Sur Kenneth Noland. Sémantiques de l’art contemporain #2

Dans son livre Art and Objecthood, qui rassemble ses critiques de 1961 à 1977, Michael Fried traite de plusieurs artistes, notamment Kenneth Noland. On y trouve cinq illustrations en noir/blanc et trois en couleurs concernant Noland. Fried a toute une théorie sur le passage, par Noland, à partir du centre du tableau, vers le cercle et le chevron, départageant l’objet tableau entre format et forme, soit d’abord, chez Noland, la « primauté du format [‘shape’] littéral sur le représenté » [depicted] (il est difficile de traduire précisément ‘shape’ dans le contexte, puisque, bien souvent, ‘shape’ signifie « forme », et que ‘form’ signifie la même chose, mais on dira que ‘form’ peut caractériser la forme d’un discours, d’un geste — une touche de peinture, par exemple —, soit quelque chose d’éventuellement plus abstrait, tandis que ‘shape’ ne peut pointer que des caractéristiques physiques. Ainsi, un danseur, à partir de sa silhouette (‘shape’), trace des formes (‘forms’) qui ne sont pas inscrites a priori dans son corps, bien entendu (le danseur n’est pas toujours en train de danser)).

Fried écrit que, tant chez Stella que Noland, « la tâche d’assumer le format du support est supportée par la forme [‘shape’] représentée [on ne peut guère traduire autrement que par « forme » au sens physique], ou, peut-être plus précisément, par la relation entre celle-ci et le format littéral — une relation qui déclare la primauté du dernier.» Il existe une relation entre le format du tableau et la forme qui sera récipiendaire du pigment, et c’est Clement Greenberg qui le premier l’aura signalé. Dans cette nouvelle relation dialectique entre format et forme, Fried ajoute ceci : « En général le développement de la peinture moderne durant les six dernières années [ici Fried écrit en 1966] peut être décrit comme ayant impliqué l’affirmation progressive du format littéral d’une plus grande — ou plus active, plus explicite —, importance plus que jamais auparavant, et la subordination conséquente de la forme dépeinte. C’est comme si la forme dépeinte était de moins en moins capable de s’aventurer toute seule, ou de poursuivre ses propres fins […] Dans ce sens la forme dépeinte peut être décrite comme étant devenue dépendante du format littéral — en fait incapable de se faire sentir en tant que forme à moins de reconnaître cette dépendance.» Une manière de comprendre cet extrait est de conclure que la peinture se trouverait affaiblie, désactivée par la prégnance du format, comme si le format était une prédisposition qui s’imposait à l’artiste… Et comme si, alors, l’artiste ne pouvait rien faire d’autre que de négocier avec cette puissance qu’il ne maîtrise pas, au point même de subsumer son medium sous l’aire géométrique. À la différence de Fried, je n’ai pas connu Noland, mais je puis lire ce qui est disponible, et, par exemple, dans un entretien de 1987 (ici), parlant  notamment de Fried, Noland déclare que, bien souvent, les critiques ne lui apprennent rien sur son travail (il mentionne nommément Fried et Greenberg). Il ajoute que ce que les critiques écrivent n’est pas réel : « J’ai appris des choses, parfois. Mais pas très souvent — parce que je ne pense pas qu’ils écrivent vraiment — l’approche qui est prise par la critique est une position, et ce n’est pas réel, ce n’est pas une sorte de critique qui arrive à bon port, qui me fait voir quelque chose que peut-être je n’ai pas vu avant. Mais, de nouveau, j’abandonne vite, parce que quelqu’un dit quelque chose qui me fait réaliser qu’il y a quelque chose à quoi je devrais penser.» Il est assez pathétique, face au dire de Noland, et dont j’ai ôté les rires entre crochets de la retranscription originale, de voir à quoi peuvent être réduites des années de travail de critique. À quoi bon tous ces efforts, Messieurs Greenberg, Fried, et consœurs et confrères ? Tout ce temps passé à se creuser la tête, à forger des théories, à penser… quand vous voyez ce qu’en dit — évacue même —, Noland… Car ce n’est bien sûr pas Noland qui fait erreur ici, ce sont bien les critiques, s’ils n’arrivent pas écrire quoi que ce soit d’illuminant (j’ai écrit « si », car je n’ai pas lu toutes les critiques sur Noland, mais je lui fais confiance, il sait de quoi il parle). Ainsi, l’extrait de Fried nous installe dans un jeu de pouvoir, une rivalité inégale entre format et forme, entre littéralité et dépiction. Mais on pourrait dire comme Shakespeare : Much ado about nothing. Beaucoup de bruit pour rien. Cependant, dans le contexte qui nous occupe, il faut rappeler la nouvelle opposition avancée par Greenberg, entre modernisme et classicisme, et dans laquelle il avait inclus Noland. Je relève ce passage, dans  le livre de Fried : « La platitude vers laquelle la peinture moderne s’oriente elle-même ne peut jamais être une platitude complète. La sensitivité augmentée de l’image plane ne peut plus permettre l’illusion sculpturale, ou trompe-l’œil, mais il permet l’illusion optique. La première marque sur la surface détruit la platitude virtuelle, et les configurations d’un Mondrian suggèrent toujours une sorte d’illusion d’une troisième dimension. Seulement maintenant c’est une dimension strictement picturale et optique.» Pour sa part, Fried ajoute ceci : « Dans les œuvres de Pollock et Newman, mais même plus encore chez Louis, Noland et Olitski, le nouvel illusionnisme à la fois subsume et dissout la surface-ouverte [‘surface-opening’] de l’image […] Plus précisément, c’est la platitude de l’image-surface, et non pas la surface elle-même, qui est dissoute, ou au moins neutralisée, par l’illusionnisme en question. La littéralité de l’image n’est pas déniée ; mais l’expérience de cette littéralité est une expérience des propriétés des différents pigments, des substances étrangères appliquées sur la surface de la peinture, du tissage de la toile, et par dessus tout des couleurs mais pas de celles, ou en particulier, de la platitude du support. » Convenons-en, tout cela est bien laborieux, et il semble que le langage soit un peu superfétatoire, ce qui est une des caractéristiques de Fried, il faut bien l’admettre. Parce qu’au bout du compte, de quoi nous parle-t-il ? Dans quel tableau ne serions-nous pas sujets à l’expérience « des propriétés des différents pigments » ? Mis à part la texture de la toile, rendue visible par l’art contemporain plus qu’auparavant, et ce pour seulement quelques artistes, il n’y a pas grand-chose de si radical dans ce qu’écrit Fried, après Grennberg. Ne couperions-nous pas plus simplement à travers bois en employant tout simplement le terme « nouveau » ? Ce qui fait la force et l’intérêt de Newman, Noland et Stella (parmi d’autres), c’est qu’ils sont passés à une autre phase de l’art ; ce n’est plus de l’art moderne, c’est de l’art contemporain. Dire cela n’illumine pas tout, bien entendu, mais implique que nous sommes passés à autre chose, à une autre forme d’expressions de la peinture, et, concernant Noland, à ce que j’appellerais autonomisation de la peinture et anti-mimétisme radical : rappelons qu’un artiste tel que Newman considère la peinture de Kandinsky comme réaliste, car on peut y reconnaître des formes, et rappelons aussi que Malévitch avait une théorie tout à fait mystique des couleurs, et que Mondrian est bien parti du mimétisme pour aboutir à ces fameux rectangles et carrés de couleur. Rien de tel chez Noland : ici, seuls s’affirme le déploiement de la peinture dans l’espace du format. Ainsi, chez ce dernier, durant la fin des années 1950 apparaît une dialectique, plutôt même un jeu, entre les formes et le format (‘form’, ‘shape’).

Kenneth Noland, ‘Split’, 1959

Durant cette année 59, Noland peint aussi des cercles concentriques polychromes, sans carré, dont certains sont plus nets que d’autres. Mais, si j’ai choisi celui-ci-dessus, c’est pour signaler la présence de quelque chose qui, justement, est déjà présent, à savoir l’angle. Remarquons que la chromie  est assez “piquante”, — dirons-nous —, l’association des couleurs est en elle-même quasi maladive, résolument non-séductrice. Mais cette non-séduction vise justement à couper le lien affectif entre psychologie du spectateur (rémanence du mimétisme) et matériau, qui peut et veut vivre sans dépendance de cet ordre traditionnel, et l’espèce d’étrangeté chromatique qui ressort du tableau y participe.

