Quelques mots sur monsieur Richter

Comme me le disait Fabienne, l’amie peintre, « Richter, c’est un monstre.» Monstre, non pas dans le sens méchant du terme, mais dans le sens très très impressionnant, imposant, quasi wagnérien, dans l’ampleur du “boulot”. La Galerie Gagosian (New York) expose en ce moment les ses “Cage Paintings”. Je n’ai pas pu prendre l’avion pour m’y rendre, car les avions, nous le savons, ne peuvent voler que sur dix kilomètres, après quoi il doivent atterrir, pour économiser le CO2. Des plateformes maritimes sont en train d’être installées en mer, afin de permettre d’autres décollages. Bref. Mieux vaut rester chez soi, à l’abri du kérosène. Pourquoi “Cage paintings” ? A priori, on pourrait penser que M. Richter a peint dans une cage… Mais non, il a peint cette série de six toiles en écoutant du John Cage. Tout simplement. Le DP de la galerie nous apprend ceci : « La poursuite, chez Cage, de l’indéterminé en musique, reflétait son usage du Yi-King et d’autres opérations de hasard en tant qu’outils compositionnels, a toujours résonné chez Richter, qui a comparé son propre processus à l’acte d’arranger des notes musicales en une partition ». Qu’est-ce que cela donne ?

Gerhard Richter, “Cage 1”, 2006, 290 x 290 cm, Huile sur toile, Tate Modern

Si j’ai bien compris, pour ce genre de tableaux, Richter recouvre de plusieurs couches de peinture son support, et puis, avec notamment un racloir fait-maison, il met à jour telle couleur, et recouvre telle autre

Gerhard Richter, “Cage 1”, Détail

Incontestablement, il y a, chez Richter, une énergie. Mais, ce qui est étonnant, c’est qu’à le voir peindre avec son outil spécifique, il prend son temps, il ne racle pas comme un dément, allant parfois même très doucement, façon danseur de butō ; et donc, le paradoxe — enfin, de mon point de vue —, c’est l’énergie qui s’en extrude. Nul besoin de s’énerver pour faire apparaître l’énergie de la peinture. Car c’est bien ce que fait émerger Richter, entre autres, et les détails ↑↓ attestent de ses choix, de ses gestes

Il y a une thématique chez Richter, qui, en partie, pourrait être subsumée sous deux notions : liquide, vitesse. Comme sur ce détail ↑ où il semble qu’a eu lieu une collision, ayant produit cette barre bleu sonique, comme une onde verticale. La peinture “abstraite” de Richter est [comme] des liquides figés dans le moment, tout en sachant que c’est Richter qui produit ces moments, pas nécessairement la peinture elle-même. C’est un maître-peintre, Richter, et le matériau lui est docile, parce qu’il a des décennies d’acte de peindre en lui, et je gage qu’il doit en être de même par exemple chez un Soulages. Certes, on peut avoir des décennies de peinture en soi, et demeurer un piètre peintre, mais ce n’est pas le sujet ici, évidemment

Et puis il y a des “moments” où l’on dirait que ça racle plus fort, la peinture “manque”, ou bien s’estompe. Que le lecteur remonte la page, et il verra que, sur la partie droite, de grandes zones blanches sont apparues. Pourquoi ? À vrai dire, en regardant des gros plans, il me semble qu’il s’agit davantage d’un “effet de raclage” que d’autre chose, car ce blanc qui apparaît n’est pas celui de la toile, mais bien le blanc de peinture. Une fois ce début d’enquête mené, rappelons-nous le titre de l’œuvre, et demandons-nous si le rapport avec Cage est explicite ? Je dois bien avouer que je ne le vois pas. Mais n’est-ce pas logique ? Richter n’eut-il pas exécuté le même tableau en écoutant Ligeti, ou Stockhausen ? C’est Hans Ulrich Obrist (commissaire d’exposition, critique, historien d’art et Directeur de la Serpentine Gallerie, Londres) qui, en voyant cette série de tableaux, a demandé à Ricther “quelle musique avez-vous écouté en peignant ces tableaux ?”, et Richter de répondre : John Cage.

 

Question : Y a-t-il une narration, ici ?

Gerhard Richter, “Cage 6”, 2006, 300 cm x 300 cm, Catalogue Raisonné : 897-6, Huile sur toile, www.gerhard-richter.com

Apparemment, la rythmique de Cage a donné à Richter l’envie de se confronter, dans le motif, aux tensions (classiques) entre horizontalité et verticalité (tensions totalement éteintes, par ailleurs et à titre de contre-exemple, chez un Mondrian). À la base, il s’agit vraiment d’une forme primitive du geste, tracer des traits (verticale, horizontale). Mais Richter complexifie le propos, bien entendu. Il applique des couches, et vient les racler. Mais il ne fait pas que tracer ; il ondule, tourne, et ondoie ; faisant apparaître… des figures. Faire apparaître la figure, et non pas l’apposer, non pas la coller comme une décalco-manie. Et si la peinture ne s’était toujours agi que de cela ? Faire apparaître. Comme en ces détails :

Attention ; écrire « faire apparaître la figure » ne signifie pas chercher à palimpsester à l’envers le figuratif ; pas du tout, car je prends le terme de figure dans son étymon, du latin figura : « configuration, forme, aspect, etc. ». On pourrait dire que Richter fait émerger de l’aspectuel dans cette série de 6 “Cage Paintings”; aspectuel dont le regardeur fera absolument ce qu’il veut, ou peut.

Le geste du racleur, c’est plusieurs brosses en même temps ; comme en batterie, en ligne de front, geste démultiplié pour un seuil œil (celui du peintre), et, on le constate à visionner les vidéos, Richter, tout en se déplaçant, regarde en haut en bas, en haut en bas, attentif au déploiement.

 

Betty Richter, par Gerhard Richter

 

Léon Mychkine

 


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