait de considérer les œuvres de Mélanie Berger comme “abstraites”; comme si, finalement, et toujours (hélas!) on ne savait jamais rien faire d’autre que de départager entre “réalisme” et “abstraction”. Et dans les textes qui lui sont consacrés, on trouve, par exemple, cette phrase de Virginie Dewisme : « Ancrée dans l’abstraction, Mélanie Berger propose néanmoins des dessins comme autant de paysages perméables aux influences du climat.» Pour sa part, Grégory Fénoglio estime que « Mélanie Berger est entrée dans un état second de l’image abstraite son dessin est un espace d’abouchement de la réalité et de l’illusion, un écran qui “peint la naissance des choses, la venue à soi du visible” (Merleau-Ponty).» Mais, on le voit, rien qu’avec, et dans ces deux citations, on sent une sorte d’état d’incertitude (quasi quantique) pour savoir de quelle nature serait le dessin-peinturé de Mélanie Berger. Et, tout à coup, je me demande s’il existerait un seul dessin abstrait, au fait ? Et je me dis que « non ». Et vous remarquerez, et sauf contredit, qu’on parle de “Salons du dessin”, de “Drawing now” (en bon français et en plein Paris), jamais, à ma connaissance, de “Salon du dessin abstrait”, par exemple. Le fait que le seul terme suffise dit déjà quelque chose sur le statut du dessin. Mais, tout de suite, surgit une question vertigineuse : Quel serait le statut du dessin, tant sa déclinaison est galactique depuis le début du XXe ? Je ne répondrai pas à cette question. Je la pose, et j’y reviendrai, peut-être… Mais l’indécision relevée suggère déjà de sortir de la dichotomie. Cherchons un terme tiers… (Suspens)

Un traceur, ou une traceuse, c’est une personne qui trace, qui établit un tracé. Je crois que cela s’apparente déjà assez bien à ce que produit Berger ; des traces. Au cours de notre entretien (bientôt en ligne), je lui demande si elle validerait cette notion de trace. La réponse est oui. M’envoyant des images de sa résidence actuelle, à “l’être lieu” (Musée des Beaux-Arts, Arras), je me questionne déjà sur la première : S’agit-il d’un dessin ?

Mélanie Berger, Vue d’atelier, Courtesy de l’artiste

Voulant m’en assurer, je lui demande. Réponse : « Oui, je travaille en ce moment plus spécifiquement l’huile sur papier (comme sur l’image) et l’aquarelle. Sur le dessin à gauche, j’ai utilisé des pigments, il y en a très peu sur le dessin a droite, qui relève plutôt d’une composition de plusieurs papiers accrochés entre eux. Ce qui fait « dessin » pour moi c’est l’attention prêtée au papier, à ses réactions, à ce que je peux entreprendre comme dialogue avec. Le papier reste le vecteur et l’élément central de toute ma pratique.» Berger affectionne les superpositions, depuis 2014 (au moins), ce qui lui permet une approche d’un dessin quasi en écrans, verdamienne (pour aller plus loin, comme on dit, cliquer ici), écrans muets ou diaphanes, et maculés, ici, et là.

Mélanie Berger, Vue d’atelier, 2021 Courtesy de l’artiste

Le pli, la courbe, la cicatrice du pli (à droite), le par-dessus (en bas, le vert par dessus le jaune), l’effrangé. Les tons, les passages, les changements de régime, les intensités signifiantes… les artistes racontent des histoires ↓

J’ai envie d’écrire… C’est un paysage. Mais pas un paysage réaliste, un paysage d’artiste, comme on légende, dans les articles scientifiques : “vue d’artiste”, soit un endroit qui ressemble, ou pourrait ressembler à cela ; ou, dit autrement, un paysage possible dans un monde dont l’accès nous est présenté, libre, ensuite, à vous d’y pénétrer, ou pas. On dira, peut-être ; “c’est facile de créer un monde”. Réponse : Non. Il est facile d’apposer de la matière colorée sur une surface, mais bien difficile d’en faire émerger un dialogue (comme on dit), une ouverture. C’est le drame de beaucoup d’aspirants artistes : on croit, en toute bonne fois, proposer quelque chose à voir, à méditer, à contempler, quand, à dire vrai, on n’a fait que remplir un espace qui ne reflète que notre seul espace mental, quand il s’agissait d’ouvrir… Ainsi, et c’est toujours banal de le rappeler, mais si difficile à exécuter, il s’agit toujours de produire du tiers., i.e., un spectateur potentiel, et non pas désigné. Savez-vous qu’à un certain moment, on a écrit dessin tout autant que design ? On trouve cela chez ce bon Pernety. Maintenant que les mots ont été scindés, éloignés, on pourrait les rapprocher dans un parallèle, et se demander : Quel est le design du dessin ? Dans la mesure où Berger ne s’en tient pas à la planéité du support, mais qu’elle cherche à le situer, on peut dire qu’elle lui donne ou, plutôt, lui ajoute, d’autres dimensions, et qui, du coup, ont plus à voir avec le façonnage, une façon de prolonger le dessin, de le designer. Mais n’est-ce pas un juste retour des choses quand on rappelle que le mot anglais ‘design’ provient du vieux français « designer » ? (lat. designare, de la préposition de et du nom signum, « marque, signe, empreinte).  On remarquera, dans ces images ici, que Berger a davantage recours aux pigments qu’au crayon. Alors, tout à coup, une question terrible surgit : Peut-on encore parler de dessin ? J’en ai l’impression. Et, de toutes façons, dans l’entretien que j’ai eu avec l’artiste (bientôt en ligne), c’est confirmé, elle parle bien de « dessin ». Et l’on peut alors penser à cette expression que j’ai proposée en écrivant sur Delacroix (ici) : le dessin-peinture. Encore une manière, chez Berger, de déplacer le curseur dans un champ anonyme ; à ceux, maniaques de la taxonomie, de se débrouiller pour trouver des mots, des concepts. Mais puisque l’artiste vous a dit elle-même qu’il s’agit de dessins ! Oui. Certes. Mais tout de même. Ça pose question… Mais poursuivons.

