Renoir le feu (via une petite Φ digressio, avec Dretske, et Nietzsche) + Monet

Parfois, Renoir peignait le réel, mais en réalité (vous suivez ?), il peignait le feu.                              

Il y a le feu au rideau (c’est vraiment trop facile, j’ai craqué.)

Doutez-vous du feu ?

Prenons un angle plus animé :      

Ça se précise. Cheveux de feu, ensemble irradiant. Renoir, la passion.  

La touche en feu. La touche met le feu au réel, qui l’est déjà, Renoir ne faisant “que” le révéler. La jeune fille lisant est absorbée, sa bouche prend la forme de ce qu’elle lit. Peut-être est-elle d’ailleurs en train de lire à voix haute (sûrement). Le livre est bien blanc, calme dans l’incendie ; inerte, à moins d’être ouvert et sollicité, connecté ; les lettres imprimées se tranformant en « véhicules » — comme l’écrit Dretske (1995) :

En pensant à une histoire, nous pouvons penser : (1) aux mots qui racontent l’histoire ou (2) à ce que ces mots signifient, à l’histoire qu’ils racontent. Appelons le premier le véhicule de l’histoire [story-vehicle] et le second le contenu de l’histoire [story-content]. Les histoires (c’est-à-dire les véhicules de l’histoire) se trouvent dans les livres, mais ce qui se passe dans l’histoire (le contenu) ne se passe pas dans un livre. La jeune fille a été sauvée par un chevalier en armure étincelante — cet épisode faisait certainement partie de l’histoire — mais, bien que cette histoire se trouve dans un livre, personne ne s’attend à trouver une jeune fille, un chevalier ou un sauvetage audacieux dans un livre (c’est-à-dire entre les couvertures d’un livre).

Pourquoi mentionner ce passage d’un philosophe ? D’abord, parce qu’il m’a marqué, en tant que moment poétique bien involontaire — et donc attendrissant — chez un philosophe pas du tout porté sur la chose littéraire et encore moins sur la “philosophie métaphorique” de type français (de Merleau-Ponty à Derrida). Ensuite, oui, s’actualisent, dans la perception-réception, et particulièrement dans la réception des “symboles” linguistiques, des phénomènes mentaux tout à fait extraordinaires et autrement plus complexes que du seul fait d’un cerveau gris fromagé :

Nous pouvons avoir des histoires de chiens bleus (histoires de chiens bleus) et des expériences de chiens bleus. Les histoires de chiens bleus — les véhicules de chiens bleus — ne sont ni bleus ni canins. Il suffit de regarder dans le livre. Tout est noir et blanc. De même, ce que nous trouvons en examinant le cerveau d’une personne qui fait l’expérience des chiens bleus n’est ni bleu ni semblable à un chien. Nous ne trouvons pas le contenu de l’expérience, les propriétés qui font de l’expérience le type d’expérience qu’elle est. Ce que nous trouvons, en revanche, c’est l’activité électrique et chimique dans la matière grise fromagée du cerveau. [gray, cheesy brain matter]. (Dretske, id).   

Cette manière de parler du cerveau crayeux comme du fromage à activité électrique et chimique relève encore d’une métaphore (par ailleurs bien laide). Jusqu’à ce jour (28 11 2024), personne ne sait dire comment et pourquoi des milliards de cellules nerveuses et tout l’ensemble des paraphernalia avoisinants aboutissent à l’abstraction pure du langage, de la reconnaissance de lettres des alphabets, bref, de l’acquistion et de la pratique du langage (parmi bien d’autres capacités extraordinaires). Et Dretske aura toujours ignoré le corps humain ramifié, et par exemple les 500 Millions de neurones dans l’intestin (le second cerveau, dit “cerveau entérique”, siège en partie de l’émotion), les 40 000 du cœur, et bien entendu les 86 milliards de neurones dans le cerveau proprement dit, sans oublier les 10 000 milliards de connexions synaptiques, le tout à 120 mètres seconde, soit à 430 km/h ! “Tout” cela ressort d’une complexité hylémorphique bien plus “folle” que la description d’un cerveau comme un morceau de fromage gris (mais au fait, qu’est-ce que le fromage gris ?)

La folle complexité de la plus géniale ingénierie du cosmos ; c’est Gerald M. Edelman qui le dit :

Il n’y a rien de plus complexe dans tout l’univers qu’un cerveau humain.