Kenneth Noland, ‘Extent’, 1959

La même année, on voit comme une hésitation “fantomatique” autour des carrés, une forme un peu floue, qui semble osciller entre structure dure ou souple (quadrilatère/cercle). Cela annonce-t-il des reformations de l’une ou l’autre structure ? En tout cas, l’autonomisation du tableau est toujours prégnante : il y a une lutte interne entre forme et forme, et, au passage, on voit bien que cette lutte n’a causalement rien voir avec le format.

Kenneth Noland, ‘East West’, 1963

1963 : Plus de cercle, ni de quadrilatère. Que des triangles inversés/opposés (suivant la lecture du bas et du haut). C’est comme si, depuis 59, une idée avait fait son chemin, littéralement, comme si le dépeint avait avancé sur son propre territoire, et, comme par hasard, ayant choisi la forme la plus effilée pour avancer, celle de la flèche, en l’occurrence du “chevron”. Mais, ces chevrons ci-dessus, poussent-ils vers l’extérieur, ou bien sont-ils en train de reterritorialiser l’espace, le format ?

Kenneth Noland, ‘Baba Yagga’, 1964

Nous avons la réponse avec ‘Baba Yagga’ : la lente dérive ou reconquête du territoire neuf sera fait au profit de la résorption tout autant qu’en l’affirmation du territoire (dans ‘East-West’ les triangles rectangles en bas pouvaient évoquer une poussée contraire envers les chevrons descendants). Ici, les chevrons s’affirment dans des couleurs éclatantes, très pop, mais désaccordées. Pour ma part, je ne vois pas du tout, dans cette série (peut-être fictive dans sa continuité) que je viens de proposer, de lutte entre “format littéral” et “forme dépeinte”, comme en parle Fried ; je vois toujours ce que j’appelle l’Histoire de la Peinture (HP), et, particulièrement ici, de sa vibration. Il y a quelque chose de bien entendu contradictoire entre le faux formalisme de Noland et le tremblement des figures, tremblement dans les chevrons que n’a pas vu Fried, me semble-t-il. Noland aurait pu tracer plus proprement ses traits ; mais alors, cela aurait été réduit à un travail de peintre d’intérieur (rien de dégradant à cela), mais Noland est un artiste, pas un artisan, et c’est pourquoi, grâce ou à cause de ce tremblement, la peinture semble toujours avancer. En sus, si l’on suppose qu’il a peint à main levée, c’est un technicien extraordinaire.

Tremblement et affirmation : “je peins, j’hésite, mais il faut que je peigne”. Dans l’entretien sus-cité Noland nous apprend que pendant des années il n’a peint que des chevrons, parce qu’il ne pouvait pas peindre autre chose ; et il dit lui-même que certains tableaux sont mauvais, tandis que d’autres sont bons. On pourrait se dire : mais pourquoi n’arrête-t-il pas tout simplement de peindre ? Réponse : Parce qu’il n’en peut mais.

Kenneth Noland, ‘Trans Shift’, 1964, acrylique sur toile, 254 x 288.3 cm, Solomon R. Guggenheim Museum of Art, © Estate of Kenneth Noland

Terminons sur un très beau tableau de la série. Ce dont ne parle pas Fried, c’est tout simplement de la vie de la peinture, de son épanouissement dans le format, de son affirmation, de sa vibration, de sa liberté. Ici, on peut toujours s’amuser à voir des chevrons, suspendus dans un espace constitué de deux triangles rectangles ouverts. Ou bien on peut oublier ces deux-ci et ne voir que les chevrons, ou bien on peut voir des bandes aigües qui descendent et remontent de gauche à droite, ou bien ou bien… Encore une fois, je m’interroge sur le tremblé du pinceau aux frontières chromatiques. Assurément, Noland dit quelque chose à cet endroit, mais quoi ? Il me semble, au risque de me répéter, qu’il s’agit du dire pur de la peinture ; elle ne dit rien d’autre que ce qu’elle dit. Il ne s’agit pas d’une litote, ni d’une tautologie, mais bien d’un dire ouvert, et chaque pointe du pinceau, en dehors de chaque bordure, est une tentative pour dire plus… et ce dire d’interroger aussi les frontières. Qu’est-ce qu’une frontière ? Qu’est-ce qu’un champ pictural ? Qu’est-ce que la couleur ?

 

PS : “Sémantiques #1 de l’art contemporain“, ici. (Toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteur.)

Léon Mychkine