Quelques réflexions sur les travaux de Lucio Fontana

 

Partie 1 : Anti-mythe

Dans ma “bio-express”, j’ai écrit que je ne me donnerai pas la peine, sur ce site, de critiquer un artiste, car je n’en voyais pas l’intérêt. Mais tout le monde a le droit de changer d’avis, et je vais donc ici me livrer à quelques piques concernant un artiste, en l’occurrence Lucio Fontana. Fontana est un monument de l’art contemporain, et je ne crains pas que mes mots puissent, de quelque façon, nuire à son statut. Il en irait différemment d’une jeune artiste, par exemple, qui, vivante et pleine d’espoir, croirait en le bien fondé de sa recherche, tandis que sa production ne soulèverait aucun intérêt. Dans un cas semblable, je me tairais. Non pas que mon avis pèse dans le milieu, mais ce serait un exercice bien cruel que de détruire par les mots les aspirations artistiques d’une personne, quelle que soit la valeur de son travail. Comme l’a écrit Harold Rosenberg, « le monde de l’art a un instinct pour ce dont il a besoin, et il rejette tout surplus ». Mais justement, peut-être que cet article sur Fontana pourrait ouvrir sur une nouvelle série, qui interrogerait à la fois l’œuvre et le mythe. Il est indéniable que la Culture a rendu et rend mythique les grandes figures de l’Art et de la création artistique. Or, à partir du moment où quelque chose, ou quelqu’un, devient un mythe, il est difficile de ne pas se laisser emporter par le courant des thuriféraires qui, généralement, et tous au même moment, se mettent à psalmodier des chants de bénédiction et d’advocation pour toute œuvre présentée, pourvue qu’elle soit issue d’un mythe vivant, ou mort. Cependant, il faut bien donner le change, et il sera tout autant de circonstance de conspuer, d’une belle et fraternelle unanimité, un Damien Hirst, un Jeff Koons, ou encore un Daniel Buren, par exemple. Toutes ces arguties, d’un point de vue distant… disons mi-cosmique mi-raison, ne valent pas tripette. Mais revenons à nos lucioles. 

En 2014 et 2017, respectivement, une rétrospective Fontana et une exposition de ces céramiques ont eu lieu à Paris. Le monde de l’art s’est assez extasié sur les prémices de ce qui semblait déjà les entailles (tagli) et les trous (occhi), et la dispersion de la matière déjà à l’œuvre et qui allaient transpercer les toiles futures. Fontana est un mythe, bien malgré lui, d’ailleurs. En tant que mythe, quoi que ce soit exposé sera nécessairement vu comme incontournable, génial, etc. Ainsi, s’il est bien vrai que Fontana a commencé le travail de la matière en tant que sculpteur, et devenu le peintre que l’on sait, cela ne veut pas dire que ses sculptures sont aussi géniales que ses peintures. Du point de vue mythique : si, puisque Fontana est un mythe, tout ce qui sort de ce ses mains est extraordinaire. Mais, du point de vue démythifié, si cela est possible, car tout amoureux de l’art n’est pas à l’abri, on peut trouver que la plupart de ses sculptures sont sans intérêt, voire franchement laides. Cependant, quand on expose quelques sculptures de Fontana à Paris, c’est un événement. Par exemple, Olivier Cena, dans Télérama, est dithyrambique, mais on ne comprend pas ce qui justifie son enthousiasme d’un point de vue théorique, ou émotionnel. Fontana reprend des thèmes religieux. Soit. Faisant référence à l’histoire de l’art. Soit. Et il triture la symbolisation de la matière sacrée d’une manière “artistiquement incorrect[e]”. Peut-être… Dans Connaissance des Arts, Françoise Chauvin se fait plus lyrique : « Suspendu dans les airs, le crucifix, ou plutôt cette croix, s’abstrait de la figure du Christ. Les formes tournoient, la couleur se dilue dans le mouvement. Le sujet n’est plus. Il est transcendé par le rythme d’un art baroque. En cela, les Crucifix rejoignent les recherches spatialistes de Fontana, cette volonté d’aller au-delà de l’espace, tout comme la fente sur la surface de la toile ouvre sur un autre lieu ». Mme Chauvin se sent obligée de lier la céramique aux toiles piquées et fendues, y associant cet au-delà de l’espace qui leur serait commun. Mais, sauf erreur, il n’y a là aucun rapport. Le ‘Crocifisso’ ne laisse rien échapper, il n’ouvre sur rien du tout, c’est un tas compact.

