Il y a des peintres (je l’ai déjà écrit ailleurs sur ce site) qui tentent de faire oublier la peinture, entendez, qui font tout pour que l’on aille directement au sujet, comme chez Ingres par exemple. Et puis il y a des peintres qui “laissent” voir la peinture, comme chez Monet. Et puis il y a des peintres qui font les deux en même temps, permettant l’intervention perceptivo-mentale de ce que le philosophe de l’art Richard Wollheim appelle la ‘twofoldness’, que je traduis par “doubleté”, soit, disons, voir-en-tant-que (“seeing-as”), et voir-dans (“seeing-in”) [Le lecteur curieux trouvera d’autres références à ce sujet en cherchant sur Article.fr]. Agrinier pratique la doubleté mais, dirais-je, jusqu’à l’outrance ; outrance débordant souvent, allez savoir, sur un effet co(s)mique. Tout de suite, sans plus attendre, and without further ado, une image :
Je vous le dis tout de go: Il y a, chez Agrinier, une espèce d’équilibre entre comique et dramaturgie, mais comique et dramaturgie qui se dédouble formellement et tacitement à la fois — mais pas uniquement, et nous y reviendrons — dans la manière de dépicter (+ sur ce verbe ici) et en faisant — à la fois — apparaître et disparaître, dissoudre la peinture. Dissoudre ? Comment cela ? Exemple :
Où “passe” la jambe ? Elle se poursuit en palimpseste de sol :
Jambe transparente ? (Vous noterez que, quand bien même c’est inhabituellement peint, mais évidemment Agrinier n’est pas le premier, nous cherchons à connecter les points, “connect the dots”, afin, comme le disait dans le registre du langage, le grand philosophe Michael Dummett : ne pas interpréter la réalité comme une masse amorphe (“amorphous lump of reality”). Car c’est bien ce qui guette le regardeur face à un tableau contemporain (depuis Bacon, au moins, n’est-ce pas ?) : Comprendre l’histoire (Alberti), ce qui se passe, dans le tableau. Si le regardeur ne réussit pas, par paresse ou manque de temps ou d’envie, à connecter les points de la réalité proposée, ce qui était pourtant construit s’effondre, à l’insu de l’artiste mais qui en savait le risque — a contrario, les art-tristes qui vendent du papier-peint en guise de tableaux, n’encourent jamais ce risque, ayant le pinceau bien trop près du compte bancaire, et, par ailleurs, dénués de la moindre imagination ; mais c’est un autre sujet…).
Je vous la fait courte (j’abhorre cette expression favorite d’un ancien psy de ma cognoissance, i.e. « la cognoissance avoit beaucoup de difficulté en elle », obstructa difficultatibus cognitio, comme disait Cicéron, chaque fois qu’il allait voir son psychanalyste, Titus Lapsus. CQFD) : Trois joueurs de foot sont interrompus, hijackés par un hurluberlu qui, justement, en sus leur fait un pied-de-nez, accompagné d’un faon mais là fuyant — personnage récurrent chez Agrinier.
D’un certain côté, chez Agrinier, le tableau se fait et se défait, et presque, ne commence jamais, ou bien il semble s’annuler au moment où il se construit, ou bien où nous tentons de construire l’histoire déjà-“défaite” telle que livrée généralement par l’artiste. Il s’agit donc bien de lutter contre la menace de la réalité comme masse amorphe (“amorphous lump”), effondrement cosmique, naine noire. Ce que fait Agrinier en peinture serait très difficile, voire impossible, à transposer en littérature ; à savoir des phrases qui commencent et se détruisent tout autant. Peut-être cela existe-t-il, mais hélas (si jamais) je n’en suis pas au fait.
Il y a aussi une urgence, une tension, que l’on ressent dans la peinture. Un peintre, quand il peint, se trouve souvent dans cette tension, et Agrinier la retranscrit visuellement. On voit ça chez Pollock, et c’est rare. Attention !, je ne suis pas en train de subsumer Agrinier sous Pollock, c’est juste l’idée, rendue visible, de cette urgence à l’atelier qui, me semble-t-il, anime Agrinier (cependant qu’urgence ne veut pas dire “fais vite”). En même temps, petit clin d’œil, on peut lire la phrase “Consume less”, i.e., consommez moins ; tandis qu’inversement de l’énergie se consomme abondamment dans la scène…
J’apprécie beaucoup la manière dont Agrinier manage la scénographie, par exemple ce faon — qui servirait presque de repoussoir —, voyez comme il saute depuis un espace dans un autre, les deux tant résolument hétérogènes et, je tiens à le signaler, non-écotones (je fais aussi du mot « écotone » un adjectif). Donc, en fait, le faon saute dans un décor, et il va se prendre le museau dans le mur. Mais en est-on sûr ? Comment le savoir ? Qui vit à Seahaven ?
