Un entretien avec l’artiste Fabienne Gaston-Dreyfus sur ses travaux récents

Léon Mychkine : je suis ton travail depuis longtemps, tu le sais, et les deux dernières gouaches que tu as postées sont éclatantes, et intrigantes, et je voulais t’interroger alors sur ton travail, ta recherche de forme. Et puis, j’ai l’impression que c’est de plus en plus lumineux ce que tu fais, non ?
Fabienne Gaston-Dreyfus : C’est dû à mes gouaches, qui sont beaucoup plus intenses. Auparavant, j’utilisais une gouache assez bas de gamme, que j’aimais bien, mais c’étaient des couleurs plutôt sourdes. Mais maintenant je travaille avec une autre marque, la gouache Lascaux, et les couleurs sont beaucoup plus intenses et veloutées. C’est la même palette, les mêmes couleurs, mais l’intensité a changé. 
LM: Et ça fait longtemps que tu es passée à cette gouache Lascaux ?
FGD: Depuis au moins trois-quatre ans. Mais le travail a évolué, en dehors de ça. C’est toujours un travail de superposition, de traces, de couleurs, de formes, avec souvent la trace des passages en périphérie des plages colorées qui sont laissées en couleurs brutes, couleurs vives. Il y a un peu plus de dessin aussi ; davantage de travail sur la forme.
LM: Les deux dernières [voir plus bas] me retiennent particulièrement.
FGD: Ce sont des petits formats, 60/80 cm. Les autres sont plus grandes.
LM: J’ai l’impression que tu tournes, depuis un moment, sur une espèce de vocabulaire qui est lié, comment dire ?, à l’expression du trait, et de l’encerclement. J’ai l’impression qu’il y a une sorte de dialectique, au sens simple du terme, on n’est pas chez Hegel, entre la surface exprimée en termes de traits, pour simplifier, et un encerclement plus ou moins patent, plus ou moins recouvrant. Dans certains c’est moins flagrant, car il n’y a que des bâtons, ou des traits. Et dans les deux dernières, j’ai l’impression qu’il est dit un peu la même chose mais différemment. L’impression que j’ai, pour ces deux dernières là, c’est que c’est en train de t’ouvrir à autre chose.
FGD: Peut-être, je ne sais pas. Ce dont tu parles avec les traits, les sortes de bâtons en quadrillages sont des acryliques sur toile, le travail est différent pour les gouaches.
LM: Il y a toujours cette affirmation, ce positionnement, mais qui me semble un moment charnière ; mais c’est juste une supposition. Je vois là aussi un côté ludique, quelque part. C’est assez ludique tout ça, non ?
FGD: Oui, c’est toujours un peu ludique. Il y a une de ces deux gouaches qui est plus ludique que l’autre, la première, avec les espèces de franges, en bas.
LM: Oui.
FGD: L’autre moins. La première, celle avec les franges, est arrivée très légère, très franche ; et la seconde, je me suis bagarrée. Après, je ne sais pas si c’est un moment charnière, et je ne peux pas encore le dire. C’est plutôt dans la continuité du reste, et simplement ce sont des petits formats. Donc je les traite différemment.
LM: Ils sont plus concentrés, non ?
FGD: Oui, ils sont peut-être plus compacts. En ce moment, je suis plus sur ces formats-là. Et il y a un vocabulaire qui est un peu constant ; il y a des touches, des frottements, des sortes d’aplats, des quadrillages…
LM: Qu’est-ce que c’est un « frottement » ?
FGD: La brosse est frottée sur la surface, d’un seul geste net, les traces du pinceau sont visibles parce que la matière est assez sèche.
LM: D’accord.
FGD: Par exemple

Fabienne Gaston-Dreyfus, Gouache sur papier, 2022, 80/60cm

à l’intérieur de certains encerclements, il y a des traits horizontaux, ce sont des frottements, et puis plus bas les formes vertes, ce sont des espèces de touches. Il y a aussi des plages de couleurs. Il y en une qui est beaucoup plus complexe que l’autre.
LM: Oui, la “non-frangée”
FGD: Oui, celle-ci.

