“Schattenbild”, de Gerhard Richter (via Hegel et les ombres)

Dès le début, Richter est un peintre qui joue avec le visuel ; ce que l’on voit et ce qui est ; ce que l’on pense, et ce qu’on ne voit pas. Comme en 1968 :              

Gerhard Richter, “Schattenbild”, 1968, huile sur toile, 67 x 87cm, Fundação de Serralves – Museu de Arte Contemporânea, Porto

  A priori, on pourrait penser à un travail conceptuel, bien que les lignes grises, tout de même, semblent peu orthodoxes pour du conceptuel (on s’attendrait à des lignes parfaites, mécaniques, comme les blanc cassé). Ce n’est donc pas un travail conceptuel. Quoique. Peut-être l’est-ce, mais dans un sens différent. À voir… Une grille, et son reflet. Vu la prise de vue, les ombres devraient être légèrement déviées, avec des angles différents, et sûrement pas des angles à 90°, mais plutôt orientés vers 130°. Il paraît donc impossible que Richter ait copié une véritable projection d’ombres dans le monde réel, il a modifié la réalité. C’est tout à fait son droit, bien entendu, et rappelons que le titre de l’œuvre est “Schattenbild”, “image d’ombre”. Richter nous offre une image, ce n’est pas une nature morte, et le terme d’« image » peut à ce moment aussi revêtir un caractère autant objectif que subjectif : a) j’ai l’image d’un rapace volant haut dans le ciel, b) j’ai, dans mon imaginaire, l’image de la belle promenade que je vais faire, c) j’ai l’image du lapin et toi celle du canard. Bien. Maintenant, étonnons-nous de la chose suivante : Comment se fait-il que l’ombre soit tremblante ? La grille de départ ne l’est pas, elle est bien droite, sans aspérité. Pourquoi Richter donne-t-il à l’ombre cette forme  tremblée ? Il y a très longtemps, nous avons lu et passé au Stabilo, dans l’Esthétique de Hegel, cette phrase : « les œuvres d’art sont des ombres sensibles ». Bien des années plus tard, on s’en rappelle, mais, depuis, nous avons appris à vérifier les sources. Samuel Jankélévitch (le père de Vladimir), dans sa traduction française, nous a offert cette très belle phrase. Mais ce n’est pas ce qu’a écrit Hegel ! Nous cherchons dans la version allemande, et anglaise, comment cela est rendu. La version anglaise donne :“Thus art on its sensuous side deliberately produces only a shadow-world of shapes, sounds, and sights…” ce qui veut dire :« Ainsi l’art, dans sa dimension sensuelle, ne produit délibérément qu’un monde d’ombres de formes, de sons et de vues.», ce qui correspond davantage à la phrase originelle, “Die Kunst bringt deshalb von Seiten des Sinnlichen her absichtlich nur eine Schattenwelt von Gestalten…” Et ici, Hegel ne parle que de l’art depuis le point de vue sensuel, tandis que, pour lui, l’art est avant tout une chose qui relève du domaine spirituel, de l’esprit. Ainsi, littéralement, la phrase de Jankélévitch est erronée, elle induit l’idée que, pour Hegel, les œuvres d’art ne sont que des ombres du réel, ce qu’il ne dit pas, au contraire, puisque pour lui, l’esprit humain est supérieur à la Nature, et, puisque les œuvres d’art sont des productions de l’esprit, elles sont donc, elles aussi, supérieures à la Nature (“das Kunstschöne höher als die Schönheit der Natur”). Ainsi ce tableau, certes modeste par son propos matériel, l’est peut-être moins dans sa dimension mentale, et j’en ai d’ailleurs été le témoin-test dans mes interrogations ci-avant. Et c’est bien le paradoxe qu’avec l’économie picturale du tableau Richter nous interroge autant, ce qui, sujet à la mode, n’a jamais été le cas de Mondrian quand il a entamé son vocabulaire trinitaire névrotique ligne/quadrilatère/couleur, qui n’était qu’esthétique et la suite logique de sa déformation de la mimesis, comme je l’ai écrit ici

 

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 

 


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