Piscines et Far West : Guillaume Mary à la progress gallery (+ entretien)

Grâce à mon amie S.K, j’ai eu récemment connaissance, à la Progress Gallery, Paris, de l’œuvre de Guillaume Mary. Voilà une peinture non bavarde, serait-ce à dire : taiseuse ? Non pas. L’exposition était titrée “Construire un saloon”. A priori, voici un titre bien, comment dire ?,  incongru, ou, à tout le moins, excitant pour l’imaginaire. La seule peinture qui évoque un saloon est celle-ci

Guillaume Mary, “Saloon (en forêt)”, 2018, huile sur toile, 183 x 200 cm, Courtesy progress gallery

En m’entretenant avec Mary, j’apprends que ce fameux saloon est un jouet avec lequel il s’amusait, enfant. Et je dois dire que c’est bien ce à quoi j’ai pensé quand j’ai vu cette sorte de maisonnette : à un jouet. Soit. Embrassons en quelques mots ce qui me séduit chez Mary. Précisons de suite que le fait d’être séduit provient d’un certain nombre de contradictions en acte, et non pas depuis une seule volonté de plaire, chez notre artiste, et je vais y revenir. Pour le moment, concentrons-nous sur ce saloon en forêt. Ce que j’aime bien, c’est, déjà, l’association des couleurs : vert/rose. Normalement, ça jure. Mais, curieusement, ici, ça passe. Pourquoi ? Parce que, supposé-je, il y a une re-prise de ce qui est visible depuis ce qui est “à comprendre”. On voit bien que ce saloon est complètement fictif, qu’il ne tient pas debout. Pour preuve, hormis la structure et la fameuse porte-battante, tout le reste est rose comme le fond, comme le sol, comme le ciel. Cela fait beaucoup de « comme ». Ensuite, il y a ce négligé de forêt. Ces traits verticaux, verdâtres et affaissés sur la droite, ce sont des arbres. Bon ! On voit bien qu’il s’agit à peine de suggérer. Et d’ailleurs, comment voudriez-vous suggérer quoi que ce soit de “réel” dans un rose pareil ? Comme on dit dans les polars de seconde zone : la vérité est ailleurs. D’abord, il y a un fond, rose. Ensuite, Mary vient ajouter des choses. Ici un saloon. Mais, est-il besoin d’écrire « mais » ? Voyez la célèbre porte battante, ouverte, et même impossible, car non-refermable. C’est le seul indice de perspective — totalement improbable —, et il est ironique. Quand on regarde les peintures plus anciennes de Mary, on constate déjà cette manière de peindre faussement minimaliste, et faussement conceptuelle, sauf qu’avec le temps, cette manière s’est affirmée davantage : il y a une plus grande maîtrise de l’imprécision, et c’est cet équilibre entre maîtrise et imprécision qui permet de faire vivre l’objet principal de Mary : la peinture. Comme si la peinture n’était pas le sujet premier d’un peintre ? Si. Bien sûr. Mais ce n’est pas parce qu’on est peintre que l’on pratique tout uniment une même manière de la traiter ; certains veulent la rendre visible, d’autres veulent la faire oublier, et d’autres encore la montre quasi nue, et enfin certains l’ont voulue théorie en acte.  Pour chacun de ses “parti-pris”, nous pourrions respectivement citer Robert Ryman (Untitled, 1961, ici), Ingres, Mary, Malevitch et Kandinsky. Chez Mary, on voit la peinture, et même son exhaustion, puisqu’il ne charge pas ses toiles, on a vraiment l’impression d’une application a minima. Il tire la peinture. Dans le même temps, puisque sa peinture tend à représenter, ou à dépicter, on adopte donc ce double regard, alternatif, qui nous fait tantôt regarder le motif, et tantôt observer le cours de la peinture. Ainsi, pour en revenir au saloon, il est assez remarquable de voir comment tout est faux ici, et cependant que, habitués que nous sommes, nous tendons à y croire tout de même. Regardez  cette lisière, tracée au cordeau dédoublé, faisant quasiment office de plinthe !, plinthe sur laquelle prennent position les arbres… Et « arbre », il faut le dire vite. Il est bien entendu que Mary sait parfaitement ce qu’il fait, même s’il ne sait pas forcément où il va. Dans un entretien de 2012 accordé à Nicola Marian Taylor, il admet : « En général, je ne sais pas forcément ce que je vais faire au début. J’ai envie de travailler, mais je ne sais pas où je vais.» Cependant, avant de peindre sur toile, Mary exécute ce qu’il appelle des maquettes. Et, dans l’entretien qu’il m’a accordé, je lui demanderai pourquoi persiste-t-il une indécision entre la maquette et la toile ? La réponse vient de ce qu’il s’agit d’un travail différent, et non pas d’une simple reproduction, du type grille de Dürer. Et il ajoutera qu’il a le trac avant de commencer une peinture, surtout une fois que le fond est fait. Je n’avais encore jamais entendu un tel aveu de la part d’un artiste. C’est très étonnant. D’un autre côté, comme sa peinture ne permet pas de repentir, on peut admettre que s’il n’est pas satisfait de tel ou geste, de tel ou tel résultat, il n’a plus qu’à tout recommencer… D’où, effectivement, une certaine forme de trac ; trac qui s’accompagne donc de ce qu’il appelle l’« aventure ». L’aventure de quoi ? Du geste. On aura remarqué, si le lecteur en est au fait, que nous trouvons aussi cette aventure chez Juliette Jouannais, par exemple (voir mes articles à son sujet). Il est encore des peintres qui partent à l’aventure ; mais elle est différente pour chacune et chacun.