Fabienne Gaston-Dreyfus, gouache sur papier, 2022, 80/60cm

LM: Oui, c’est beau, ça pète.
FGD: Oh ça pète toujours mes peintures, je n’arrive pas à faire autrement [rires]. Ce n’est pas un parti-pris. Je ne mélange pas trop les couleurs entre elles, je les superpose ; parce que je n’aime pas trop faire de “choix”. Je n’ai pas d’“idée de couleur”, c’est un peu à l’impulsion, c’est le moment où mon regard va en croiser une que je vais la choisir.
LM: D’accord, oui oui.
FGD: Ça fonctionne un peu comme une attraction pour telle couleur. Je ne me dis pas « tiens, telle couleur va bien avec telle autre », au contraire.
LM: Oui, on ne pourrait guère dire que ton travail c’est la recherche de l’harmonie des couleurs.
FGD: Oui, pour moi, le fait de dire que telle couleur “va” avec celle-ci et “pas” avec celle-là ne m’évoque pas grand-chose.
LM: Oui, je vois bien. Je n’ai jamais rien compris aux notions de “couleur chaude”, “couleur froide”, “couleurs complémentaires” ; je ne comprends pas ce que ça veut dire.
FGD: Non, moi non plus ; rationaliser l’usage de la couleur, c’est pas trop mon truc.
LM: Oui, c’est comme dire que le noir, le blanc, ne sont pas des couleurs, je ne comprends pas.
FGD: Alors j’ai un problème avec le noir, mais peut-être même avec le blanc; dont on ne peut pas dire que je l’utilise ; j’ai plutôt l’impression de le laisser respirer ou circuler.
LM: Ah oui ?
FGD: Après tout, ce n’est que le blanc du papier. Quand je cherche à l’utiliser, j’ai l’impression de tricher, de faire un repentir, de mettre en avant ma volonté plus que je ne le voudrais.
LM: Ah oui ? C’est marrant ça…
FGD: Si je l’appose sur une surface déjà peinte, pour moi, c’est un contresens, un pléonasme. Donc je ne fais que recouvrir le blanc du papier avec de la couleur. Rajouter du blanc à du blanc me parait un peu absurde.
LM: Oui, puisqu’il est déjà là.
FGD: Oui.
LM: Donc ce blanc, que tu laisses, il est juste fonctionnel ?
FGD: Non, il est très important dans la construction du tableau, et il m’est très nécessaire, parce que j’en laisse beaucoup en général, et puis je joue avec. Même si en ce moment j’envahis beaucoup plus le format que je ne le faisais avant. Ce sont toujours des va-et-vient, mais j’aime bien laisser respirer la peinture ; et j’ai l’impression que c’est le blanc qui me le permet, il crée des circulations. On le trouve tout autour, mais aussi à l’intérieur des formes comme des éclats. Et puis, et je m’aventure un peu en disant cela, mais c’est une position un peu “éthique”, par rapport au geste de peindre, à l’acte de peindre ; ne pas tout remplir pour moi c’est ne pas m’acharner sur une peinture.
LM: Ah non ?
FGD: Il y a quelques années, je tentais d’agir un minimum. Je me sentais très au retrait par rapport au geste de peindre, je ne faisais que superposer des plages de couleurs. Et puis c’est devenu de plus en plus affirmé, comme tu le dis ; j’affirme plus mes gestes. J’accepte aussi davantage l’idée de composition, mais c’est un terme que je n’aime pas trop utiliser, je préfère dire « construction ».
LM: Et donc, l’éthique ce serait ça : laisser du blanc pour permettre le retrait ?
FGD: Oui oui, ce serait un peu ça. Mais ce n’est surement pas le bon mot.
LM: Non, mais ça ne me choque pas, je comprends. Ça me parle. Donc tu disais « je ne fais pas de compositions, je fais des constructions » ?
FGD: Pour ce que je fais, je n’emploie pas ce termes, ni le terme de tableau, je parle de gouaches, de papier, d’acryliques ou d’huiles sur toile. Quand je fais des toiles, c’est peut être davantage des tableaux ; car je prends plus en compte la notion de résultat. Je ne travaille pas la toile de la même façon ; non pas que je ne m’intéresse pas à un résultat quand je fais mes papiers, mais ça m’échappe plus que le travail sur toile, où je sécurise peut-être un peu plus.
LM: Et pourquoi cela t’échappes davantage ? Le sais-tu ?
FGD: Parce que je me sens plus libre avec le papier. Je suis très à l’aise avec la gouache, et je ne sais pas du tout où je vais.
LM: D’accord.
FGD: J’espère aller toujours ailleurs que ce que je suis en train de faire. Je suis d’ailleurs toujours déçue, finalement, d’être allée là où je suis allée. En même temps je suis très contente quand j’ai fini. Mais quelques minutes après, je suis toujours déçue du résultat tel qu’il est. Il y a toujours ces deux moments. C’est toujours une bagarre, quand même, la plupart du temps. Pour moi c’est ça la peinture, un terrain de combat.
LM: Même quand tu ne fais que des traits, c’est un terrain de combat ?
FGD: Oui, aussi, parce que je me bagarre avec ou contre la répétition qui s’impose à moi.

PS. Dans l’article critique on verra les images plus grandes et en détail.

Entretien réalisé au téléphone, retranscrit par LM, relu et amendé (pour son dire) par l’artiste.

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 

 

Quelques gouaches de Fabienne Gaston-Dreyfus. Bataille et ludisme.

 

Des peintures de Fabienne Gaston-Dreyfus