Mélanie Berger, Vue d’atelier, Détail, 2021 Courtesy de l’artiste

Je le disais, les artistes narrent. Berger plie et déplie, créant du volume, des ombres, des empreintes, entre autres. Quelle partie a été en contact, quelle autre non ? Le dessin-peinture est rythmé par la volumétrie. Durant l’entretien, Mélanie Berger me confie : « Je pense que j’essaie déjà de faire exister le papier plus fortement. Après, tout ce travail est assez neuf, je n’aurais pas nécessairement encore tous les mots pour ça. Disons que le travail sur le pli, c’est aussi une manière de ramener la ligne, dans le dessin, et d’amener aussi des contraintes, dans la façon de poser la peinture. Ça va se glisser en dessous, ça va créer des réserves. Il y a tout un jeu entre mes gestes et ces barrières, ces frontières. Je joue avec. » Il y a un côté expérimental dans ce travail ; formuler des gestes graphiques et physiques (plier le papier) déplacent les frontières, et donc, fondamentalement, l’espace du dessin. Comme ci-dessus : le creux signale-t-il la fin d’un dessin et le commencement d’un autre, ou bien y a-t-il continuité ? Le creux lui-même, cette faille, dit-elle quelque chose dans son évasement positif-négatif (le pli et son ombre…) ? ou sa conation, soit l’impulsion déterminant un acte, un effort, pour remonter, poursuivre ?

Mélanie Berger, Vue d’atelier, 2021 Courtesy de l’artiste
Mélanie Berger, Vue d’atelier, 2021 Courtesy de l’artiste

Les bons artistes expérimentent, ne se contentent pas de jouer toujours la même petite musique (même si elle est très plaisante). Berger expérimente, disposant de telle et telle manière, comme on peut le voir sur les deux photos ci-dessus, mettant le papier en situation. Je rappelle que ce sont des vues d’atelier ; à terme, les éléments seront plus écartés, et il n’y aura plus de bâches…. Maintenant, on peut estimer ce vers quoi tend Berger, et je crois que c’est vers une certaine forme de des-information. Qu’est-ce à dire ? Durant son parcours, Berger aura saturé son support de traits de crayons, produisant une sorte d’expressivité ; et puis, peut-être à partir de 2018, on voit apparaître un chevauchement de style, avec une nouvelle forme plus relâchée, plus informe, ce que j’appelle une des-information, si l’indécision tout autant que la participation active des supports tourne le dos à une passivité du réceptacle. Berger laisse plus de champ, là où, avant, elle semblait le surinvestir. Comme elle le dit dans l’entretien, elle s’est « ouverte à d’autres facteurs : la température, la nature du papier, sa réactivité aux liquides […] ce dialogue avec l’histoire du papier et ses interactions m’intéresse…» Ici on trouvera autant d’indices participatifs, le premier étant, bien entendu, le mot « dialogue ». Je retrouve ici les caractéristiques de ce que j’ai déjà remarqué comme étant propre à un certain nombre de femmes-artistes (à suivre, probablement). Ainsi, on pourrait dire, que depuis au moins trois ans, Mélanie Berger cherche à -maîtriser, accueillant le tiers que représente l’ensemble des propres expériences des matériaux, car Tout est expérience, comme nous l’a démontré Whitehead ; tout, absolument tout, est actif, interactif, interagissant ; et c’est cette activité que Whitehead a appelé très justement « expérience ». Ainsi, il est évident qu’une artiste laissant s’exprimer les propres expériences des matériaux ouvre à de nouvelles possibilités qui, sans ce degré participatif laissé au tiers, ne saurait se potentialiser ni s’actualiser. On pourrait donc réexaminer une certaine différence d’approche entre les artistes qui ont l’obsession du contrôle, du “parfait” (voire, de l’usiné) et ceux ou celles qui laissent émerger des expressions qu’ils n’avaient pas anticipées ni pensées. Mais il n’y a pas que cela à “voir” dans les travaux de Berger. En regardant de nouveau les illustrations, j’ai le sentiment qu’on trouve là une certaine forme d’expression du temps incarné, mais justement pas un temps actuel, mais passé, comme si, en quelque sorte, les dessins produits par Berger étaient les témoins du propre passé de leurs expériences, avec l’artiste ; c’est bien cela, un témoin, et non pas un perroquet. De fait, je me dis que Berger produit du passé dans le présent ; ce qui vaut mieux que de produire du présent déjà passé.

PS. Des nouvelles de la résidence à Arras de Mélanie Berger, ici : https://journalderesidence.com/

 

Léon Mychkine