Quelques fusées pour Manet

Celui qu’on tient pour le promoteur de l’art moderne (en ce qui concerne la peinture), Manet, avec en Ouverture tonitruante son Déjeuner sur l’herbe (d’abord titré ‘Le Bain’, puis ‘La Partie carrée), règle son compte à la mimêsis ne serait-ce qu’en affichant un déni certain pour les effets de perspective : en effet, la femme dans l’eau, si tel est son corps, est une géante. En peignant ainsi, Manet sait parfaitement qu’il est hors-proportions, mais justement, c’est ce qu’il veut. Mais dès l’approche du tableau, nous avons un premier signe que quelque chose se passe : le panier renversé. On a lu ici et là que ce panier renversé est un indice de luxure ; mais a-t-on besoin d’un indice quand une femme de 1865 est assise nue, dans un lieu public ? Rien que cela est scandaleux, c’est impensable et inadmissible. (Et si Zola s’en fait l’écho — « scandalisé », « indécence », « obscène », « tapageuse » —, dans son article “Édouard Manet”, de 1867, ce n’est pas pour partager l’indignation, mais pour nous renseigner sur ce que l’“on” peut en penser). Scandaleux, obscène ; indéniablement ; et nous ne connaissons pas d’autre tableau, dans ces parages historiques, aussi infâme. Rappelons que “l’origine du monde”, de Courbet, avant d’atterrir au Musée d’Orsay recouverte de verre musée, n’a jamais été exposée, et même que, durant sa pérégrination historique, elle aura bénéficié d’un cache superposé coulissant, peint par André Masson, dont usait habilement Jacques Lacan, l’un de ses détenteurs. Mais encore ? On sait que Manet a voulu scandaliser, il n’y a aucun doute. Mission accomplie. D’un autre côté, le connoisseur (sic), sait qu’il se sera inspiré d’au moins deux sources ; l’une du Titien, l’autre de Raimondi.

Tiziano Vecellio, dit Le Titien, “Le Concert champêtre“, vers 1509, 1,05 m x 1,37 m, Le Louvre

On remarque que la femme à la flûte est bien près des deux musiciens, mais il s’agit d’une muse, et donc elle n’est visible que pour le spectateur. Il s’agit d’Euterpe (Muse de la musique). Officiellement, il n’est pas dit qui est la femme à la fontaine, mais il est évident qu’il s’agit aussi d’une femme invisible, et donc d’une muse. Je suppose que c’est Cléo, Muse de l’Histoire, dont l’attribut est la clepsydre, une horloge à eau… alors, peut-être que cette eau coulant de la carafe symbolise le temps qui passe.

L’autre image qui aurait inspiré Manet est “Le jugement de Pâris”, gravure de Marcantonio Raimondi, inspirée de Raphaël.

Marcantonio Raimondi, “Guidizio di Paride”, gravure, 1516, Staatsgalerie, Stuttgart

Là encore, et plus encore, il s’agit d’une scène mythologique, tout le monde est à poil (sauf Pâris), mais il ne s’agit que de dieux et de déesses, donc pas de scandale. Rappelons de quoi ça parle. Il y a une noce sur l’Olympe. Tous les dieux sont là, sauf Éris, déesse de la discorde. Pas contente, elle balance une pomme d’or, sur laquelle on peut lire : “Pour la plus belle”. Héra, Athéna, et Aphrodite, veulent chacune se l’approprier. Zeus leur propose de les départager par le jugement d’un humain, le prince troyen Pâris. Hermès a donc la charge d’emmener les trois déesses sur le mont Ida, où se trouve le prince, en train de garder les moutons (!). Sans surprise, Pâris accorde la pomme à Aphrodite, parce que cette dernière lui a promis que la plus femme du monde, Hélène, serait à lui. Rappelons que dans la tradition antique, les représentations de cet épisode étonnant montrent quasiment toujours Pâris dévoilant son sexe face aux trois déesses… autre temps autres… Donc, les trois personnages assis au bas droit de la gravure, voilà l’inspiration de Manet.