Il y a toujours une dramatisation, de l’action, dans les tableaux d’Agrinier, et toujours du mouvement, au besoin sur-souligné en traits de pure peinture, à l’huile, s’il vous plaît. Comme ici :
Vous me direz, ça tombe bien, il faut être rapide pour la peinture à l’huile ! Donc, que voyons-nous ? À première vue, il semble bien qu’il s’agisse d’une scène de panique causée par la venue inopinée d’un oiseau du type feu Twitter, maintenant X, comme chacun sait, ce qui est moins poétique. Ce petit oiseau qui pépie (“tweet”) provoque un effet que l’on (qu’Elon) essaie de saisir en regardant l’image. Agrinier a certes une facture, mais on peut lui reconnaître la constante prise de risque, celle de faire jouer au tableau plusieurs registres — imaginez sur un même clavier plusieurs octaves, quelque chose dans le genre, dont vous ne connaissez pas les critères de chance de jouer faux. C’est ce risque que prend Agrinier. Cela pourrait faire penser à l’antique peinture postmoderne, un Salle ou un Rosenquist, mais alors là nous serions renvoyés à des éléments hétérogènes, allotropiques, dans une même topologie, celle de l’espace de la toile. Ici, c’est différent, les actants sont solidaires du fond, et réciproquement. Non, ce qui vient vriller la compréhension, ce sont les registres du peint, comme par exemple là :
Voyez, comme une effraction, tout à coup, nous avons cette forme que je baptiserais « signalétique ». (Important : Le Registre peut contenir des “signalétiques”, mais pas uniquement). Une signalétique de quoi ? La signalétique, normativement, c’est ce qui permet de préciser, d’avertir. Or je veux prendre ici ce terme comme justement donnant sur un “événement vide”, vide de signifiant, mais pas vide en tant que signal. Vous suivez ? On pourrait dire : « ce détail n’est rien d’autre qu’un vêtement, une jupe ». Eh bien non, je ne le crois pas. Ce serait trop simple. Jadis, on a abondamment parlé, depuis Ferdinand de Saussure, de la différence entre signifiant et signifié. Rappel : Le signifié est le concept, c’est-à-dire la représentation mentale d’une chose. Le signifiant est l’image acoustique d’un mot. Eh bien, chez Agrinier, la signalétique est un signifiant sans image acoustique. C’est bien pourquoi je parle d’événement vide. Une signalétique normative montre une image, qui renvoie à quelque chose de réel — pochoir de vache, de locomotive, etc., or, chez Agrinier, la signalétique ne renvoie à rien, entendez, à rien d’autre qu’à elle-même, c’est un pur actant. Qu’est-ce qu’un actant ? C’est un signe syntaxique, mais qui ne signifie rien, en terme sémantique, comme, si vous voulez, le mot “gavagai” illustré par le philosophe W.O. Quine. J’explique.
Dans son livre Word and Object (1960), Quine aborde notamment ce qu’il appelle the “inscrutability or indeterminacy of reference”, c’est-à-dire « l’impénétrabilité ou indétermination de la référence. » Qu’est-ce à dire ? Quine donne un exemple. Il imagine un linguiste face au membre d’une ethnie, qu’il appelle un « natif ». Après être entré suffisamment en contact, il croit pouvoir s’avancer sur certaines propositions de traductions. Vu que le natif répond souvent par “Evet” et “Yok”, il en vient à conclure que le premier terme signifie « oui », et le second « non ». De la même manière, chaque fois que le natif à l’occasion, dans son champ de perception, de voir un lapin, il dit : ”Gavagai”. Le linguiste en vient à conclure que “gavagai” signifie « lapin ». Le problème, c’est qu’il n’en sera jamais sûr. Le mot “gavagai” désigne-t-il le lapin en son ensemble, une partie précise, ou un ensemble de parties ? Si on abonde, par commodité, dans le sens proposé, restera toujours une incertitude dans le processus d’interprétation et de traduction. Peut-être, finalement, que le mot “gavagai” n’a rien à voir avec la vision d’un lapin. Peut-être que le natif énonce ce mot pour conjurer la vision du lapin, signe de malheur, nécessitant alors l’invocation propitiatoire du “gavagai” (Quine n’envisage pas cette hypothèse, mais elle est tout à fait loisible). En bref, et pour finir, peut-être que le mot “gavagai” ne signifie rien du tout, tandis qu’il existe.