Guillaume Mary, “Façade d’atelier”, 2019, huile sur toile, 130 x 97 cm, Courtesy progress gallery

Là encore, un petit amusement (une porte entr’ouverte), et puis c’est tout pour la perspective. Ce rose, ce vert. Ici, le vert dimensionne autant, voire plus, que le rose. (Mais pourquoi peint-il ainsi ?) Je crois que Mary, définitivement, est dans la parcimonie. On se souvient que le grand philosophe William of Ockham (v 1290 /9 avril 1349) a laissé à la postérité ce qui est devenu un ‘hit’: « Il ne faut pas multiplier les essences sans nécessité » (entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem). De ce point de vue, la peinture de Mary est ockhamienne, depuis le début. On pourrait penser à une resucée minimaliste, mais je ne crois pas qu’il s’agisse de cela. Si l’on pense à Stella, déclarant dans un entretien en 1964 que la peinture nouvelle est préoccupée par la symétrie et le centre du tableau, par exemple, tandis que la peinture européenne abstraite est concernée par les équilibres de masse, nous n’avons ni l’un ni l’autre chez Mary. Chez les minimalistes, le “geste de la main” est évacué, par réaction contre un supposé romantisme, mais cependant sa visibilité chez Mary n’est pas le signe d’un quelconque romantisme (absence de séduction — tout le monde ne peut pas en dire autant —, et aromantisme caractérisent son travail). De fait, il me semble que Mary occupe une position bien personnelle et singulière dans la peinture contemporaine. Ainsi, pour en revenir à cet atelier… Moi, ce qui m’intéresse, c’est comment un peintre peint ? Ça peut paraître banal, et c’est pourtant essentiel. C’est la clef. Regardez comment Mary s’y prend pour disposer une idée de bâtisse sur son monochrome rose. Un fond très léger, à la fois géométrique et estompé, qui, curieusement, laisse un passage de rose tout le tour avant que le contour vert ne reprenne deux fois. Regardez l’endroit d’où part le toit ; il n’y a pas de débord, juste, semble-t-il, une jointure entre mur et toit, une jointure qui m’a tout l’air organique, comme une articulation. Et regardez ce négligé du trait vert au bas de ce qui est censé être un édifice. Trois traits à main levée, et hop ! c’est fait. Il y a quelque chose de récurrent chez Mary, et depuis des années : c’est ce trait. Et, après tout, à quoi reconnaît-on un peintre, si ce n’est à son trait, et à sa touche ? Voici un exemple de 2004 :

