Dès que nous pensons à Vermeer, nous avons l’image mentale de “La Jeune fille à la Perle”, ou de “La Laitière”. Mais nous n’avons jamais l’image mentale de la gaudriole. Mais ici, tel n’est pas le cas ; l’éclatement des couleurs et la crudité de la scène interdisent tout voile. “L’entremetteuse” est le troisième tableau connu de Johannes Vermeer. Souvent, nous pensons que les artistes ont toujours été connus, de leur temps, mais, par exemple, nous ne savons pas comment a été reçu ce tableau. Il faut attendre 1560 pour que Vermeer acquiert la réputation d’un bon peintre et novateur, et rappelons qu’il s’est enregistré comme peintre le 29 décembre 1653, comme maître-peintre auprès de la Guide de Saint Luc.
Avant de spéculer, prenons quelques secondes afin de considérer l’hyperréalisme en cette seconde moitié du XVIIe siècle. Comme déjà mentionné dans un article antérieur (ici), dès le XVe siècle, nous savons que les peintres utilisent la camera lucida afin d’obtenir un degré de réalisme jamais inégalé jusque là. D’ailleurs, ainsi que le remarque David Hockney (référence dans article indiqué), le paradoxe de cet usage a, en quelque sorte brouillé l’application logique des perspectives, Hockney le montre très bien et même chez Vermeer ! C’est-à-dire que le réalisme de la reconstruction d’un plan en 3 dimensions peut aboutir à des aberrations si l’on oublie la perspective… Et c’est donc ce qui est arrivé à des très grands peintres… C’est amusant, parce que nous avons souvent l’idée de la Perfection associée à celle de Grands Artistes, de Grands Maîtres. Or tel n’est pas toujours le cas. Je ne suis pas en train de dire qu’ils étaient déficients, je dis qu’il y a eu un conflit entre camera lucida et perspective… Et, d’ailleurs, ce n’est pas moi qui le dit, c’est David Hockney, à qui je ne vais certainement pas faire la leçon sur ce sujet…
On pourrait dire de Vermeer qu’il a un œil et une main que l’on pourrait croire inspirés par Cindy Sherman (dans une uchronie à la Borges…). Il y a quelque chose de glauque ici, notamment la maquerelle, dont le visage semble quasiment comme fiché dans une forme abstraite.
Il y a souvent comme un voile sur de nombreux tableaux — si ce n’est la plupart —, de Vermeer, comme un sfumato général ; et c’est ce qui en fait la douceur exceptionnelle, provoquant, d’une certaine manière, un écran. Ce que j’appelle alors le voile de Vermeer représente, je suppose, le signal du passage entre monde réel et monde fictif, ou monde représenté. Je pense que Vermeer avait parfaitement conscience de représenter, quand il peignait, quelque chose de fictif, dans le sens où un tableau n’est pas la réalité, exactement comme sur une scène de théâtre, où l’on joue, et où c’est bien le rideau qui symbolise le passage entre les trois dimensions et le quatrième mur, celui du public. Or, comme par hasard, il y a souvent des rideaux chez Vermeer, et parfois au premier plan. Et l’on pourrait penser que ce grand tapis, à l’horizontale, “fait” comme un rideau inversé. Cette conscience d’être dans la représentation fictive, mais qu’il faut rendre la plus vivante possible, c’est ce qui fait (aussi) la Modernité de Vermeer. Après, ce voile, lecteur, peut-être ne le vois-tu pas, et je ne peux pas en indiquer la présence, puisque c’est un voile, comme, je l’ai dit, une sorte de sfumato. Et il suffit d’aller regarder d’autres reproductions pour se rendre compte que ce voile est bien présent. Ce voile, nous ne le voyons pas chez tous les peintres, et, justement, en son absence, nous ne voyons que la peinture crue — ce qui n’est pas forcément rédhibitoire ou incapacitant. C’est très difficile de peindre, il ne s’agit pas simplement d’étaler de la peinture sur une surface. Vermeer, c’est quarante-cinq tableaux en vingt ans. Franchement, ça laisse songeur, par rapport à la production de beaucoup d’autres…
Cette grosse main sur le sein gauche, et cette dextre qui est sur le point de laisser choir un florin ; une petite pièce frappée contre un corps chaud et souillé bientôt. Pour le moment, la jeune femme est un peu gênée, elle rougit, elle n’a pas encore trop de métier. Par contre, le client ne perd pas de temps, à peine va-t-il, d’une pichenette, faire choir son florin, qu’il tâte déjà, comme un maquignon, la marchandise. On sent que Vermeer est très pudique, car sinon, à quoi servent ce tapis posé à la verticale — sur une balustrade probablement —, avec la nappe de cette petite table qui semble venir border le ventre de la jeune femme, comme pour la protéger des assauts ? Mais le client vient par derrière, elle est coincée. Chacun est à son affaire, et la maquerelle (l’entremetteuse), regarde avec intérêt la réaction de la jeune femme. Vérifie-t-elle que son comportement est adéquat ? Certainement. Tout ce qui se trame ici est annoncé par la position des mains des protagonistes, esquissant virtuellement un losange, qui symbolise la vulve. Quant à la mandoline, instrument qui généralement symbolise l’amour et l’harmonie, seul son son manche visible, dressé, tenu fermement, et à peu près à hauteur parallèle de l’entrejambe du micheton, évoque le phallus ; et alors la fiole symboliserait la semence, encore contenue. Après tout, nous ne sommes pas à l’église ici ! mais dans un temple de la consommation des corps !