Conclusion. Même s’il ne signifie rien, le mot “gavagai”, on en trouve des instantiations (on pourrait en dire autant d’un bon nombre d’autres mots). Ainsi donc, tout ce détour philosophique pour expliciter la signalétique chez Agrinier. Mais on ne trouve pas que signalétiques non-sémantiques, on en trouve qui font sens, comme ici :
Nous lisons “Hum”, soit le titre du tableau. “Hum”: Interjection qui exprime généralement le doute, la réticence. Agrinier aime à produire des titres ou insérer des termes en contradiction avec ce qu’il donne à voir. Car il n’y a pas beaucoup de doute sur la scène, tout le monde semble effrayé par l’oiseau twitter. On se demande pourquoi, d’ailleurs.
Ce que l’on aime bien, aussi, chez Agrinié, c’est l’élision. Rappel :
L’élision a lieu lorsque, dans le corps d’un vers, la dernière syllabe d’un mot est terminée par un e muet, et que le mot qui suit commence par une voyelle ou par un h non aspiré (Banville, Pt Traité poés. fr., 1881, p. 21) : 1. … il [Malherbe] a eu raison d’ordonner l’élision de l’e muet final précédé d’une voyelle, comme dans les mots « vie, joie », qu’on pouvait faire avant lui de deux syllabes. (CNRTL)
Extrait de la définition (arborescente) sur ce site récemment “découvert”, site fou, si vous plus qu’aimez la langue française, ici. Comble de la honte ridicule pour nous, le site est basé à Chicago ! Bref. Donc, je postule que l’élision, en peinture, consiste à effacer ce qui devrait se voir, par exemple :
On ne comprend pas bien ce que vient faire ou comment surgit la femme-tronc, et où se greffe cette main-gant (il y a des mains et des mains-gants, chez Agrinier, c’est ainsi.) Et puis en dessous du tronc, un saut quantique, et un bras gauche à la main-poignet extravagante sort d’on ne sait où. Mais bon, il faudrait arrêter de s’étonner, comme si Hieronymus Van Aken ou encore Pieter Bruegel den Aauwe n’avaient jamais existé, et comme s’ils nous avaient laissé un mode d’emploi…
Dans ce gros plan, on trouve une partie de la quintessence de la forme agrinière. Légitimement, on peut trouver cela assez dingue, dans le bon sens du terme (Marjorie Taylor Green est dingue, mais pas dans le bon sens du terme). Il y a un registre du visage chez Agrinier. Il suffit de regarder. Voyez-vous ? Non ?