Guillaume Mary, “Piscine privée #1”, 2004, technique mixte sur toile, 130 x 130 cm, Courtesy de l’artiste

Cela s’appelle la constance. Non pas que ce que Mary peindrait en 2019 eut été déjà là en 2004, non, mais on retrouve bien ce que nous pourrions appeler une ligne ; une ligne économe et parcimonieuse (point trop n’en faut), déjà assez ockhamienne, mais pas encore épanouie comme en 2019. (C’est la première fois que j’ai recours au Docteur Subtil, ou encore Docteur Invincible, qui fut un grand philosophe, pour caractériser un art pictural, mais pourquoi pas ?). Cette peinture de 2004 n’est pas du même type que celle vue en 2020, et cependant, il y là quelque chose qui court, en tant que principe ; ce que Mary appelle une solution. Ici, Mary a trouvé une solution simple pour évoquer la piscine, cependant que nous ne voyons pas de représentation d’une quelconque piscine. Et puis, on voit bien qu’avec le temps, Mary a laissé parler la peinture de plus en plus, il ne l’a pas recouverte (elle est “recouverte” dans les noirs et gris, et elle est parlante dans le rose). Recouvrir la peinture… Voilà autre chose ! Oui, je le dis, je pense que nous manquons de vocabulaire et de verbe pour décrire l’art contemporain… Faire un fond, c’est recouvrir la peinture, la rendre quasi neutre. (Ça se discute. Oui, un autre jour, si vous le voulez bien.)

Guillaume Mary, “Baraque des dunes”, 2019, huile sur toile, 100 x 81 cm, Courtesy progress gallery

Voyez !, ce que je disais : couvrir/recouvrir la peinture. Ci-dessus, encore un exemple : monochrome vert, et matière dessinée-peinte en presque noir à partir du vert. Illusion toujours : à quoi acceptons-nous de croire ? Mais le regardeur est bonne pâte. Nous voulons bien voir là des baraques. Quelle importance ? Ce qui importe, c’est, toujours, comment l’artiste transcrit ce qu’il voit, ce qu’il ressent, ce à quoi il pense. On peut penser à quelque chose de constructiviste, mais, dans le même temps, ces dispositifs ont ont l’air sans queue ni tête. Franchement, à quoi serviraient-ils ? Voilà ce qui se dégage, il me semble : une atmosphère. Une atmosphère à mi-chemin entre ce que nous acceptons qu’il soit, et la science-fiction (avez-vous déjà vu un ciel vert ?). Du coup, et même si le terme de science-fiction n’est pas plus adéquat, on ne peut tout de même s’empêcher de sentir un élément, comment dire ?, d’étrangeté. Où l’on voit qu’il y a décidément quelque chose de contradictoire chez Mary, ainsi que je l’ai supposé dès le début. Mais « contradictoire » ne signifie pas illogique, ou inopportun, cela signifie une tension. Et je crois que je viens de trouver une des raisons pour laquelle Mary dit qu’une fois senti le tableau fini, il s’en dégage, et ne peut plus y intervenir : la tension nécessaire à  l’exécution est partie, car la solution a été trouvée. N’était le titre, on ne comprendrait pas vraiment de quoi il s’agit. On peut se demander, du coup, pourquoi même Mary nomme ? Dans l’entretien avec Taylor, il reconnaît ceci : « Trois thèmes se croisent chez moi : le jeu, le paysage et le travail sur la mémoire ». J’ai l’impression que le jeu s’étend aussi depuis l’espace de la toile jusque dans le titre. Certes, si durant notre Entretien, Mary m’aura parlé de ces baraques, et même du ciel, j’avoue que je ne les vois pas très bien ces baraques de plage ; et encore moins le ciel. Mais, encore une fois, est-ce cela qui importe ?