 …Héra et la Vierge aux yeux pers.
Ceux-là gardaient toute leur haine à la sainte Ilion,
À Priam et aux siens, depuis que Pâris aveuglé
Leur avait fait injure, en osant, dans sa bergerie,
Opter pour celle qui lui offrit l’amère luxure (Homère, Illiade)

Édouard Manet, « Le déjeuner sur l’herbe”, 1863, huile sur toile, 207 × 265,1 cm, Musée d’Orsay

Ceux et celles qui auront vu ici une allusion au Jugement de Pâris ne devaient pas être très nombreux, et la plupart aura vu ce que tout le monde voit, une femme nue assise impudiquement face à deux hommes habillés. De gauche à droite, nous avons Victorine Meurant, modèle favori de Manet, le sculpteur Ferdinand Leenhoff, Alexandrine-Gabrielle Meley, et Eugène Manet. Les visiteurs ne savent pas que la femme nue est un modèle. S’ils l’avaient su, peut-être qu’il y aurait eu moins de scandale, car cela fait bien partie du travail d’un modèle que d’être souvent nu. Ensuite, il n’est pas interdit de supposer qu’il y a une allusion au jugement de Pâris, car au niveau de l’entrejambe d’Eugène Manet, on voit tout de même une étonnante protubérance, et, comme si cela ne suffisait pas, la canne dressée, qui n’a ici aucun usage, fait signe. (Rappelons que le peintre Jean-François Troy, dans son tableau “Le jugement de Pâris”, 1715-1720, indique clairement une érection sous la tunique du prince. Damisch en parle quelque part…). Ce qui est très curieux, c’est aussi le fait que personne ne regarde personne, Eugène Manet semble parler dans le vide, Leenhoff regarde ailleurs et semble absent, et seule Meurant regarde, quoi ? Le spectateur ! Ultime provocation de Manet. Non seulement il peint une femme nue en plein air, dans la situation décrite, mais en sus il nous place ses yeux dans les nôtres (ou presque). De fait, seule cette femme nue est engagée dans quelque chose qui ressemble à une relation, tandis que les deux bonshommes ont quelque chose de fictif. À l’époque, on a aussi reproché à Manet le fait que tout cela est bien mal peint. Et c’est vrai, ce n’est pas de la grande peinture, mais c’est fait exprès. Manet ne cherche pas à bien peindre, il s’en fiche, et d’ailleurs cela se voit, il y a plus d’un indice d’un laisser-aller dans le tableau. Au hasard : le contour du dos de Meley (la femme dans l’eau)… Consternant. Manet ne prend pas même la peine de bien séparer les formes, il contourne visiblement le dos, comme un débutant ! Un autre exemple ? La main gauche d’Eugène Manet. On dirait une main de bande-dessinée, ou gantée. Un dernier : Le sol. Il est peint n’importe comment. C’est un décor de théâtre… pas du tout réaliste. Enfin, et cela les contemporains l’avaient déjà remarqué, il n’y a aucune profondeur, aucun effort de perspective ; tout semble empilé et à plat. Mais tout cela est bien entendu absolument voulu de la part de Manet. Tout est de pacotille. Même les postures, même les arbres. De fait, les gens eurent raison de trouver mal peint ce tableau. De nos jours, parce qu’il s’agit de Manet, star mondiale, et d’abord française, on dira généralement que c’est un grand tableau, et d’ailleurs il est aussi grand (pas loin de 3 mètres de long). Mais ce n’est pas un très beau tableau, ce n’est pas très bien peint ; c’est même très torché par endroit, il faut bien le reconnaître. Ce qui n’est pas torché, c’est bien sûr l’impression visuelle, mêlée au titre : Le déjeuner sur l’herbe. De quoi déjeunent-ils ces gens ? Quel est-il, exactement, ce déjeuner ? Ils ne sont pourtant pas en train de manger… Vont-ils le faire ? Et la femme dans l’eau, pourquoi est-elle si grande ? J’ai une hypothèse. Manet, ici, a peint deux temporalités sur un seul format, tout comme on peignait plusieurs temporalités dans la peinture médiévale, ça ne posait aucun problème. De fait, la femme dans l’eau et celle qui est assise est la seule et même, mais dans deux temporalités différentes. Elle est d’abord assise, puis “consommée” (scène que nous ne voyons pas, mais imaginons), et, vêtue d’un fond de robe, elle se lave. Mais mon hypothèse s’effondre si l’on pense à l’un des titres antérieurs donné par Manet, “La partie carrée”… Il faut bien être quatre pour composer une telle partie sexuelle. Oui, mais Manet a changé de titre, l’allusion au groupe est devenue indicative, au singulier (le déjeuner).

PS. Un rossignol survole le groupe, un crapaud se tient en bas à gauche, à l’endroit inverse de la signature… Le rossignol symbolise l’amour, et le crapaud la mort ; mais, dans la tradition magique, la pierre que l’on trouve dans sa tête est un talisman garantissant le bonheur… De fait, le crapaud résume le tableau en son entier : on peut y voir (un) tout et son contraire.

Léon Mychkine

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