Il y a donc aussi, chez notre peintre, une propension assez affirmée pour le grotesque → Empr. à l’ital. grottesca, qui désigne une décoration murale très riche et fantaisiste née en Italie vers le milieu du xves., proprement « fresque de grotte », dér. de grotta (grotte*) parce qu’elle s’inspirait des décorations de la Domus Aurea de Néron qui fut découverte par des fouilles archéologiques à l’époque de la Renaissance italienne (CNRTL). Il est étonnant de vérifier comment naissent les mots. Celui de « grotesque », à vrai dire, n’a rien à voir avec quelque grotte que ce soit, car la Maison Dorée de Néron n’a pas été construite dans une grotte, c’est juste que ce gigantesque palais (ce complexe de 80 hectares et plus de 150 salles, statue de Néron de 35 mètres de haut) a été en partie détruit après son suicide, parce que les souvenirs laissés furent peu amènes, et on a donc reconstruit par dessus… Et à voir les images (ici), on n’a pas du tout l’impression que les peintures soient grotesques. Alors, que faire du mot ? Cellini aura écrit : « Ces grotesques ont reçu ce nom de la part des modernes, parce qu’ils ont été trouvés dans certaines grottes dans la terre à Rome par des érudits ». Vasari parle de « peinture licencieuse et ridicule ». Florimond Robertet, en 1532, propose le mot crotesque,« ornement capricieux ». (Ces citations proviennent du fabuleux site du CNRTL). Ira-t-on dire qu’un peintre peint des crotesques ? Ça fait trop penser à « crotte ». Pernety nous aide peut-être. À partir de l’adjectif « capricieux » chez Robertet, je cherche chez Pernety (Dictionnaire portatif de peinture) dans quel registre il emploierait le terme de « caprice », et en l’indexant je tombe sur le mot
Le visage incrusté ci-avant, et sur décret instantané, est donc baroque ; il est fait selon les règles du caprice. Mais que veut dire caprice ? je résiste à son appel, sinon je vais reprendre par l’esprit de l’escalier, mais cela suffira pour aujourd’hui. Baroque donc, où, comme dit Pernety, on trouve du singulier & de l’extraordinaire. Nous voilà mieux achalandés qu’avec crotesque. Là encore, dans le Registre, le visages sont toujours peinturlurés chez Agrinier, ou bien peinture-leurrés. Car que voit-on exactement ? D’où, peut-être, l’à-propos du “Hum”… Le jeu du peintre, qui s’amuse à saboter la dépiction, ou bien ou bien ? En tout cas, comme la signalétique, le peint-leurré s’inscrit dans un Régime ; ça fonctionne comme ça (comme dans d’autres Registres fonctionnent les visages de Bacon, Giacometti, ou encore d’Eric Fischl (ici), p.ex.)
Mais il n’y pas que le visage qui est peinturluré, donc baroque (on a compris que le terme n’est pas pris ici dans son sens habituellement péjoratif), les vêtements n’échappent pas au registre, comme dans ce détail, couplé d’une élision :
Mais aussi : mains-comics, bras élidé, T-shirts action painting. La peinture d’Agrinier est riche. Elle est polynarrative, elle questionne, mais elle est aussi drôle, alerte, énergique, e tutti quanti. Et ce sera tout pour cet article, lui aussi, jugera-t-on, assez riche.
PS. Je ne me suis pas livré ici à une théorisation qui serait liée à la “théorie sémantique de l’art” ; au contraire, j’ai essayé, et c’est un projet au long cours déjà entamé, de tirer justement hors-sémantique des concepts qui en sont pourtant éventuellement issus, mais afin de leur donner d’autres horizons d’attente, de les ouvrir justement sur le non-verbal, et davantage sur l’expression, certes à partir du concept. C’est une tache difficile, mais passionnante et, disons-le, nécessaire, car le vocabulaire en termes d’ekphrasis et autres esthétiqueries théorisantes accuse un grand retard, et pas qu’en France. Ainsi, on trouve, dans la littérature récente, de tels exemples :
Pour commencer, il peut être utile d’examiner les adjectifs que les esthéticiens eux-mêmes considèrent comme pertinents. Frank Sibley a dressé une sorte de liste de ce qu’il a appelé les « concepts esthétiques » (1959, 421), parmi lesquels on trouve les adjectifs suivants : unifié, équilibré, intégré, sans vie, serein, sombre, dynamique, puissant, vif, délicat, émouvant, banal, sentimental, tragique, gracieux, délicat, mignon, beau, séduisant, élégant, criard, dodu, et superbe. (McNally et Stojanovic, 2017).
Il n’est pas besoin d’être grand connaisseur pour remarquer que cette suite d’adjectifs, que l’on croirait tout droit sortie du XVIIIe siècle, est vraiment obsolète, encore bien davantage si, comme le faisait Sibley, on les prend pour des concepts.
Refs/Michael Dummett, Frege. Philosophy of Language, Harper & Row, Publishers, 1973 /// Willard Van Orman Quine, Word and Object, The MIT Press, 1960 (New edition 2013) /// Louise McNally and Isidora Stojanovic, “Aesthetic adjectives”, In Semantics of aesthetics judgments, (Ed.) James O. Young, Oxford UP, 2017 /// Sur l’“événement vide”, ici /// Sur “actant”, ici
Léon Mychkine
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