Guillaume Mary, “Intérieur avec vue”, 2018, huile sur toile, 160 x 200 cm, Courtesy progress gallery

Dans l’entretien, Mary me dit, décrivant “Intérieur avec vue”, qu’ici, « il y a plein d’aberrations ». Mais, pour reprendre notre polar de gare : La vérité est ailleurs. Dans ce passage, Mary me dit que nous n’avons pas besoin de choses parfaites, de toutes façons, et que, pour sa part, il a renoncé depuis un certain à vouloir atteindre à quelque velléité de perfection que ce soit ; ce qui, je l’avoue, de la bouche d’un artiste, n’était encore jamais tombé dans mon oreille. Ce n’est pas du tout anodin comme indication. Il vaut même la peine que l’on s’y attarde. En effet, quel artiste ne tendrait pas à quelque perfection que ce soit ? S’il est vrai que ce n’est que très rarement assumé comme phantasme, l’emprise du “grand tableau”, du “chef-d’œuvre”, en titille plus d’un. Mary s’en fiche. Et, pour une fois, je crois que je vais préciser la chose suivante : Les images dans cet article ne rendent pas justice à la peinture de Mary. En effet, l’atmosphère que j’évoquais plus haut n’est pas du tout restituée à travers l’écran ; et quand j’écris « atmosphère », on pourrait aussi écrire « présence », bien que je me méfie de ce mot.

Guillaume Mary, “Feu d’artifice, hameau”, 2019, huile sur toile, 168 x 184 cm, Courtesy progress gallery

Ci-dessus, encore une fois, l’indication sémantique est d’heureux secours ; puisque, grâce à elle, on se dit : « un feu d’artifice !» Oui. Enfin, là encore, on retombe dans une certaine forme de scepticisme humoristique, parce qu’il n’est pas certain que l’idée première que nous ayons d’un feu d’artifice soit cette espèce d’ailes blanches de moulin. Et, voyez ! J’ai pensé « ailes de moulin » pour me redonner une indication que j’estime plus rationnelle, pour ainsi dire, tandis que “mon” moulin n’est pas plus probable, voire encore moins, qu’un feu d’artifice. Pourquoi ? Parce qu’il arrive qu’au cours d’un feu d’artifice, tout soit blanc explosé. Oui, cela arrive. Bon, il faudrait arrêter de tourner autour du pot, et dire une bonne fois que Mary n’a que faire du réalisme, puisqu’il sait, et a toujours su, que le réalisme était une supercherie (et tout cela à cause de Zeuxis et Parrhasios !). Je crois que ce tableau est un de mes préférés. Je dois le dire, je suis assez impressionné par la force et la détermination parcimonieuse de Mary ; et celui-ci l’est tout particulièrement. Bon ! Ils le sont quasiment tous. Quasiment, parce qu’“Intérieur avec vue” passerait presque pour luxueux en détail ! (À ce propos, que le lecteur remonte la page et regarde nouveau cet intérieur avec vue, et qu’il se demande quelle vue on peut bien avoir depuis cet intérieur…) Mais revenons à notre feu d’artifice. Dans un espace indistinct, on reconnaît — cognitivement —, une barrière, un toit, une maisonnette, une explosion, et… ? On pourrait aussi dire : Arrêtez-donc de toujours chercher à “voir” quelque chose de réel ! Oui, c’est vrai ; il faudrait arrêter. Mais n’est-ce pas que l’artiste est aussi responsable de cette situation ? Si le tableau ci-dessus, par exemple, était nommé Sans Titre, nous ne chercherions pas à comprendre de quoi il s’agit. Cependant, chaque tableau est nommé depuis un champ lexical réaliste. Nul doute qu’est à l’œuvre ici un jeu dont notre artiste a le secret. Une dernière chose : ce que j’aime bien, dans l’image ci-dessus et d’autres, c’est cette façon qu’a Mary de faire vivre la peinture : monochrome vert foncé, masse plus ou moins remplie (telle celle dans l’“atelier”), passages de brosses plus ou moins réguliers… il y a comme un dialogue du représenté avec le dépicté, l’illusion et l’existence de la peinture seule, qui, chez d’aucuns, tel Mary, n’a besoin que d’elle-même pour exister, là où d’autres sembleraient comme aliénés à un motif rationnel pour ne pas que leur peinture disparaisse sinon. De fait, si la peinture maryenne tient, c’est grâce à ce que j’appellerai la disposition (qui, ici, n’a rien à voir avec le concept de Mumford, déjà évoqué dans d’autres articles).