Vermeer a 24 ans quand il peint ce que l’on considère comme sa première scène de genre. Mais déjà, il y a là quelque chose dans la composition qui détone. Regardez la part considérable prise par le tapis dans la dimension du tableau, qui pourrait aussi faire office de repoussoir. Dans son Dictionnaire Portatif de Peinture (1757), Pernety écrit que le repoussoir « se dit en termes de Peinture, d’un groupe ou d’une masse d’ombre sur le devant d’un tableau, qui sert à faire fuir les parties éclairées ou éloignées ». Mais, manifestement, le tapis coloré ne sert pas de repoussoir ; le regard vient s’y perdre, tandis que, tout de même, la fourrure à gauche pourrait tenir cet office, renvoyant plus haut vers qui ? Vermeer lui-même, car l’artiste s’est peint dans cette scène, et on remarque qu’il a inversé l’effet repoussoir, pour ainsi dire. Comment cela ? Sous les trois personnages hors Vermeer, du multicolore en bas et du repoussoir en haut, au mur. Sous Vermeer, du repoussoir, et, autour de sa tête, de la couleur, très vive, comme un crépuscule. Seul Vermeer se trouve dans cet éclat. En réfléchissant, on a comme l’impression que l’artiste n’est pas vraiment de ce monde-là. Il y est, un peu, puisqu’il y peint, avec ses mains qui sont dans la scène, tandis que son corps, repoussé par le noir de la fourrure, s’échappe dans la couleur. Vermeer regarde le peintre en train de peindre, soit lui-même ! On pense bien sûr à Vélasquez, se portraiturant dans “Les Ménines”. Quelle année ? 1656, la même année que le tableau de Vermeer “L’entremetteuse”! La différence, c’est que Vélasquez se dépeint en train de peindre, c’est une mise en abyme, et il est très sérieux, tout à son affaire ; tandis que Vermeer, quant à lui, semble un peu gêné, on ne sait pas très bien s’il sourit ou s’il grimace.
À bien regarder de nouveau, j’ai l’impression que le tableau dessine une autre figure géométrique virtuelle, celle du triangle, dont la base, oblique, serait constituée par le bas du tapis, est dont les côtés se rejoindraient au dessus de la tête de Vermeer. Ce triangle, ainsi, part du plus coloré pour se diriger vers le plus sombre, l’habit et le visage de Vermeer lui-même, le personnage le plus dans l’ombre dans ce tableau qui, à son tour, devient le repoussoir pour l’au-delà, soit le monde réel, dehors, le crépuscule. Certes, cet éclairage n’est peut-être dû qu’à une lampe à huile, brûlant dans la pièce d’à côté ; mais peu importe, car ce qui compte ici, c’est la reprise de la lumière. Ainsi, dans ce tableau en apparence assez anodin, sûrement pas le plus célèbre de Vermeer ni le plus adulé avec la ferveur que l’on connaît et sans savoir souvent pourquoi, on nous parle, grâce aussi à la symbolique géométrique des formes et des couleurs ; du sexe, et de la part obscure de l’humanité, qui prostitue des chairs vivantes.
Léon Mychkine