Lucio Fontana, ‘Crocifisso’, céramique polychrome, 43 × 35,5 × 11 cm. Galerie Karsten Greve, Cologne, Paris, St Moritz. Tous drois réservés.
Lucio Fontana, Deposizione della Croce, 1959, Sculpture, Ceramic, glazed,  © 2019 Galerie Karsten Greve. Tous droits réservés

C’est donc une Descente de la croix. Quand, dans l’Histoire, on regarde les tableaux qui ont choisi ce thème, on voit bien qu’il y a quelque chose de l’informe, d’un point de vue général, c’est-à-dire focalisé sur la personne, là, qui est comme démantibulée. Par exemple chez Rubens, on remarque un amoncellement superfétatoire de personnages, et un corps central, celui du Christ, qui ne tient plus, qui se répand, vers le bas, vers la décomposition, vers la mort. Est-ce cela que nous sculpte Fontana ? Traditionnellement, on le sait, un personnage se tient tout en haut, derrière le montant horizontal, et retient le corps du Christ dans sa descente. On semble bien le voir tout en haut. En bas à droite, se tient la Vierge. Mais est-ce bien elle que l’on voit dans cette masse quasi informe dont semble surgir un bras ? Elle aussi est décomposée, mais par la douleur (?).

Peter Paul Rubens, ‘The Descent of the Cross’, 1612-1614 panneau du milieu sur triptyque, huile sur toile, 420,50 x 320 cm, Cathédrale Notre Dame d’Anvers

 

 

Dans ces ellipses, de l’informe ; quelque chose de non-défini. Au centre, le corps du Christ, rendu informe par la mort, et la posture dans la descente.

 

Partie 2 : Pro-mythe

Dès 1946, Fontana a des idées bien arrêtées sur le monde comme il va, et, surtout, comment il va aller. Dans son Manifeste Blanc (Manifesto Bianco, Buenos Aires, 1946), il écrit entre autres ceci : « [l]a découverte de nouvelles forces physiques, et le contrôle de la matière et de l’espace vont graduellement imposer de nouvelles conditions […] qui produiront une modification dans la nature de l’homme. L’homme va connaître une nouvelle structure psychique. Nous vivons dans un âge mécanique. Les toiles peintes et les statuaires de plâtre n’ont plus de raison d’exister plus longtemps. Ce qui est requis c’est un changement à la fois de l’essence et de la forme. Ce qui est requis c’est le dépassement [‘superamento’] de la peinture, de la sculpture, la poésie et de la musique. Il est nécessaire d’avoir un art qui soit en plus grande harmonie avec les besoins de l’esprit nouveau. Les conditions fondamentales de l’art moderne peuvent être clairement vues au 13ème siècle, quand la représentation de l’espace commença. […] Depuis ce temps l’évolution de l’homme a été une marche vers le mouvement tel qu’il se développe dans le temps et l’espace. En peinture, nous voyons l’élimination progressive des éléments qui ne permettent pas l’impression du dynamisme. […] L’art nouveau prend ses éléments dans la nature. L’existence, la nature, et la matière forment une unité parfaite. Elles se développent dans l’espace et le temps ».

[je viens de passer une heure et demie à regarder sur une infirme portion de l’Internet ce qui se fait en art contemporain aujourd’hui, je cherchais quelque chose qui m’étonnât……     Rien…      Vers Fontana reviens-je]

Le programme (voir plus haut en rose c’est la vie) est assez clair. Il s’agit de dépasser tous les arts, les dépasser voulant dire faire de l’art autrement. Fontana est persuadé que les avancées scientifiques vont changer l’homme et l’environnement. D’un certain côté, Fontana est loin. Il y a des artistes… comment dire, sans disqualifier leurs propos ou encore moins leur art, qui sont vraiment dans ce qu’on appelle, en langage commun, une autre dimension (on dit aussi “dans son monde”). Vous me direz, pour être artiste — enfin, un artiste qui tient, et qui ne disparaît après des effets de mode (qui admire encore les tableaux de François Baron-Renouard, par exemple ?) ou d’autres dommage collatéraux (la mort) —, il faut nécessairement être quelque part, là seulement où il est seul capable de se rendre. Ce “quelque part”, c’est bien sûr le “Monde” de la création artistique, vaste monde s’il en est, mais où chacun, quand il tient (dans le Temps et l’Outre-Temps), trouve une manière d’entrer, et d’éclairer ce monde. Lucio Fontana a sa manière d’éclairer ce Monde. Mais il l’éclaire négativement : en faisant entrer la lumière dans ses fentes, Fontana produit du Noir dans la couleur. Mais, si nous dépassons cette première étape, le trou, le poignardage, la fente, l’entaille, alors, d’après Fontana, nous abouchons sur l’infini, l’infini physique et l’infini mental : « Mes entailles [‘tagli’] sont par-dessus tout une expression philosophique, un acte de foi dans l’infini, une affirmation de spiritualité. Quand je m’assois devant l’un de mes tagli […] je me sens un homme libéré de l’esclavage de la matière, un homme qui appartient à la grandeur du présent et du futur. » (Lucio Fontana, Revue Vanità, 1962).