Entretien

 

L’entretien s’est opéré via le logiciel Zoom. Le partage d’écran à distance me permettait d’avoir les documents sur ma machine, et, ainsi, nous avons pu, en quelque sorte, refaire la visite de l’exposition à la progress gallery.

GM : Voilà, un visuel du tableau qui a donné son nom à l’exposition. Si vous voulez me poser des questions.

LM : Déjà, le titre est assez drôle : “Construire un saloon”. C’est de l’humour, ça fait référence à quelque chose ?

GM : Souvent il y a deux sens dans mes titres, voire même dans ce que je fais. Donc, ce tableau représente le souvenir d’un jouet que j’avais quand j’étais tout môme. On jouait encore aux cow-boys et aux indiens, et il y avait notamment des saloons, des petites figurines. Il avait des portes-battantes. Donc, sur ce sujet simple, qui est une sorte de maison, dessinée par un enfant, hyper plate, avec très peu de volumes. J’avais ce titre : “saloon en forêt”. Depuis un ou deux ans, j’ai cette obsession de reconstruire ou de construire des choses, parce que plus ça va, et plus les tableaux sont figuratifs, par rapport à ce que j’ai fait auparavant. Je voulais faire une image, qui soit une solution dans le tableau, au sens où Matisse va dire qu’il cherche une solution dans son travail. J’ai l’impression que le tableau est fini quand il y a, pour moi, une solution plastique ; au niveau du sens et de la peinture elle-même, et où je m’en détache. Tant que je peins le tableau, je suis dans le paysage, c’est-à-dire que je peux le modifier, mais une fois qu’il est terminé, j’ai vraiment un sentiment net que je n’y ai plus accès. Et en même temps j’en suis libéré.

[Mary me signale que chaque fenêtre peinte pourrait évoquer le minimalisme américain, et qu’il s’agit plus largement aussi d’un « jeu » avec l’histoire de la peinture. Il m’apprend aussi que ses grand-père et arrière grand-père furent décorateurs de théâtre, ce qui, le faisant revenir au saloon, lui fait dire] :

GM : cette maison, c’est un peu comme un feuillet de théâtre qui vient raconter quelque chose, mais en fait c’est juste une représentation. Je ne cherche pas la troisième dimension, même si la forêt, en arrière-plan, exprime l’espace.

LM : C’est ce que j’aime bien dans votre peinture : ce souci à la fois de faire penser à quelque chose de réel, en l’occurrence, une maison de type saloon et la forêt, et, d’un autre côté, ce qui fait la qualité abstraite de ce tableau, c’est qu’en dehors du vert dans ce saloon, le rose est exactement le même au sol et derrière.

GM : Oui

LM : Donc, vous jouez sur ce qu’on appelle l’illusion en peinture, enfin c’est pas nouveau, cette illusion, avec laquelle vous vous amusez, avec finesse. Il y a une espèce d’équilibre entre le “ressemblant à”, et la pure fiction. Et cet équilibre est très séduisant, dans le bon sens du terme ; pas séduisant « c’est joli ».

GM : C’est un point commun à mes tableaux, en ce moment : il y a toujours un fond, en fait une lumière de départ. Et le soir du vernissage, on m’a demandé : « pourquoi cette couleur ?», mais je ne savais pas quoi répondre, parce c’est la partie où il n’y pas vraiment de mots, en fait, ça se joue plutôt au niveau du désir, à l’envie d’une couleur. Et je travaille là presque comme un aquarelliste, parce que c’est très très fin.

LM : Oui, il y a peu de matière, en règle générale

GM : Oui.

LM : Et cette légèreté participe aussi de la séduction, encore une fois dans le bon sens du terme.

GM :  En fait c’est une question d’espace : dans un espace donné, avoir envie de cet espace, et y installer une lumière, pour travailler dans cet espace. L’ordre de la couleur, c’est plus un choix…

LM : Intuitif

GM : Oui, intuitif, je ne cherche pas à tout rationnaliser.

