Sur une oreille de Manet

D’abord ce gris

Édouard Manet, “Portrait d’Irma Brunner”,  ∼ 1880, pastel sur toile et châssis, 53,5 x 44,1 cm, Musée d’Orsay, Paris, France ©photo musée d’OrsayRMN

Une bien jolie femme, cette Irma Brunner. Mais, peut-on le dire ? Ne s’agit-il pas là un jugement validé par un mâle dominant (forcément), blanc, hétérosexuel ? Quelle horreur ! Une telle aberration existe-t-elle encore ? Quel discours proposer ? Non ! Rassurez-vous, chère lectrice et cher lecteur, je plaisante. Je voulais juste pointer les amalgames que nous faisons entre copie et nature, partie et tout. De cette personne, nous ne voyons qu’un septième du corps, de profil, avec un apprêtement tant réel (Manet demandait pour ce genre de portrait les plus beaux atours), que narratif (le pastel). Alors, oui, c’est un bien joli portrait. Mais c’est, bien sûr, plus que cela. Car, en 1880, combien a-t-on, déjà, et à disposition, de beaux portraits ? Et rien qu’au XIXe ? Pffiou ! Mazette ! un paquet colossal. Alors, un de plus ou de moins. Surtout que Manet en aura commis des portraits ! Alors, que dit-il, celui-ci ? Dire, c’est voir :

Les artistes obéissent à des contraintes (il faut vivre), et ils composent. Ils font avec ce qu’ils ont, autre chose, éventuellement. Prenez la frontière qui sépare couvre-chef de la chevelure. À un moment, comme dans ce gros-plan, on s’y perd ; naturalité et artefact se mêlent (je veux dire par là : “nature” de la chevelure et fabrication du chapeau) ; se mêlent, pour ne fondre qu’au noir. Et c’est tout ce qui demeure. Ce noir. A contrario, que dire du petit fouillis au dessus le sourcil ? Redonnons-le ici, avec son œil :

Regardez cette quasi esquisse d’œil. Zola disait que Manet peignait depuis nature ; Jacques-Émile Blanche écrira que Manet n’avait que fort peu d’imagination, et enfin, Étienne Moreau-Nélaton nous apprendra que, bien au contraire, l’imagination était primordiale pour le peintre

Étienne Moreau-Nélaton, “Manet raconté par lui-même”

En 1880, la santé de Manet décline. Il est atteint d’ataxie locomotrice (perturbation de l’équilibre et de la coordination motrice), des suites de la syphilis qu’il a contracté durant son séjour à Rio, en 1848. En 1883, il est amputé, et décède de la gangrène en avril de la même année, à l’âge de 51 ans. Voilà ! On le sait, la vie est dégueulasse, elle tue trop tôt des personnes extraordinaires et bienfaisantes, et conserve longtemps les plus infâmes ordures (comme ce vieux SS mort dans sa cellule à 93 ans !) En 1880, Manet ne peint plus, il est souvent assis, et travaille au pastel. Il souffre, mais il est toujours de bonne humeur, témoignent ses proches, il ne se plaint jamais, et garde l’espoir de guérir de cette maladie, grâce aux bienfaits du soleil. La syphilis est une hôtesse patiente ; elle fait lentement son ouvrage, et puis, une fois qu’elle a saisi sa place, elle la détruit. Bien. Il faut en finir. Revenons à Mme Brunner, et ce qui ne laisse ici de m’interpeller. Cette oreille.

Alors, oreille de Manet, ou oreille de Brunner ? On admettra sans peine qu’il est assez peu probable que la dame fut dotée d’un organe semblable. D’où ma question ; à laquelle je réponds : ceci est une oreille de Manet, et donc une oreille De dicto (sur la distinction De dicto/De re, voir ici). Finalement, qu’est-ce qui tient, dans ce visage de profil ? On pourrait penser que nous avons affaire à un reflux de la matière plus nous nous éloignons des extrémités, à commencer par l’œil. Mais, cette oreille, c’est l’aboutissement de ce reflux de matière in-formée (la matière — i.e., le pastel —, qui indique quelque chose d’identifiable, ou pas). Maintenant, je cesse d’écrire sur cette oreille. Regardons-la, étonnons-nous de cet organe paysage, récipiendaire du son, et… de l’équilibre, que Manet ne tenait que de plus en plus mal en cette année 1880. Alors, projection du peintre ? Tableau dans le tableau, à regarder doublement.

 

 

 

 

Léon Mychkine

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