C’est en 1948 que Fontana considère la toile peinte comme pourfendable :

Lucio Fontana, Concetto Spaziale, 49.B 3. 1949, huile sur papier, 100 x 100 cm. Collection Carla Panicalli, Rome. Tous droits réservés

Le Concetto Spaziale 49.B 3 est certainement le premier du genre. C’est impensable, au départ. Ça l’est devenu. On notera tout de même un léger trait d’humour dans cette pièce : En effet, on peut distinguer une tête de chat, de type cartoon, non ? Ou bien une tête d’ourson. C’est mignon. Ce qui l’est moins, c’est la violence des coups portés dans le papier. Il fallait que ça sorte. C’est sorti.

Lucio Fontana, Concetto Spaziale, 49/50 B 10. 1949-50, huile sur toile, (110 x 109 cm), Collection Kunsthaus Zürich. Tous droits réservés.

Deuxième exemple de Concept Spatial (ci-dessus). On a des coups portés, horizontalement, et de biais, pour créer des trous plus grands, plus aigus. Fontana cherche ce qu’il y a derrière, au-delà la formule du plat, plein et fermé. C’est très énigmatique, quand bien même nous avons bien lu ce qu’il nous dit (en rose). En 1958, Fontana fend la toile, jusque là simple monochrome. Elle devient autre chose, non seulement physiquement, mais aussi nommément : Ce sont des toujours ‘concetti spaziali- mais aussi des “attentes”: ‘Attese’. Des attentes de quoi ?

Lucio Fontana, Concetto spaziale, Attese (T.104), (Concept spatial, Attentes), 1958, vinylique sur toile, incisions 125 x 100,5 cm. Crédit photographique : © Jacques Faujour – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP © Fondation Lucio Fontana, Milano / by SIAE / Adagp, Paris

 

Des attentes de “voir-apparaître” (proposerais-je). De voir-apparaître quoi ? L’infini à travers la fente, l’entaille. Il y a évidemment quelque chose de mystique dans le dire de Fontana, mais aussi quelque chose de sexuel dans cette fente. Mais si tel est le cas, faut-il voir cette fente comme l’indice du désir ou bien comme le symbole par où provient l’infinie reproductibilité du genre humain (mais qu’est-ce que je raconte ?). Un coup de cutter dans une toile, et nous voici dans un autre monde. Assis face à ses ‘tagli’, ll traverse le tableau, passant de la dimension plane à une structure en trois-dimensions qui produit, justement, autre chose qu’un tableau dans le sens traditionnel du terme, mais qu’il va appeler “Concept spatial, Attentes”. Et nous avons donc bien ici une philosophie, un acte qui signifie une rupture dans le plan, aux conséquences métaphysiques pour Fontana : L’ouverture sur l’infini. Une telle ouverture ne peut tout de même pas se résuire à l’abstraite esquisse d’une vulve ? Fontana est persuadé qu’ayant entaillé la toile, il en a enfin terminé avec l’illusion de la troisième dimension, qui prévalait jusque là. Or cette troisième dimension, parce qu’elle donne sur un vide, offre l’infini, en quelque sorte ; et c’est donc le vide dans la toile qui vient happer l’esprit du peintre lui-même. Autrement dit : Jamais personne n’avait tailladé une toile peinte. C’est un geste, sans jeu de mots, qui représente une coupure radicale avec l’illusionnisme propre à la peinture ; et les premiers collages de Picasso, de mai 1912 (‘Nature morte à la chaise cannée’), et le papier collé de Braque de septembre 1912 (‘Compotier et verre’), n’auront pas rompu cette illusionnisme. Chez Fontana, il ne s’agit pas d’ajouter de la matière, mais d’en enlever ; ou, plutôt, de faire jouer à la matière, seule et unique, un rôle qu’elle n’avait jamais tenu : ouvrir sur l’outre. Au départ, nous n’avons qu’une toile, ou du papier, et, avec les trous et les entailles, nous obtenons autre chose, une ouverture ; et, quoiqu’en dise Fontana, cette ouverture est un mystère.

 

Léon Mychkine

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