[Mary m’explique que ce tableau — “Saloon (en forêt)”—, est une étape dans son travail, à tel point qu’il ne l’a pas montré pendant les deux ans qui ont suivi sa production. Mais il s’est rendu compte qu’il s’agissait là d’un moment « pivot ». Le questionnant sur ce que ce tableau a provoqué comme changement dans sa manière, Guillaume Mary me répond que cela lui a permis d’affirmer encore davantage sa peinture, tout autant qu’une liberté. Et c’est alors qu’il a eu l’idée de montrer un « ensemble d’œuvres sur le thème de la construction ».]

GM : Ce tableau rejoint un peu la même idée, dans quelque chose de très affirmé. Il y a d’abord eu le fond, et il est resté longtemps dans cet état, car je n’avais pas encore de sujet. Et ça m’a pris trois ans pour ajouter une scène à ce fond.

LM : Ah oui !

GM : Dans ce tableau, il y a plein d’aberrations, au niveau des perspectives, des lumières, plein de choses sont fausses. Mais cela n’empêche que cela fait un tableau. Il y a quelques années, j’avais peint un tableau d’une porte de cabine de piscine, légèrement entr’ouverte. Et finalement, toutes les parties du tableau me semblaient ratées, il n’y avait rien qui me satisfaisait vraiment, et par contre l’ensemble tenait. C’était pas du tout virtuose, c’était même assez maladroit, mais l’ensemble me semblait juste.

LM : D’accord

GM : Et à partir de ce moment-là, j’ai arrêté d’essayer de faire des choses parfaites partout ; j’essaye de faire le mieux possible, mais en fait l’ensemble n’a pas besoin de choses parfaites. Et nous non plus, nous n’avons pas besoin de choses parfaites.

[Après une petite digression sur la peinture contemporaine, le fait que Mary ne peint pas énormément et seulement quand c’est la nécessité qui le pousse, lui fait me confier ceci] :

J’ai souvent le trac avant de commencer un tableau.

LM : Ah oui ?

GM : Le fond, ça va, c’est plus quelque chose d’intuitif et d’assez jouissif à faire, finalement d’étaler de la couleur comme ça. Mais après, la partie construction, j’ai le trac. Si je n’ai pas l’impression que chaque tableau est une aventure, alors ça ne sert pas à grand’chose de peindre. Comme disait Picasso : Si on sait ce qu’on va faire, ce n’est pas la peine de le faire.

LM : C’est vrai.

GM : J’ai souvent un peu le trac, et il y a des parties de peinture, je ne sais pas du tout comment je vais réussir à les faire. Alors que ça a l’air simple. Il y a des choses, parfois, je me demande vraiment comment je vais y arriver. Puisqu’il y a quand même assez peu de couches, et il n’y a pas de repentir.

LM : Ça veut dire, par exemple, qu’“intérieur avec vue”, quand vous le commencez, vous ne savez pas ce que vous allez faire…

GM : Si. En fait, chaque tableau a une petite maquette, qui est assez “jetée”, et qui est à peu près au 10è du tableau.

LM : Ah oui ! d’accord, vous partez sur un modèle

GM : Oui

[Mary m’explique que s’il s’amuse à calculer, pour reproduire homothétiquement le motif, et qu’il joue même avec le nombre d’or, il précise de nouveau qu’au moment de poser la peinture, il est dans un état d’incertitude] :

LM : Mais pourtant, vous avez un modèle…

GM : Oui, mais il y a une différence d’intensité entre la maquette et le tableau. Ce n’est pas parce que j’ai une maquette que ça marche.

LM : Ah oui ! Comme on change de dimension, on change d’émotion, de geste…

GM : Oui. D’autant plus qu’il y a plusieurs mois entre le vécu et la maquette, et il y a plusieurs mois entre la maquette et le tableau. Et ça peut même prendre plusieurs années ; parce que parfois, je ne sais pas comment je vais le faire.

LM : Il faut que ça mûrisse

GM : Oui, il faut que ça mûrisse. En fait c’est une sorte de phénomène de compression lente.

LM : D’accord.

GM : Je pense que ça à voir avec le désir ; avec le bon moment pour faire le tableau.

 

Léon Mychkine

 

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