Pourquoi n’apprenons-nous pas cela à l’école, afin d’intégrer, une fois pour toute, la merveille qu’est tout être humain et à quel point il est précieux ?  

Schéma “abstrait” de la composition d’un neurone et de ses ramifications

La lecture produit des mouvements browniens dans l’esprit (attention poésie !), mouvements qui peuvent déclencher le feu neuronal, telle une lecture des Possédés (Dostoievski) à 20 ans, ou bien la découverte de Rimbaud à 15, deux exemples que comprendront au vif celles et ceux qui ont vécu la même chose, plutôt, les mêmes événements neuronaux concernés par l’esprit (mind), et quels qu’en furent les détonateurs par ailleurs.

Auguste Renoir, “Fille lisant”, c.1890, peinture sur toile, 41.3 x 33.6 cm, The Museum of Fine Arts, Houston, USA

Il ne faut aller dans les détails — le feu ne se détaille pas. Mais c’est déjà fait !, interjecterez-vous. Oui, mais pas à-propos de la fille, de la fille de feu. Concordance, correspondance :  

Je viens de contredire mes prévenances. Et alors ? Ne sommes-nous pas, nous, humains, des fleuves de contradiction, comme l’a à peu près écrit Nietzsche (il citait l’“homme”, mais pourquoi seulement l’homme se contredirait-il ?) J’ai dû lire une traduction fautive, car Nietzsche écrit :

Certes, l’homme est un fleuve sale [schmutziger Strom]. Il faut être une mer pour pouvoir absorber un fleuve sale sans devenir impur. (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883)

Bref. Cependant que je suis sûr d’avoir lu, il y a très longtemps, la phrase « l’homme est un fleuve de contradictions », ce qui est bien plus parlant que de le décrire comme « fleuve sale ». Ce n’est pas très aimable de décrire l’homme comme un fleuve sale. Mais Nietzsche n’avait que faire d’être aimable, ou pas, il n’était ni dans la Communication ni dans la Politique, d’où son surnom, affectueux, de Nini.

Et sinon,

peut-on légitimement s’étonner de ses incises d’or dans la chevelure auburn ? ↑ S’agit-il d’une licence du peintre ? Se faisait-on des mèches en 1890 ?

Qu’est-ce que c’est ?

On serait tenté de dire : C’est une fenêtre. Oui. Peut-être. Pour ma part, je dirais : c’est le vide. Tout le monde le sait : le feu a besoin d’oxygène pour pouvoir comburer. Or ici, dans ce rectangle, il n’est point de feu. Nous sommes hors-scène. Renoir est cohérent, logique, le feu ne peut pas se distraire dans les espaces qui ne le concernent pas. La raison plus pragmatique c’est qu’il s’agit certainement d’une fenêtre donnant sur une “impression” de dehors, un ciel, des branches… Et c’est le moment de rappeler que dans le Grand Fourre-Tout de l’“Impressionnisme”, Renoir n’a pas sa place, pas plus que Caillebotte, que l’on présente toujours comme un “impressionniste”! (parmi d’autres). Mais ce vide, notez, n’est pas neutre ; il est occupé par le chignon (en feu, braisé) et un fragment de manche bouffante. 

Mais enfin, pour ma part, ce rideau, il me titille. Comparez, p.ex, avec le rideau peint par Monet dans son “Portrait de Madame Louis Joachim Gaudibert”, dont je vous donne un uddrag

Claude Monet, “Madame Louis Joachim Gaudibert” [Détail], 1868, huile sur toile, 216,5 × 138,5 cm, Musée d’Orsay

Quant au rideau (eut écrit Mallarmé), quelle sagesse chez Claude ! On serait tenter de dire : Quel ennui ! Mais c’était une commande. Alors on ne sent pas le couple, en l’occurrence le demandeur, Monsieur L.J Gaudibert, prêt à toutes les excentricités ; ce que Monet eut pu tout autant lui proposer et sans barguigner. Mais ce n’était pas l’heure

Conclusion : Fire, walk with me.

 

Refs. Fred Dretske, Naturalizing the Mind, The 1994 Jean Nicod Lectures, MIT, 1995 /// Gerald M. Edelman, Biologie de la conscience, Odile Jacob, 1992